RETOUR SUR LES CODES COLONIAUX

Mme Florence Renucci, directrice de recherche au CNRS en sociologie et sciences du droit. - Je tiens tout d'abord à remercier les organisatrices pour cette invitation. En tant qu'historienne du droit colonial, ma spécialité concerne davantage le Maghreb, l'Afrique subsaharienne et l'Inde que les outre-mer actuels. J'adopte une « approche impériale » qui examine le système français dans son ensemble, tout en étant consciente des spécificités locales. Pour définir la codification, je me limiterai à la codification napoléonienne du 19ème siècle, excluant le code noir, qui est en réalité un édit d'Ancien Régime. Je n'aborderai pas non plus le « code de l'indigénat », qui n'est pas une codification, mais un ensemble de mesures administratives étendues à l'Empire colonial français à partir de 1887, comprenant les réquisitions, amendes collectives et internements administratifs.

Ma méthode combine l'approche externaliste des sciences sociales et l'approche internaliste de la technique juridique. Je privilégie une approche décoloniale plutôt qu'une simple chronologie des codes. Cette approche se distingue de l'approche postcoloniale en ce qu'elle fonctionne comme une déconstruction d'un système de domination économique, politique et social, dépassant la seule période coloniale historique.

Dans l'Empire colonial, deux grands types de codification existent. Le premier type est un prolongement des codifications françaises. Il s'agit d'étendre l'application de ces codifications outre-mer à partir de 1805. Ces codes donnent l'apparence d'une unité du droit, mais comportent en réalité de nombreuses dérogations au droit commun. Leur application n'est pas automatique : chaque code ou modification d'article nécessite des décrets d'application spécifiques pour chaque territoire, avec un pouvoir de blocage des gouverneurs.

Toujours dans ce type de codification, une variante existe. Elle consiste à s'inspirer à la fois du droit appliqué dans l'hexagone et des singularités locales pour en faire un outil ad hoc dans les outre-mer. C'est le cas du code du travail des territoires d'outre-mer (finalement promulgué en 1953 après plusieurs années d'attente). Ce dernier marque, en théorie, une transition qualitative importante, passant du travail forcé à un système de contrats et syndicats. Il est considéré par certains comme plus avancé que le code du Travail dit « métropolitain », parce que pensé, dès l'origine, comme un tout.

Un second grand type de codifications sont les codifications des droits locaux. Dans les territoires coloniaux, certains droits, notamment ceux relatifs au statut personnel, étaient maintenus. Les magistrats français devant juger selon ces droits locaux (musulmans, coutumiers, par exemple) ont rapidement demandé des textes de référence, surtout dans les territoires de tradition orale. Cela a conduit à des initiatives de traduction, souvent par des non-juristes possédant les compétences linguistiques nécessaires. Il ne s'agit pas de simples traductions : les rédacteurs extraient ce qu'ils considèrent comme étant du droit et suivent généralement la logique du code civil. Nous sommes déjà dans des formes de traduction-codification, donc de réappropriations. Les magistrats poursuivent ce travail avec des aides locales, puis leur succèdent les professeurs de droit, qui créent de véritables codifications. La première est le « code Santillana » ou code des obligations tunisiens, particulièrement intéressant, car Santillana, juriste tunisien juif, possédait une connaissance approfondie du droit musulman et de différents droits européens. Il a su combiner ces différentes traditions juridiques en utilisant aussi le droit romain. Ce code, toujours en vigueur en Tunisie, a ensuite été adopté au Maroc, au Liban, et repris en 1989 par la Mauritanie pour réislamiser son droit. La seconde est le code Morand en Algérie, jamais promulgué, mais utilisé par les magistrats.

Cette classification permet de situer l'objet polyvalent que constituent ces codifications et de montrer leur diversité. Quels sont à présent les enjeux qu'elles emportent lorsqu'elles sont interrogées au prisme de l'approche décoloniale ? Trois enjeux principaux se démarquent. Le premier est celui de la domination et de son traitement juridique. La codification coloniale impose une définition du droit, un ordonnancement et une déformation sur le temps long. Elle impose ce qu'est le droit dans des sociétés où le droit étatique n'existait pas forcément sous cette forme. Cette domination persiste sur le temps long, même après les indépendances, avec la reprise des mêmes principes de codification. Le deuxième enjeu correspond à la difficulté de décentrement des juristes français qui cherchaient d'emblée des textes de référence, cherchaient à imposer l'unification du droit et la « sécurité juridique ». Le difficile décentrement des juristes n'est pas total. Ainsi, le code Santillana représente un effort de décentrement, Santillana ayant consulté un collège d'oulémas pour légitimer son code, proposant également une version complète en arabe. Le troisième enjeu est la difficulté à penser à égalité dans les contextes colonial et postcolonial, à envisager que les « Sud » puissent apporter aux « Nord » plutôt que l'inverse.

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