B. EN FRANCE, L'AGENCE A ÉTÉ PENSÉE COMME UN OUTIL SUSCEPTIBLE DE RÉPONDRE AUX CONTRAINTES DE L'ORGANISATION DE L'ÉTAT
L'évocation des exemples étrangers permet de nuancer le développement des agences sur le territoire national. La France n'est pas la championne du nombre d'agences. Elle s'est pourtant largement appuyée sur ceux-ci dans le double objectif de souplesse et d'efficience de l'action publique.
En 1994, le rapport de Jean Picq remis au Premier ministre et au ministre de la fonction publique André Rossinot, intitulé « L'État en France : servir une nation ouverte sur le monde », établissait les linéaments de la doctrine du déploiement des agences. L'objectif était alors de responsabiliser les acteurs et d'apporter de la souplesse. Ainsi, le comité proposait que « l'État examine la transformation en agence de toutes les administrations qui assurent une fonction de prestation de services n'impliquant pas une appréciation discrétionnaire »10(*).
1. Les agences sont d'abord vues comme une manière de gérer l'action publique avec plus de souplesse et une plus grande productivité
a) L'agence : une souplesse de gestion en faveur des profils experts
Le modèle de l'agence permet de concentrer au sein d'une seule et même structure, plus ou moins autonome, les agents et les moyens nécessaires à la mise en oeuvre d'une politique publique ainsi qu'à la poursuite d'objectifs. Ce modèle s'inspire de la règle de Tinbergern11(*) selon laquelle, pour chaque objectif de politique publique, il doit exister un instrument spécifique pleinement consacré à l'atteinte de cette mission.
L'agence permettrait en outre de parvenir à d'importantes économies d'échelle entrainant une hausse de la productivité et améliorant le ratio budget confié par l'État/nombre d'équivalents temps plein (ETP). Grâce à sa spécialisation, elle est considérée comme théoriquement plus efficace et favoriserait l'internalisation de compétences et le développement d'un capital humain technique spécifique, consacrant une expertise de plus haut niveau.
Plusieurs agences entendues par la commission d'enquête ont d'ailleurs insisté sur ce volet d'expertise. Les agences disposeraient d'un pouvoir d'attraction permettant de faire venir en leur sein des profils qui, jusqu'alors, restaient éloignés du secteur public. Pascal Berteaud, directeur général du Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (Cerema) a ainsi indiqué disposer de « 300 spécialistes des ouvrages d'art, dont 20 à 30 experts internationaux de très haut niveau [...] répartis au niveau régional ».
Il est toutefois difficile de valider cet argument en l'absence de données statistiques consolidées. À l'occasion de l'audition de la direction générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP) et comme il sera expliqué plus en détail infra, le rapporteur de la commission d'enquête a regretté ne pas pouvoir disposer de données relatives à l'attractivité des agences, par rapport à celles de l'administration centrale ou déconcentrée.
Au-delà de l'expertise, c'est la souplesse dans la gestion, en matière statutaire, comptable, financière et organisationnelle qui a favorisé un recours aux agences. Néanmoins, les dérogations aux règles de droit commun dont peuvent faire usage les agences dépendent largement de leur statut juridique ; comme on le verra plus loin, un établissement public administratif (EPA) ne dispose pas des mêmes latitudes qu'un établissement public industriel et commercial (EPIC) et encore moins des prérogatives d'un groupement d'intérêt public (GIP). Il serait ainsi inexact de résumer la création d'une agence à la volonté première de contourner la rigidité des normes de gestion qui s'imposent à la fonction publique.
Pour autant, et bien avant l'adoption de la loi n° 2019-828 du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique qui a étendu largement le recours aux contractuels dans le secteur public, les agences ont bénéficié de dérogations aux règles de gestion du personnel.
Les GIP et les EPIC peuvent bénéficier de plein droit de l'application des règles du code du travail pour l'ensemble de son personnel - à l'exception du directeur et de l'agent comptable lorsque l'établissement en est doté12(*). En principe, les EPA sont soumis au statut général de la fonction publique d'État. Le législateur a toutefois introduit plusieurs dérogations pour certaines agences, permettant ainsi de recourir plus largement aux contractuels. Les fusions d'établissements et d'agences ont également été propices au développement au sein de nouvelles agences composées d'agents au statut dual, mêlant à la fois fonctionnaires et agents contractuels de droit privé.
Le Livre blanc sur l'avenir de la fonction publique, rapporté par Jean-Ludovic Silicani et remis au ministre du budget en 200813(*), a posé les jalons intellectuels de l'évolution d'une culture de l'emploi au sein de la fonction publique. Il insistait à l'époque sur la « redéfinition de la place et de la nature du contrat dans la fonction publique pour en faire le meilleur usage »14(*). Il mettait en avant la place importante occupée par les contractuels, place toutefois mal définie, ce qui entrainait une allocation sous-optimale des capacités des agents titulaires en poste et de ceux recrutés pour occuper certains emplois.
Au moins trois enseignements ont pu être retirés de ce rapport pour nourrir la doctrine de gestion des agences :
- répondre aux besoins occasionnels de l'administration pour faire face à des pics d'activité, à des missions soudaines nouvelles ou encore à des remplacements rapides ;
- bénéficier des compétences insuffisamment répandues ou disponibles au sein des agents titulaires ;
- favoriser la mobilité entre le secteur public et le secteur privé afin d'enrichir l'administration par le recrutement de personnes ayant des expériences professionnelles variées.
Depuis la loi du 6 août 2019 portant transformation de la fonction publique, les dérogations sur lesquelles pouvaient s'appuyer certaines agences, notamment les EPIC et les GIP, ont été étendues à l'ensemble de la fonction publique. Un vaste mouvement de « contractualisation » a été engagé depuis lors, ne bénéficiant plus seulement aux agences de l'État. Selon une étude de la direction générale de l'administration et de la fonction publique parue en janvier 2025, à la fin 2022, plus d'un agent public sur cinq est contractuel, ce qui représente 1 258 500 agents sur un ensemble d'environ 5,7 millions15(*).
L'évolution montre que le nombre de contractuels dans la fonction publique d'État a augmenté de 46 % entre 2011 et 2022 (contre + 26 % dans la fonction publique territoriale), alors que le nombre de fonctionnaires diminuait légèrement.
Évolutions des effectifs physiques de fonctionnaires et de contractuels au 31 décembre dans la fonction publique d'État
(base 100 en 2011)
Source : commission d'enquête, à partir des données DGAFP
Un tel recours banalisé aux contractuels au sein de la fonction publique affaiblit la pertinence du modèle de l'agence qui a pu, dans certains cas, être pensé comme unique moyen pour recruter des agents contractuels.
Les différentes agences entendues par la commission d'enquête ont unanimement fait part de l'intérêt du recours aux contractuels.
Sylvain Waserman, président de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), a indiqué ses effectifs ne comptent que 3 % de fonctionnaires en détachement, « tous les autres agents relèvent d'un contrat de droit privé ». Dans le même sens, le Cerema a indiqué « avoir largement eu recours aux dispositifs prévus par la loi [...] de transformation de la fonction publique ». Ce dernier affirmait en outre qu'il devenait « de plus en plus difficile de recruter des experts au sein de la fonction publique » ce qui a justifié un élargissement du vivier de recrutement : d'abord cantonné aux fonctionnaires publics territoriaux, le spectre a ensuite été élargi au secteur privé. La logique est identique pour l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) qui compte environ « 60 % de contractuels en CDI ou en CDD, sous statut de droit public » pour seulement un « petit tiers de fonctionnaires ».
Si le recours à du personnel contractuel est à bien des égards utile pour réduire l'externalisation vers des cabinets externes compte tenu d'un manque de compétences spécifiques dans le vivier des fonctionnaires, force est de constater que cette tendance est également porteuse de risques pour le service public. En effet, l'efficience de l'euro investi pour la formation du personnel employé sur contrat est largement tributaire de la durée du contrat et de son prolongement éventuel.
Cette difficulté se pose avec davantage d'acuité lorsque les agences ont recours aux intérimaires. Le rapporteur note ainsi qu'un risque d'une perte de compétences techniques est clairement identifié au sein de l'Ademe en raison de sa dépendance aux intérimaires sur des fonctions d'expertise, malgré les hausses du plafond d'emplois successives. Compte tenu de la sensibilité et de la technicité des sujets traités par l'Ademe : fonds chaleur, suivi des filières à responsabilité élargies des producteurs (REP) ou encore politique incitative en faveur de l'acquisition de véhicule électrique, le risque d'une perte de compétences est préoccupant.
Ainsi dans son rapport16(*) portant sur les crédits ouverts au titre du projet de loi de finances pour 2021, le rapporteur relevait, en tant que rapporteur spécial de la commission des finances : « pour faire face à l'extension de ses missions, l'Ademe envisage de recruter 93 ETP en intérim. Toutefois le coût unitaire d'un intérimaire est plus élevé qu'un CDD et la durée de leur mission est limitée à 18 mois. Or, le plan de relance s'étale sur deux ans : le rapporteur spécial craint donc une perte de compétence, alors même que les projets portés par l'Ademe dans le cadre du plan de relance ne seront pas achevés. »
Cette situation est d'autant plus difficile à détecter que le personnel employé par les agences est mal connu de l'administration centrale. La commission d'enquête estime donc que, tout particulièrement sur des compétences stratégiques ou techniques, les agences devraient favoriser l'emploi de personnels titulaires.
Recommandation : Définir une doctrine d'affectation des agents publics dans les agences en fonction de la sensibilité et de la technicité du sujet de politique publique.
La commission d'enquête a conscience que l'attractivité de la fonction publique est un enjeu crucial qui mérite d'être regardé en détail. Ainsi Pascal Bertaud, directeur du Cerema, reconnaissait lors de son audition qu'il est « de plus en plus difficile de recruter des experts au sein de la fonction publique ».
b) L'agence : aux grands maux, les grands remèdes
Dans la période récente, et souvent en réponse à des évènements exceptionnels, l'action publique a eu tendance à s'adosser à des structures ad hoc : établissements publics et agences pour répondre aux circonstances, parfois exceptionnelles.
À bien des égards, ces créations ex nihilo peuvent parfois s'imposer et se justifier d'elles-mêmes. La consécration de fonds d'indemnisation découle ainsi bien souvent de crises ou d'évènements justifiant le déploiement d'un dispositif propre. Le fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (Fiva), qui est un EPA, résulte des conséquences sanitaires de l'autorisation délivrée par l'État d'utilisation de produits à base d'amiante ; l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux (Oniam), créé en 2002, fait suite à l'affaire du sang contaminé et aux infections nosocomiales et le fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions (FGTI) a été mis en place en 1986 à la suite d'une vague d'attentats en France dans les années 1980. Ces dispositifs ont été institués avec un objectif clair et délimité pour répondre à des cas particuliers.
Pour autant, ces créations d'agences ne résultent pas toujours d'une logique aussi clairement identifiable. Au contraire, elles semblent parfois s'apparenter à une réponse « réflexe », au détriment d'une réflexion sur les structures existantes et en l'absence de toute vision stratégique de long terme.
Lors de son audition devant la commission d'enquête, Bernadette Malgorn, ancienne préfète et secrétaire générale du ministère de l'intérieur, est revenue sur ce phénomène. Elle a ainsi évoqué l'exemple topique de la création de l'établissement public administratif pour la conservation et la restauration de Notre-Dame (EPRNDP) institué par la loi du 29 juillet 2019, à la suite de l'incendie destructeur qui a frappé l'édifice pluriséculaire, alors même que préexistaient à l'évènement deux agences placées sous la tutelle du ministère de la culture : l'opérateur du patrimoine et des projets immobiliers de la culture (Oppic) et le Centre des monuments nationaux (CMN). Au cours de la même réunion, M. Sébastien Soriano17(*) estimait que l'État ne devrait pas avoir besoin de créer un opérateur dédié alors que l'Oppic a déjà cette mission.
L'Opérateur du patrimoine et des projets immobiliers de la culture (Oppic)
Cet établissement, né en 2010 de la fusion du service national des travaux (SNT) et de l'établissement public de maîtrise d'ouvrage des travaux culturels, est coutumier des travaux de restauration d'envergure.
Il est spécialisé dans la maîtrise d'ouvrage des équipements culturels et dans la restauration et la valorisation des monuments historiques, pour le compte du ministère de la culture et de ses opérateurs ou, éventuellement, d'autres ministères. Ses missions le conduisent à réaliser de nouveaux équipements et à restaurer, réhabiliter ou transformer en partie ou en totalité des bâtis anciens, protégés au titre des monuments historiques. L'Oppic était ainsi chargé de conduire les travaux du Grand Palais, dont le budget s'élevait à 450 millions d'euros, et a notamment réalisé plusieurs chantiers : château de Versailles ou encore restauration du théâtre de Napoléon III au château de Fontainebleau.
Source : commission d'enquête, à partir du rapport n° 521 (2018-2019) de M. Alain Schmitz, fait au nom de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, déposé le 22 mai 2019
En outre, il aurait également été envisageable de confier une telle mission à la direction régionale des affaires culturelles (DRAC) d'Île-de-France dans la mesure où elle a sous sa responsabilité la cathédrale Notre-Dame de Paris.
Sans remettre en cause l'efficacité, dans le cas d'espèce, des travaux menés par cet établissement public dans des temps records, une telle création interroge l'existence des deux autres opérateurs ainsi que la vision d'ensemble de l'État sur ses démembrements. Cet exemple pose deux questions de principe qui ont d'ailleurs irrigué l'ensemble des travaux de la commission d'enquête :
· L'État a-t-il connaissance de l'étendue de son parc d'agences ?
· Le périmètre et le dimensionnement des agences font-ils l'objet d'une réflexion stratégique permettant d'appréhender une politique publique au long cours ?
2. Les agences sont à la fois la cause et la conséquence de la perte de compétences techniques et opérationnelles au sein de l'État
Le grand mouvement de développement des agences, dans les années 1980 et au début des années 2000, est intervenu alors que l'État se réorganisait substantiellement. Il a été concomitant aux deux « actes » de la décentralisation18(*) qui, de l'aveu des personnes entendues par la commission d'enquête, a entrainé d'importants transferts de l'administration territoriale de l'État (ATE) vers les collectivités territoriales. Les services et les compétences de l'État, autrefois concentrés au sein des directions départementales, ont connu un double mouvement de dispersion.
Premièrement, les agents des services départementaux déconcentrés ont été naturellement attirés vers les services des collectivités, qui ont récupéré une partie des compétences qu'ils exerçaient alors. Ce sujet n'a toutefois pas été exploré par la commission d'enquête, dans la mesure où l'axe de réflexion retenu se concentre exclusivement sur les agences et ses conséquences.
Secondement, un phénomène d'évidage s'est produit au bénéfice des agences. Ces derniers ont en effet été conceptualisés comme un catalyseur de l'expertise. Or, l'expertise administrative - ingénierie et technique - se situait principalement au sein des directions départementales de l'administration territoriale de l'État.
Cette fuite des compétences de l'administration déconcentrée départementale vers les agences a été accentuée par des réformes ayant pour objet une restructuration des services de l'État dans les territoires.
La réforme de l'administration territoriale
de l'État (RéATE) :
une perte de substance de l'État
départemental
Engagée au tournant des années 2010 dans le cadre de la révision générale des politiques publiques (RGPP), elle a procédé d'un double objectif de renforcement de l'échelon régional et de maîtrise des effectifs.
Elle a surtout fortement restructuré les services départementaux en substituant aux douze anciennes directions départementales, deux à trois directions départementales interministérielles :
- la direction départementale de la protection des populations (DDPP), qui est notamment compétente en matière de sécurité alimentaire, de surveillance des marchés et de prévention des risques sanitaires ;
- la direction départementale des territoires (DDT) et, le cas échéant, de la mer (DDTM), chargée de l'aménagement et du développement durable du territoire ;
- la direction départementale de l'emploi, du travail et des solidarités (DDETS), qui est notamment compétente en matière d'insertion sociale et professionnelle, de développement et de maintien de l'accès à l'emploi.
Source : commission d'enquête
À cet égard, Éric Freysselinard, vice-président délégué de l'Association du corps préfectoral et des hauts fonctionnaires du ministère de l'intérieur, a souligné devant la commission d'enquête que « les effectifs des services des préfectures et les services déconcentrés [ont] été réduits d'environ 35 % en l'espace d'une huitaine d'années » et que les services préfectoraux ne disposent plus que de « 1 à 3 équivalents temps plein (ETP) [par préfecture de département] pour assurer la communication de l'ensemble des ministères dans les territoires ». Vision que partage Bernadette Malgorn, estimant que la Réate a emporté « un rétrécissement du champ préfectoral ».
Le mouvement de rationalisation qu'a connu l'administration territoriale de l'État a eu pour incidence de réduire les prestations proposées par les services déconcentrés au sein des directions départementales. Ces services se sont ainsi progressivement appauvris, alors que les agences concentraient la totalité de l'offre de service à destination des collectivités. Éric Freysselinard indiquait que l'on a « supprimé l'ingénierie publique dans les directions départementales des territoires (DDT), ces dernières ne parvenant désormais plus à mener à bien leurs projets ». Il évoque, non sans émotion, le « crève-coeur de voir le caractère ridicule des effectifs de la DDT au regard de la taille plus importante d'une délégation de l'OFB ».
Ce constat d'une perte des compétences au sein des services déconcentrés de l'État, largement partagé dans la commission d'enquête, est sans équivoque. Le directeur général du Cerema évoque l'état « préoccupant » des compétences techniques au sein des DDT. Il indique en outre « qu'autrefois, un agent pouvait solliciter son subdivisionnaire pour un problème local. Si la difficulté nécessitait une expertise plus approfondie, un technicien du siège de la DDE était dépêché. Enfin, pour les cas les plus complexes, des experts de renommée étaient mobilisés, capables d'intervenir sur des infrastructures sensibles, même dans des communes rurales de quelques centaines d'habitants. Aujourd'hui, cette organisation n'existe plus, et de nombreuses collectivités se retrouvent isolées, sans appui structuré ».
La tentative récente de retrouver ces compétences d'ingénierie perdues n'est pas une réussite. Prolongeant son intervention sur les pertes de savoirs, le directeur général du Cerema estime qu'aujourd'hui, sur les 3 000 postes dédiés aux missions d'ingénierie portées par l'ANCT, « seuls 5 à 10 % des plus performants parviennent à s'adapter et à produire un travail de qualité », non pas faute de compétences intrinsèques, mais plutôt en raison de l'absence d'encadrement technique et d'équipes d'ingénieurs expérimentés permettant l'intégration au sein d'un collectif.
La disparition de l'Atesat : anatomie d'une perte de compétences
L'assistance technique fournie par les services de l'État pour des raisons de solidarité et d'aménagement du Territoire (ATESAT) était une aide des services de l'État à l'exercice des compétences des communes ou de leurs groupements par la fourniture de conseils et d'assistance dans les domaines de la voirie, de l'aménagement et de l'habitat contre le versement d'une contrepartie financière.
Elle a été définie par la loi dite « Murcef » du 11 décembre 200119(*) et constituait une porte d'entrée des services déconcentrés sur le territoire national dotée de près de 4 000 équivalents temps plein (ETP).
La loi de finances pour 2014 a mis fin à l'ATESAT, notamment pour réaliser des économies (estimées à 25 millions d'euros) et tenir compte l'évolution de l'organisation territoriale avec la montée en compétence des intercommunalités et des départements.
Le retrait des compétences « maîtrise d'oeuvre » et « application des réglementations en vigueur » aux services déconcentrés a entrainé un départ des ingénieurs et des experts techniques vers le secteur privé.
Le directeur général du Cerema, entendu par la commission d'enquête, a regretté cette suppression et estimé qu'il était nécessaire de recréer un dispositif équivalent. Regrets partagés par des membres du corps préfectoral.
Source : commission d'enquête
Cette perte de compétences n'est pas seulement un enjeu de crédibilité pour l'action administrative, elle soulève également des interrogations quant à notre capacité à agir dans un monde de plus en plus complexe sur le plan technique et technologique. Alors que nos univers se technicisent, on relève paradoxalement une plus faible présence d'ingénieurs et de techniciens au sein de l'appareil de l'État, conjuguée à une moindre spécialisation. Les fusions des corps techniques de l'État20(*) se sont accompagnées d'une fusion des formations laissant moins de temps pour aborder les spécificités de chaque filière.
Ce constat sur le recul des savoir-faire techniques au sein des administrations doit certes être nuancé, certains métiers continuent de bénéficier d'un soutien robuste permettant une formation de haut niveau. Sébastien Soriano, directeur général de l'Institut national de l'information géographique et forestière (IGN), estimait ainsi que « pour certains métiers, nous entretenons des compétences rares - l'information géographique pour l'IGN, les prévisions météorologiques chez nos collègues de Météo France -, mais nous le faisons dans une logique de rayonnement. Nous faisons par exemple monter en puissance des écoles sur la data science ou sur l'intelligence artificielle ».
La commission d'enquête estime toutefois qu'il faut enrayer ce processus de perte de compétences. Plus l'État confie de tâches à des agences - composées de contractuels voire d'intérimaires -, plus il risque d'entretenir son propre déficit de savoir-faire.
3. Les agences sont trop souvent une mauvaise réponse à une vraie difficulté : l'incapacité à programmer une action transversale au long cours
Lorsqu'en 1946 Jean Monnet présente au Gouvernement de Georges Bidault son « plan de quatre ans » pour redresser l'économie française, il cherche à ancrer une action dans le temps long, là où le temps budgétaire ne permettait, par principe, que d'entrevoir une action publique annualisée. Ce besoin de prévoir une action à long terme, sur des segments de politiques publiques bien souvent interministériels, n'a depuis lors jamais quitté l'esprit du décideur public.
a) Les agences seraient une solution pour apporter une vision sur les crédits non limitée à l'année en cours
Les agences, vues comme des outils de gestion plus souples que les administrations centralisées, sont rapidement apparues comme un moyen de pallier le double déficit de transversalité et d'annualité des politiques publiques. Rapidement pourtant, la structuration retenue par la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances (LOLF) a limité les possibilités d'entrevoir une action qui soit véritablement pluriannuelle et gérée par plusieurs ministères. Ainsi que le soulignait Bernadette Malgorn lors de son audition devant la commission d'enquête : « la LOLF a mis un coup d'arrêt à ce qui aurait pu constituer une évolution intéressante. En effet, la rigidité de l'architecture de cette loi se prête difficilement au portage de politiques interministérielles ». La difficulté posée par le principe constitutionnel d'annualité n'a pas non plus été totalement résolue par la double présentation des crédits en loi de finances : autorisations d'engagement (AE) et crédits de paiement (CP).
Plusieurs mécanismes ont toutefois été introduits pour permettre aux agences une gestion plus souple, en respectant la règle de l'annualité budgétaire, en donnant la possibilité d'une gestion pluriannuelle.
Ainsi, une circulaire du Premier ministre du 26 mars 2010 relative au pilotage stratégique des opérateurs de l'État indiquait que les opérateurs exerçant leur activité « à une échelle pluriannuelle » devaient être adossés à un contrat de performance, devenu depuis lors « contrats d'objectifs et de performance » (COP) et « contrats d'objectifs et de moyens » (COM), afin de perfectionner le pilotage et le suivi dans le temps d'une politique publique. Ces outils issus d'un échange tripartite entre la tutelle, l'opérateur et la direction du budget sont censés donner un cap à l'opérateur en dessinant les priorités à mettre en oeuvre, en déterminant les indicateurs d'efficacité, d'efficience et de qualité du service.
Dans un rapport de janvier 2021, la Cour des comptes21(*) estimait que les contrats (COM et COP) « constituent une réponse à l'inadéquation actuelle entre la programmation pluriannuelle de l'activité de l'opérateur et la détermination annuelle de ses moyens, conséquence du principe de l'annualité budgétaire ». Le besoin de souplesse et d'une boussole pour anticiper les besoins et les objectifs sur plusieurs années a également été identifié par les personnes entendues par la commission d'enquête comme indispensable.
Pascal Berteaud, directeur général du Cerema, indiquait ainsi que l'objectif de 20 % de réduction des dépenses de personnel sur la période 2017-2022 qui lui a été assigné par le ministre était « salutaire » et qu'il avait permis une approche plus efficace que si la trajectoire de réduction des effectifs avait été fixée annuellement. Dans le même sens, Frédéric Sanaur, directeur général de l'Agence nationale des sports (ANS), estimait que l'aspect pluriannuel offert par les COM/COP constituait une plus-value notable au regard des exercices budgétaires précédents, tel qu'ils étaient exécutés par le Centre national de développement du sport (CNDS). La ministre des comptes publics, Amélie de Montchalin, a estimé lors de son audition que « les COM sont de très bons outils, qui peuvent contribuer à une meilleure performance budgétaire ».
Néanmoins, en dépit d'un intérêt certain pour cet outil qui permet d'introduire une dose de « pluriannualité », plusieurs personnes entendues ont évoqué les limites qu'induit le principe d'annualité budgétaire. Benoit Trivulce, directeur général par intérim de Business France, considère qu'« à titre personnel, [...] l'amélioration de la dépense publique passera par une réflexion de fond sur la méthode - l'annualité budgétaire étant selon moi une difficulté - et sur la responsabilité des managers et des directeurs ».
b) En pratique, les opérateurs restent largement dépendants des décisions prises dans la loi de finances de l'année
La question de la pluriannualité pourrait aussi se poser en raison de la difficulté qu'ont certains dirigeants administratifs à se saisir pleinement des outils budgétaires. Symptomatiques sont à cet égard les propos tenus devant la commission par le directeur général de la santé Grégory Emery : « Je suis médecin : les BOP22(*) et la LOLF sont des sujets que je ne maîtrise pas au quotidien ». Un tel aveu est déconcertant de la part d'un directeur d'administration centrale, désigné dans les documents budgétaires comme responsable d'un programme budgétaire doté de plus de 200 millions d'euros23(*).
La direction du budget du ministère des finances a en effet indiqué au rapporteur que, selon elle, la LOLF permet déjà de conduire une gestion pluriannuelle plus affirmée, ce qui constituait d'ailleurs l'un des objectifs de la loi organique en 2001 : elle a ainsi permis d'appliquer la notion d'autorisation d'engagement, potentiellement pluriannuelle, à l'ensemble des dépenses, hors dépenses de personnel, alors qu'elle était limitée précédemment aux dépenses d'investissement. En outre, la dernière réforme de la LOLF24(*) a prévu la présentation de budgets triennaux détaillés au niveau du programme et du titre.
D'une manière générale, la volonté de « sanctuariser » des crédits par leur inscription au budget d'une agence paraît largement illusoire, car tous les mécanismes de pluriannualité ne peuvent remettre entièrement en cause le principe d'annualité budgétaire et le vote, prévu par l'article 47 de la Constitution, de la loi de finances « fixant les ressources et les charges d'un exercice ». La loi de finances peut toujours - et elle le fait régulièrement - modifier le montant de taxe affectée à un opérateur, lui demander une contribution exceptionnelle afin de réduire le montant de sa trésorerie, ou encore contraindre ses ressources par la fixation du plafond d'autorisation d'emplois des opérateurs d'un programme budgétaire25(*) ou des crédits du programme auquel il est rattaché.
Au total, la confiance accordée à la figure de l'agence, comme gardien de fonds pouvant être reversés chaque année, se fonde peut-être moins sur une réalité juridique qu'elle ne constitue un marqueur de la défiance à l'égard de la parole de l'État et de sa capacité à honorer les engagements pris en son nom propre au cours des années passées.
En tout état de cause, une remise en cause générale du principe d'annualité, par la mise en place de budgets pluriannuels ou en tout cas portant sur deux années, serait une réforme d'envergure dont l'utilité n'est pas assurée : la France a montré au cours de la crise sanitaire que la LOLF permettait une adaptation rapide à une situation exceptionnelle, alors que le cadre financier européen, marqué par une pluriannualité plus rigoureuse, montre aussi les limites de ses rigidités.
4. Les agences, une fois créées, tendent à poursuivre et étendre leur activité, et définir elles-mêmes leur champ d'activité
a) Les agences : des entités à la main de l'administration centrale ?
(1) Le manque de connaissance globale des agences
Les réformes successives de l'administration territoriale de l'État (ATE), ayant réduit fortement les services déconcentrés, se sont également fondées sur le postulat suivant : l'administration centrale et l'administration déconcentrée disposeront, pour mener à bien leurs actions, d'agences identifiées et opérationnelles sur le territoire.
Ce postulat est néanmoins aujourd'hui largement remis en cause. La secrétaire générale du Gouvernement, Claire Landais, au cours de son audition devant la commission d'enquête a ainsi eu deux affirmations qui remettent en cause la capacité de l'administration à « disposer » des agences :
« L'administration centrale est à la main du ministre, contrairement aux opérateurs, qui en sont éloignés, car ils disposent d'une forme d'autonomie » ;
« Aujourd'hui, en voyant l'administration centrale, j'ai tendance à penser qu'elle manque de capacité à peser vis-à-vis de certains opérateurs, qui ont pris beaucoup d'ampleur ».
L'absence d'une véritable mainmise de l'administration centrale et des ministères sur les agences a pu être directement mesurée par la commission d'enquête. Dès le début de leurs travaux, à la mi-février 2025, son président et son rapporteur ont adressé à l'ensemble des ministères un questionnaire visant à lui communiquer un état des lieux exhaustif recensant : la liste des agences, opérateurs et organismes consultatifs sur lesquels le ministère exerce sa tutelle, leur nature juridique, une description sommaire des principales missions, les modalités de gouvernance, l'existence ou non d'un contrôle budgétaire ou économique et financier, la masse salariale et les emplois sous plafonds.
L'arrivée progressive des données, dans des formats et selon des périmètres variables, témoigne de l'absence de vision centralisée du phénomène des agences, de sorte que la présentation statistique qui sera faite plus loin restera nécessairement parcellaire. Le fait que le recensement d'informations aussi élémentaires s'apparente à un « parcours du combattant » administratif n'a rien de rassurant.
Les secrétaires généraux des ministères sont chargés du suivi, pour le compte de leur ministère, de l'animation de la tutelle de leurs opérateurs. Bernadette Malgorn, autrefois secrétaire général du ministère de l'intérieur a pourtant affirmé devant la commission qu'« au début, une véritable tutelle s'exerce, mais, au fil du temps, la compétence se perd chez le donneur d'ordre ».
Le sentiment de la commission d'enquête est qu'il n'a existé - ou en tout cas avant le lancement de ce travail parlementaire - aucune centralisation des informations sur les agences permettant d'identifier « qui fait quoi » et suivant quelles modalités, sauf sur le périmètre - qui reste partiel - des opérateurs au sens des documents budgétaires. La secrétaire générale du Gouvernement l'a elle-même reconnue, répondant : « Non » à l'interrogation : « Est-ce que ces informations [concernant les opérateurs] sont centralisées ? ».
(2) De l'autonomie à l'autogestion
Les créations d'agences répondent souvent d'un véritable besoin, exprimé soit par les territoires, soit par la poursuite d'objectifs ambitieux, tels que l'atteinte de nos ambitions environnementales et climatiques, la réindustrialisation de notre économie ou encore l'indépendance énergétique.
Les agences sont le fruit d'une impulsion et d'une volonté politique qui rapidement s'essoufflent et laissent à l'agence une plus grande latitude. Au début, il peut s'agir simplement d'une appropriation et d'une modulation des objectifs fixés dans les contrats d'objectif et de performance (COP) ou contrat d'objectifs et de moyens (COM). Puis, absence de regard de la tutelle se faisant, « l'opérateur en vient à définir lui-même sa mission telle que définie par le contrat d'objectif et de compétences » (Bernadette Malgorn). Le rapporteur a eu à connaitre un projet de COP directement rédigé par le directeur de l'opérateur comme en atteste la signature électronique du document.
Le risque est alors de glisser d'une logique d'autonomie à une logique d'autogestion. Cette dernière est à la fois organisationnelle, c'est-à-dire que l'agence peut être tentée de reconstituer une structure administrative entièrement autonome du ministère, mais aussi en matière de politique publique assurée par l'établissement.
La théorie économique de l'« agence », au sens large d'intermédiaire agissant pour le compte d'un « principal », met d'ailleurs en garde contre les risques de développement d'une asymétrie entre les nombreuses informations accumulées par l'agence au cours de son activité et les connaissances limitées dont dispose le donneur d'ordres (la tutelle) éloigné du terrain. De même, rien ne garantit que les objectifs d'intérêt général qui sont ceux de l'administration lorsqu'elle crée une agence sont et restent partagés par l'agence, qui comme toute organisation tend à rechercher son propre développement.
Les agences sont également parfois conduites à abandonner certains segments de politique publique qui leur avait été attribuée, sans qu'une justification soit clairement établie. En tout état de cause, cet abandon ne résulte pas toujours de la non-pertinence de la politique publique dans le temps.
À cet égard, le cas de l'Ademe est assez symptomatique d'une tendance à s'autonomiser de la décision politique pour conduire et étendre ses propres missions. Le législateur avait défini à l'article L. 131-3 du code de l'environnement les missions de l'agence, en identifiant huit missions. Parmi celles-ci, la « lutte contre les nuisances sonores » était un objectif et une mission qui lui était assignée. Or, il est bien difficile d'identifier quels travaux l'Ademe a produits sur ce thème ces dernières années26(*). Il n'est pas un acteur identifié et l'agence semble s'être désengagée de cette mission, au point qu'il n'en est fait aucune mention dans son rapport d'activité 2023. Or la tutelle elle-même ne la lui a pas rappelée puisque cette mission est absente de son contrat d'objectifs et de performance 2024-2027.
La commission d'enquête estime qu'il n'est pas de bonne pratique d'abandonner en cours de route une politique publique, a fortiori sans l'aval de l'autorité qui a créé l'agence et du simple fait de l'inaction de cette dernière. S'il se peut que dans le temps certaines missions perdent en pertinence et ne justifient plus l'engagement de l'État, le choix de cesser une politique publique doit reposer sur une évaluation rigoureuse.
De manière générale, la commission d'enquête considère qu'une évaluation périodique de la pertinence de conserver chaque agence de l'État est indispensable, cette dernière devra nécessairement s'appuyer sur une revue des politiques publiques dont elle a la charge.
Aux Pays-Bas, une loi-cadre prévoit ainsi une évaluation de chaque agence tous les cinq ans27(*).
La commission propose d'établir une méthodologie robuste permettant de déterminer si l'action d'une agence a lieu de se maintenir en tout ou partie. Pour ce faire, la méthode pourrait s'inspirer d'exemples voisins, notamment du Royaume-Uni, qui dans le cadre du programme de revue des organismes publics (public bodies review programme) conduit par le Cabinet Office en 2022, a proposé une méthodologie rigoureuse, fondée sur une combinaison d'auto-évaluation interne et de recherche externe, avec des inspections et des entretiens avec la direction et le personnel de l'organisme, ainsi qu'avec les principales parties prenantes. Cette méthodologie est décrite dans l'étude de législation comparée annexée au présent rapport.
Un mécanisme périodique de revue générale des missions des agences pourrait être un outil utile à la bonne conduite des politiques publiques. Il permettrait ainsi d'éviter qu'une agence continue de fonctionner si ses missions ont cessé d'exister.
Recommandation : Revoir tous les cinq ans, au moyen d'une évaluation systématique, la pertinence du maintien des agences existantes et de chacune de leurs principales missions.
b) L'agence : une politique publique sine fine ?
À évoquer le sujet des agences en les regardant comme des objets inertes, on aurait tendance à oublier que vit à travers cette structure une politique publique dont la longévité n'est définie que par les besoins. Ainsi que la commission d'enquête a pu le constater, certaines agences abandonnent une partie de leurs missions - c'est le cas de l'Ademe qui a été évoqué ci-dessus. A contrario, d'autres agences ont tendance à prolonger leur activité alors même que leur mission a pu cesser d'exister. La commission d'enquête a relevé plusieurs cas qui ont pu l'interloquer.
En premier lieu, celui de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU), instituée par Jean-Louis Borloo en 2003 afin de procéder à la rénovation de quartiers anciens dégradés qui avaient été édifiés dans le cadre de la charte d'Athènes - vaste plan de création de quartiers de vie, de travail, de loisirs et d'infrastructures de transport. L'ancien ministre Jean-Louis Borloo, entendu par la commission d'enquête, rappelait que lors de sa création, l'objectif était « d'avoir une agence très spécifique dont le seul métier était de rénover, de réhabiliter, de résidentialiser, de détruire ». Or, avec le temps, l'ANRU serait devenue « une machine à penser, à imaginer l'urbanisme à la place des élus » ; il a ainsi estimé nécessaire que l'ANRU revienne à « ce qu'elle était au début : un bureau de bienveillance ».
Ses objectifs et ses missions ne semblent pourtant pas se recentrer vers le barycentre de ses activités originelles. Dans un rapport remis au ministre de l'aménagement du territoire, François Rebsamen, en février 2025, cosigné par la directrice générale de l'ANRU, cette dernière propose d'étendre l'action de l'agence. Ainsi, il est proposé que l'Agence développe un centre de ressources et d'ingénierie et de conseil pour accompagner les territoires, qu'elle puisse apporter son soutien à des programmes nationaux portés par d'autres opérateurs tels que l'ANCT ou l'ANAH en s'intéressant par exemple à des territoires concernés par le recul du trait de côte ou encore au phénomène d'inondation28(*).
La commission d'enquête est perplexe face à une telle extension du champ de compétences d'une agence et s'interroge sur sa justification. Il lui semble que cette stratégie révèle plutôt en réalité un « instinct d'autoconservation » visant à faire perdurer l'agence au-delà de ses missions. En outre, demander à un opérateur de définir lui-même l'avenir de la politique de renouvellement urbain, comme l'ont fait les ministres29(*) dans la lettre de mission à l'origine de ce rapport, revient à dessaisir le Gouvernement et l'administration centrale des missions d'« État-stratège » qui lui reviennent.
L'ANRU n'est bien entendu pas le seul opérateur à chercher à prolonger ses activités sans justification parfaitement établie. L'Agence nationale pour la garantie des droits des mineurs (ANGDM), instituée par la loi n° 2004-105 du 3 février 2004, a également de quoi interpeller. Instituée pour garantir les droits sociaux des anciens mineurs ou des conjoints survivants de mineurs, cette agence fait état dans sa lettre d'information mensuelle de propos très généraux sur le numérique, l'existence des maisons France services, sur l'utilisation du téléphone par les personnes âgées, sur la notion d'intelligence artificielle comme « nouvelle invention de l'homo sapiens »30(*).
Le rapporteur fait observer que ces éléments ne sont en aucun cas corrélés avec les missions assignées à l'agence : « garantir, au nom de l'État, en cas de cessation définitive d'activité d'une entreprise minière ou ardoisière, quelle que soit sa forme juridique, d'une part, l'application des droits sociaux des anciens agents de cette entreprise, des anciens agents de ses filiales relevant du régime spécial de la sécurité sociale dans les mines et de leurs ayants droit »31(*). Dans un rapport32(*) publié en 2024, la Cour des comptes préconise la fermeture de l'agence à l'horizon 2030.
Les agences devraient se contenir aux missions qui leur ont été attribuées initialement, au risque de voir subsister dans le temps des agences qui ont perdu toute raison d'exister. Afin de remédier à ces dérives, la commission préconise d'instituer une clause d'extinction lors de la création des agences en vue de déterminer, à intervalle temporel donné, si son maintien est justifié.
Recommandation : Prévoir une date d'extinction dès la création d'un nouvel établissement, fixée par défaut au terme d'une durée de cinq ans.
* 10 Rapport de la mission sur les responsabilités et l'organisation de l'État, Jean Picq, mai 1994, p. 123.
* 11 La règle de l'économiste Jan Tinbergen a été consacrée en 1953.
* 12 CE, 26 janvier 1923, Robert Lafrégeyre et CE, Sect., 8 mars 1957, Jalenques de Labeau.
* 13 En 2007, une conférence nationale débattant des valeurs, missions et métiers de la fonction publique était lancée par Éric Woerth et André Santini. En parallèle, ils confiaient la rédaction d'un livre blanc à Jean-Ludovic Silicani.
* 14 Livre blanc sur l'avenir de la fonction publique, J-L. Silicani, p. 106.
* 15 DGAFP, « Les contractuels dans la fonction publique depuis 2011, effectifs et parcours », janvier 2025.
* 16 Rapport de Christine Lavarde, rapporteur spécial, sur les crédits de la mission « Écologie, développement et mobilité durables », annexé au rapport général n° 138 (2020-2021), fait au nom de la commission des finances, déposé le 19 novembre 2020.
* 17 Monsieur Sébastien Soriano a été auditionné par la commission d'enquête plus en tant que personnalité qualifiée qu'actuel directeur de l'Institut national de l'information géographique et forestière (IGN).
* 18 De 1982 à 1986, 25 lois complétées par environ 200 décrets se succèdent. C'est ce qu'on a appelé « l'Acte I de la décentralisation ». L'Acte II de la décentralisation a pris date en 2003. Promulguée le 28 mars 2003, la loi constitutionnelle relative à l'organisation décentralisée de la République a été suivie de plusieurs lois organiques nécessaires à son application.
* 19 Loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001 portant mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier.
* 20 En 2002, le corps des ingénieurs des ponts et chaussées, le corps des ingénieurs géographes, celui de l'aviation civile et de la météorologie ont été regroupés et parallèlement le corps des ingénieurs du génie rural, des eaux et forêts (IGREF) a fusionné avec celui des ingénieurs d'agronomie ; en 2009, ces deux ensembles ont été réunis pour former le corps des ingénieurs des ponts, des eaux et des forêts. De même, le corps des mines est issu de la fusion entre l'ancien corps des mines, le corps des télécommunications et le corps de contrôle des assurances.
* 21 Cour des comptes, janvier 2021, Les relations entre l'État et ses opérateurs.
* 22 Budget opérationnel de programme.
* 23 Projet annuel de performances du programme 204 « Prévention, sécurité sanitaire et offre de soins » de la mission « Santé », annexé au projet de loi de finances pour 2025. M. Emery a quitté ce poste quelques semaines après l'audition devant la commission d'enquête, pour rejoindre le cabinet du président de la République.
* 24 Loi organique n° 2021-1836 du 28 décembre 2021 relative à la modernisation de la gestion des finances publiques.
* 25 2° bis du I de l'article 34 de la LOLF.
* 26 L'Ademe a produit en octobre 2021 un rapport sur « Le coût social du bruit en France », ainsi qu'une cartographie des « points noirs de bruit dans les 480 quartiers prioritaires du NPNRU », mise à jour pour la dernière fois en juin 2021 (data.gouv.fr).
* 27 Étude de législation comparée précitée, p. 64.
* 28 J-M. Delorme et C. Van Styvendael et Mme A-C Mialot, février 2025, « Ensemble, refaire la ville : Pour un renouvellement urbain résilient des quartiers et des territoires fragiles ».
* 29 Les auteurs de la lettre de mission étaient Christophe Béchu, ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, Patrice Vergriete, ministre délégué en charge du logement, et Sabrina Agresti-Roubache, secrétaire d'État chargée de la citoyenneté et de la ville.
* 30 Lettre d'information n° 69, avril 2025, ANGDM.
* 31 Article 1er de la loi n° 2004-105 du 3 février 2004 portant création de l'Agence nationale pour la garantie des droits des mineurs
* 32 Cour des comptes, L'Agence nationale de garantie des droits des mineurs, exercice 2015 à 2022, rapport délibéré le 15 novembre 2023.