OBSERVATIONS FINALES

Compte tenu des équilibres politiques au sein de la commission d'enquête, le rapporteur n'a pas soumis au vote des propositions qu'il estime particulièrement importantes.

À titre personnel, sans engager donc nullement la commission d'enquête, il considère que quatre propositions doivent être versées dans le débat en matière d'aides publiques aux entreprises.

En premier lieu, le rapporteur souhaiterait revoir la législation sur les licenciements économiques car elle ne protège plus suffisamment les salariés.

En effet, le législateur a codifié les critères pouvant être invoqués à l'appui d'un licenciement économique par l'employeur, alors que le juge les appréciait jusque-là de manière plus souple et pertinente selon la situation de l'entreprise. Les éléments pris en compte pour qualifier la situation économique de l'entreprise sont trop permissifs à l'égard des entreprises. La capacité d'une entreprise à distribuer des dividendes ou à poursuivre un programme d'actionnariat salarié en faveur de ses dirigeants trahit une absence de difficultés économiques réelles, qui doit faire obstacle à tout recours à un licenciement économique.

Plus encore que les motifs de recours au licenciement économique, c'est la restriction du périmètre d'appréciation des causes économiques à la seule entreprise qui a déséquilibré le régime du licenciement : jusqu'alors, le juge pouvait en effet considérer que la bonne santé du groupe auquel appartenait l'entreprise faisait obstacle à un licenciement économique. Par ailleurs, le plafonnement des indemnités de licenciement sans cause réelle et sérieuse a, dans le même temps, réduit le risque encouru par les employeurs fautifs, encourageant le recours à des licenciements économiques même en présence d'un risque contentieux avéré.

En deuxième lieu, le rapporteur souhaiterait obliger l'administration à refuser de valider ou d'homologuer un plan social lorsque l'entreprise a versé des dividendes la même année ou l'année précédant ce plan.

Cette mesure permettrait de mettre fin à une situation qui apparaît socialement inacceptable pour une majorité de la population, et qui suscite la profonde incompréhension des salariés concernés par un plan social.

Plus largement, cette mesure s'inscrit dans une logique de responsabilité sociale des entreprises, et vise à assurer une cohérence entre leur politique de distribution financière et leur recours aux dispositifs de licenciement économique. Cette proposition renforcerait le pouvoir de contrôle de l'administration, qui ne peut aujourd'hui qu'examiner la régularité formelle du PSE sans pouvoir en apprécier le bien-fondé d'un point de vue économique.

En troisième lieu, le rapporteur souhaiterait réduire les exonérations des cotisations sociales dont bénéficient les entreprises quand elles relèvent d'une branche où les salaires minima sont durablement inférieurs au Smic.

Le rapporteur estime qu'il serait opportun d'accorder un délai de 12 ou 18 mois aux branches professionnelles récalcitrantes, c'est-à-dire celles qui n'ont pas négocié sur les salaires minima depuis plusieurs années, pour actualiser ces salaires minimaux, faute de quoi les entreprises relevant de la branche ne pourraient plus bénéficier d'une partie des exonérations de cotisations sociales (cette réduction serait plafonnée à 10 % ou 20 % par exemple). La direction générale du travail (DGT) a identifié, en décembre 2023, six branches réfractaires (sur un panel de 171 branches de plus de 5 000 salariés du secteur général), soit 0,68 % des 13,76 millions de salariés du secteur général.

En dernier lieu, le rapporteur considère qu'une entreprise qui licencie devrait être fortement pénalisée si elle rachète concomitamment ses actions.

Comme l'a indiqué M. Louis Gallois lors de son audition du 6 février 2025, le rachat d'actions constitue à ses yeux « une perversion du système », ajoutant que cette opération n'a « qu'un seul but : faire monter artificiellement la valeur de l'action, dont le nombre diminue alors que la valeur de l'entreprise reste la même » et qu'aux États-Unis, les « rachats d'actions coïncident avec le moment où les dirigeants lèvent leurs stock-options ». Il convient a minima d'instaurer une taxe dissuasive sur ces opérations quand l'entreprise a licencié la même année ou l'année précédente, en complétant le dispositif prévu à l'article 96 de la loi de finance pour 2025 qui a introduit une taxe de 8 % sur les rachats d'actions.

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Par souci de transparence, le rapporteur souhaite rappeler également les propositions que le président de la commission d'enquête entend formuler à titre personnel, et qui là encore n'engagent pas la commission, afin d'alimenter le débat public.

En premier lieu, le président de la commission d'enquête estime qu'une réduction globale du montant des aides publiques aux entreprises serait nécessaire mais devrait être accompagnée d'une réduction simultanée et à due concurrence des prélèvements obligatoires qui pèsent sur les entreprises et leur compétitivité, en particulier des impôts de production. Il rappelle à cet égard que la France est le premier pays de l'OCDE en termes de pression fiscale avec un taux de prélèvements obligatoires atteignant 44 % du PIB623(*).

En deuxième lieu, le président de la commission d'enquête considère que compte tenu de la situation alarmante des finances publiques et des bouleversements actuels de notre environnement géopolitique, et notamment des plans de soutiens massifs à leur industrie mis en oeuvre par la Chine et les États-Unis, les pays européens et la France devraient revoir leurs priorités et investir autant que possible dans des dispositifs de soutien à la compétitivité. Certes, plusieurs projets de décarbonation permettent de créer immédiatement de l'emploi et de la valeur ajoutée, comme l'a montré l'audition de Xavier Bertrand, président du conseil régional des Hauts-de-France. Mais il serait justifié de suspendre provisoirement une partie des financements liés à la décarbonation lorsque ceux-ci n'ont pas d'impact certain et à court terme sur la création de valeur. Les sommes ainsi dégagées devraient être réinvesties dans des projets orientés directement vers le soutien de notre appareil productif. Cette réallocation des fonds publics serait transitoire et apparaît nécessaire pour répondre en urgence au décrochage économique de la France.

En dernier lieu, le président de la commission d'enquête déplore les modifications trop fréquentes de nos normes juridiques et fiscales, qui entraînent une forte incertitude des décideurs économiques. Cette instabilité affecte l'attractivité de notre pays et freine les investissements des entreprises déjà présentes sur le territoire. Par suite, le président estime que le Gouvernement et le Parlement devraient prévoir que sauf circonstances exceptionnelles, une modification législative ou réglementaire substantielle applicable aux entreprises ne pourrait entrer en vigueur que dans un délai de deux ans.

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Les travaux de la commission d'enquête ont permis d'identifier quatre sujets majeurs qui mériteraient, dans les mois qui viennent, un examen approfondi du Sénat.

Le premier sujet identifié concerne les nouvelles organisations juridiques des magasins au sein de la grande distribution. L'audition du PDG du groupe Carrefour a suscité de nombreuses réactions de salariés employés dans des magasins en location gérance sous enseigne Carrefour, qui considèrent que cette pratique comporterait des conséquences sociales néfastes. Compte tenu de son agenda contraint et de l'objet de ses travaux, la commission d'enquête n'a pas pu organiser des auditions sur la location-gérance, mais le président et le rapporteur considèrent qu'il serait opportun que le Sénat, au-delà du cas particulier de Carrefour, se penche sur la question des nouvelles formes d'organisation juridique des magasins dans le secteur de la grande distribution.

Le deuxième champ de réflexion à explorer est l'avenir de l'industrie des semi-conducteurs en France. STMicroelectronics a bénéficié en 2023 d'un accord pour une aide de l'État plafonnée à 2,9 milliards d'euros pour la construction à Crolles de sa méga-usine de semi-conducteurs, en partenariat avec GlobalFoundries. Lors de son audition, M. Jean-Marc Chéry, PDG de STMicroelectronics, a indiqué que parmi les 487 millions d'aides reçues en 2023, 334 millions d'euros sont des subventions, 119 millions d'euros correspondent au crédit d'impôt recherche (CIR) et 34 millions à des remboursements ou à des allègements de charge. Le montant de ces aides doit être mis en regard, d'une part, du montant total de la recherche et développement de cette société en France (871 millions d'euros en France en 2023), d'autre part, du montant des impôts payés en France, nul ou modeste ces dernières années selon le rapporteur624(*), enfin, de l'annonce jeudi 10 avril 2025 d'un plan de départs volontaires dans le monde de 2 800 salariés. S'il est incontestable que la France doit assurer sa souveraineté technologique en matière de semi-conducteurs, notamment dans le domaine militaire, et faire face à la concurrence acharnée que livrent les États-Unis et la Chine, le niveau de l'aide apportée à STMicroelectronics mérite cependant d'être questionné.

Le troisième sujet identifié est celui de la « détaxe TVA » dont bénéficient principalement les secteurs du luxe. L'exonération de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) pour les achats réalisés dans l'Union européenne par les personnes non résidentes sur le territoire douanier et destinés à être emportés dans leurs bagages personnels est régie par une directive européenne625(*). Le coût total de cette détaxe pour la France est estimé à 1,4 milliard d'euros. Si ce dispositif n'est pas à proprement parler une dépense fiscale, il soutient indéniablement les secteurs concernés (mode, horlogerie, bijouterie, joaillerie, parfums et cosmétiques notamment). La « détaxe TVA » donne malheureusement lieu à des contournements inquiétants, difficiles à évaluer, mais qui diminuent les recettes fiscales de l'État.

Enfin, le dernier sujet identifié est celui de la vie chère en outre-mer, à travers essentiellement la question des marges dans la grande distribution. La commission d'enquête a entendu deux entreprises importantes dans les territoires ultra-marins, le groupe Parfait et GBH, afin de connaître le montant et l'utilisation des aides publiques perçues, mais elle n'avait pas pour mission d'identifier les facteurs à l'origine des prix élevés dans ces territoires. Elle constate avec satisfaction que la délégation sénatoriale a publié le 3 avril dernier un rapport d'information intitulé « La lutte contre la vie chère outre-mer : pansements ou vrais remèdes » : elle partage ses recommandations, qu'il s'agisse de la publication des comptes des entreprises afin de tirer les enseignements des refus réitérés de l'entreprise GBH626(*), ou de la nécessité que l'Autorité de la concurrence réalise une étude sur la concurrence outre-mer tous les cinq ans au maximum et la complète par des études spécifiques par territoire. Seule la transparence permettra d'apporter des solutions au problème de la vie chère en outre-mer.

Annexe 1 : Présentation de l'Infrastructure Investment and Jobs Act de 2021

A. LA QUALITÉ DES INFRASTRUCTURES AMÉRICAINES : UN FREIN À LA COMPÉTITIVITÉ HORS-PRIX DU PAYS

La qualité des infrastructures aux États-Unis est classée parmi les éléments les plus dissuasifs pour les investisseurs : il s'agit du talon d'Achille de la compétitivité hors-prix américaine. En 2021, seuls 27 % des Américains se disaient satisfaits des infrastructures du pays, soit 12 points de moins que la moyenne mondiale et 26 points de moins que la France627(*). 58 % des Américains considéraient que le pays n'investissait pas assez pour les infrastructures publiques et 13 % pensaient l'inverse628(*).

En 2021, l'American Society of Civil Engineers a évalué la qualité des infrastructures américaines à un C- sur une échelle de notation allant de A à F629(*). En 2019, le World Economic Forum classait les États-Unis au 23e rang mondial en termes d'infrastructures vitales (eau et électricité) et au 12e rang mondial sur les infrastructures de transports, et ce en dépit de la faiblesse de la densité ferroviaire américaine (48e place)630(*). En matière ferroviaire, le stock net réel par habitant s'est constamment réduit entre 1950 et 2020 avec une croissance annuelle négative allant de 0,5 % à 3 %631(*).


* 623 OCDE, 2024, Statistiques des recettes publiques 2024.

* 624 En 2017 : 143 millions d'euros d'impôts payés dans le monde, 0 en France. En 2018 : 1,389 milliard d'euros de résultat, 96 millions d'euros d'impôts payés dans le monde, 0 en France. En 2019 : 156 millions d'euros d'impôts payés dans le monde, moins de 500 000 euros en France. En 2023 : 616 millions d'euros d'impôts payés dans le monde, moins de 100 000 euros en France.

* 625 Directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée.

* 626 La recommandation n° 1 du rapport a pour objet de dissuader la non-publication des comptes des entreprises en permettant la saisine du tribunal de commerce en référé par le préfet ou le président de l'Observatoire des prix, des marges et des revenus dans les outre-mer, avec astreinte dissuasive.

* 627 Ipsos, « Global Infrastructure Index », 2021.

* 628 Ipsos, « Global Infrastructure Index », 2021.

* 629 Americain Society of Civil Engineers, « ASCE 2021 Infrastructure Report Card Gives U.S. `C-' Grade », 2021.

* 630 World Economic Forum, « The Global Competitiveness Report 2019 », 2019.

* 631 U.S. Department of commerce. Bureau of Economic Analysis, « Measuring Infrastructure in BEA's national economic accounts », 2021.

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