B. L'UNIFICATION DE LA FILIÈRE INVESTIGATION : UNE DILUTION DE LA « PJ »
1. Une suppression des « silos » nationaux qui présente d'indéniables avantages
La réforme a incontestablement atteint l'un de ses buts : mettre fin à l'organisation en silos qui caractérisait jusqu'ici la filière investigation, dont les différentes composantes sont désormais réunies sous une même autorité hiérarchique (celle du DDPN ou du DIPN) et sous une même autorité fonctionnelle (celle de la DNPJ, du DZA-PJ, du SIPJ ou du SDPJ). La précédente mission d'information de la commission des lois consacrée à cette réforme avait approuvé la philosophie de cette mesure de rationalisation.
Cette évolution présente un avantage indéniable pour le préfet qui, par l'intermédiaire du DDPN ou du DIPN, peut ainsi disposer d'une vision d'ensemble des enjeux répressifs sur l'ensemble du département. Plusieurs magistrats auditionnés par les rapporteurs ont également salué cette simplification. Les procureurs de la République et les juges d'instruction disposent désormais, avec le chef du SDPJ ou du SIPJ, d'un interlocuteur unique. Auparavant, en effet, les conflits de compétences entre la DCPJ et la DCSP étaient susceptibles de complexifier leur saisine et de retarder le début des enquêtes.
Cela étant, comme l'a relevé l'Association française des magistrats instructeurs lors de son audition par les rapporteurs, la réforme n'a pas entièrement mis fin à ces difficultés. Il arrive en effet que, dans la pratique, des conflits de compétences se reportent à l'échelle des services, entre les DCOS et les DCT. Lorsque la DCT n'a pas pu être créée en raison de la problématique liée à l'ASA27(*), des conflits récurrents sont même susceptibles d'intervenir entre la DCOS et le SLPJ concernant l'attribution des affaires de niveau 2.
De surcroît, l'unification de la filière reste imparfaite puisque l'office de lutte contre le trafic illicite de migrants (Oltim) continue de relever de la filière PAF, laissant ainsi subsister certains coûts de coordination.
2. La création d'« îlots » départementaux, source d'importantes difficultés opérationnelles pour le traitement du haut du spectre
En revanche, comme cela était à craindre, aux silos des directions centrales, se sont substitués les « îlots » des directions départementales.
Comme la mission d'information de 2023 l'avait souligné, et comme l'ensemble des acteurs auditionnés l'a rappelé avec force aux rapporteurs, cet échelon territorial, pertinent pour les enjeux de la sécurité publique et de la criminalité territoriale, est totalement inadapté à la lutte contre la criminalité organisée, dont l'action revêt une dimension a minima régionale, quand elle n'est pas nationale ou internationale.
Les zones, qui correspondent à des circonscriptions administratives d'origine militaire, ne reflètent d'ailleurs pas davantage la réalité des bassins de criminalité. À titre d'exemple, le rattachement de la DIPN de Dreux à la zone Ouest est incohérent au plan fonctionnel, alors que la criminalité de l'Eure-et-Loir est essentiellement tournée vers la région parisienne. Les zones ne recoupent pas non plus le ressort territorial des juridictions interrégionales spécialisées (Jirs), compétentes sur le haut du spectre de la criminalité organisée.
Certes, la réforme a permis une amélioration de la circulation de l'information entre les différentes composantes de la filière au sein du département, ce qui constitue naturellement une évolution positive, puisque des ponts peuvent être établis entre la délinquance territoriale et la criminalité organisée.
Toutefois, dans le même temps, la réforme a entraîné une dégradation significative des échanges interdépartementaux d'informations opérationnelles. Il s'agit là, assurément, de l'un de ses effets négatifs les plus préoccupants.
Les réunions qui sont organisées au niveau de la zone, dont l'objet embrasse l'ensemble du champ de la police judiciaire et concernent les affaires de tous niveaux, ne constituent pas un cadre propice à l'échange d'informations concrètes et opérationnelles sur le haut du spectre. Ces échanges, qui permettaient l'enrichissement collectif de la connaissance des groupes criminels, de leurs réseaux et de leurs modes opératoires, étaient extrêmement précieux pour les enquêteurs et faisaient la force de l'ex-DCPJ.
Ce constat est partagé par l'ensemble des acteurs locaux interrogés par les rapporteurs. À Nantes, le chef du SIPJ a ainsi rapporté un exemple symptomatique de ces évolutions : alors que les auteurs d'une fusillade ayant eu lieu à Rennes dans le cadre d'un règlement de compte étaient Nantais, cette information n'est parvenue à ce SIPJ que 48 heures plus tard, par l'intermédiaire du service départemental de renseignement territorial. Or, une information immédiate aurait été indispensable, notamment pour permettre, le cas échéant de procéder aux perquisitions pertinentes à Nantes.
De même, de nombreux services interrogés ont indiqué que les notes produites par le Sirasco n'étaient pas systématiquement transmises aux enquêteurs des DCOS, ce qui induit une perte de connaissance d'autant plus dommageable qu'elle est aisément évitable. La formalisation d'un « besoin d'en connaître » que les rapporteurs appellent de leurs voeux28(*), serait vraisemblablement de nature à sécuriser les conditions de leur transmission systématique aux agents concernés.
Les rapporteurs considèrent qu'il est indispensable de définir, au niveau de la DNPJ un cadre d'échange d'informations opérationnelles supra-départemental, centré sur le haut du spectre. Ce cadre doit s'adapter à l'agilité des organisations criminelles ; aussi, il a vocation à ne pas être contraint par les frontières des circonscriptions administratives, qu'elles soient départementales ou zonales.
Aujourd'hui, de tels échanges peuvent subsister de manière informelle, grâce aux relations interpersonnelles des enquêteurs de l'ex-DCPJ. Il est donc urgent d'agir pour structurer des circuits d'échanges d'information sécurisés et éviter que ce savoir ne se perde, au gré des départs d'agents expérimentés.
Proposition n° 9 - Mettre en place un cadre d'échanges d'informations opérationnelles supra-départemental centré sur le haut du spectre de la criminalité organisée.
Proposition n° 10 - Transmettre systématiquement les notes produites par le Sirasco aux enquêteurs des divisions de la criminalité organisée et spécialisée (DCOS).
3. À terme, le risque d'une disparition du savoir-faire historique de la « PJ »
Au sein des DIPN, nombre de services interdépartementaux interrogés par le biais de l'ANPJ ont indiqué aux rapporteurs que les enquêteurs de leur DCOS étaient confrontés à une hausse des saisines concernant des affaires de niveau 1 ou 2, en raison d'arbitrages défavorables liés à l'engorgement des SLPJ et DCT. Les rapporteurs insistent sur le fait qu'au vu de la nécessité impérieuse de renforcer la lutte contre la criminalité organisée, la mobilisation des agents de l'ex-DCPJ ne saurait constituer une réponse adaptée à la problématique structurelle de l'explosion du stock de procédures non traitées liées à la délinquance du quotidien, et relevant de l'ancienne sécurité publique.
Il convient cependant de relever que ce constat n'est pas unanimement partagé, et que plusieurs SIPJ interrogés n'ont pas fait état de telles saisines indues. À l'échelle nationale, la DGPN assure qu'il n'y a pas eu de déport massif de la gestion du stock de procédures des services d'enquête généralistes vers les DCOS. Elle a ainsi indiqué que le ratio de dossier par enquêteur est passé de 14 à 10 entre le 31 décembre 2023 (18 861 dossiers) et le 31 décembre 2024 (18 287 dossiers).
En outre, la DNPJ a conservé un dernier levier d'action directe au niveau local, avec la préservation d'une ligne budgétaire spécifique à la criminalité organisée, permettant la prise en charge de dépenses d'intérêt national spécifiques et dépassant la gestion courante des services centraux et territoriaux de la filière. Cette enveloppe permet de garantir notamment l'exercice des missions de police judiciaire par la filière en dehors de la zone (déplacements hors zone, équipements spécifiques...). En 2024, elle s'élevait à 9,5 millions d'euros. Les rapporteurs considèrent qu'il est nécessaire, pour préserver les capacités d'action des DCOS, de préserver cet acquis de la réforme dans le cadre des budgétisations futures. La doctrine de la DNPJ rappelle cependant bien que les chefs territoriaux de la police nationale restent « garants de la préservation des moyens de lutte contre la criminalité organisée et spécialisée » et qu'il leur revient de « veiller à ce que les effectifs qui y sont dédiés soient préservés du traitement des stocks de procédures de la délinquance du quotidien ».
Proposition n° 11 - Conforter la ligne budgétaire nationale pilotée par la DNPJ dédiée à la lutte contre la criminalité organisée.
En tout état de cause, l'ensemble des anciens agents de la DCPJ auditionnés par les rapporteurs ont le sentiment que la réforme a provoqué une « dilution » de ce qui faisait leur spécificité au sein d'une filière judiciaire élargie à la petite délinquance, elle-même marginalisée dans une organisation territoriale tournée vers les besoins de la sécurité publique.
Ils soulèvent ainsi le risque d'une disparition de leur savoir-faire, patiemment construit au fil des décennies, depuis les « Brigades du Tigre » instituées par Georges Clemenceau au début du siècle dernier. L'un des chefs de SIPJ auditionnés indiquait ainsi que « la disparition du métier est « déjà là », ajoutant même « qu'il serait peut-être bon pour la réforme que les gens comme [lui] s'en aillent même s'il continue de penser que ce n'est pas la bonne manière de lutter contre la criminalité organisée, car ils sont devenus des freins à l'histoire en marche ».
* 27 Voir supra partie I, D.
* 28Proposition n° 5.