C. LES NOUVELLES INSTANCES DE PILOTAGE : UNE COMPLEXIFICATION DE LA « PJ »
1. Les limites de l'autorité fonctionnelle
L'autorité fonctionnelle constitue une innovation importante de la réforme. Sa traduction concrète était source d'importantes incertitudes, qui n'ont pas véritablement été levées à ce jour.
Celle-ci n'est pas définie juridiquement par les textes réglementaires applicables à l'organisation du ministère de l'intérieur. Elle se traduit concrètement par l'établissement annuel, au niveau de la DNPJ, d'une feuille de route nationale des priorités de la filière intégrant les priorités de politiques pénales du garde des sceaux et les objectifs assignés par le DGPN. Selon les termes de la doctrine de la DNPJ, celle-ci est « déclinée » à l'échelle locale par les DDPN et les DIPN, par l'intermédiaire des DZPN. Le document formalisant cette doctrine transmis aux rapporteurs ne fournit pas davantage d'informations sur les modalités concrètes de cette déclinaison locale.
Aussi, les SIPJ et SDPJ éprouvent d'importantes difficultés à cerner les contours de leur autorité fonctionnelle sur les SLPJ, source de confusions pour l'ensemble des agents.
L'ANPJ, qui n'hésite pas affirmer que l'« autorité fonctionnelle est une chimère », considère à titre d'exemple que « le principe d'autorité fonctionnelle de la DNPJ, décorrélée de l'autorité hiérarchique, est vicié ; dans une structure profondément hiérarchisée, en concentrant l'essentiel des leviers de contrôle au plus petit échelon territorial, l'idée de filière n'a aucune chance de devenir une structure solide et réellement intégrée ».
La notion même d'autorité fonctionnelle semble en effet mal adaptée à la culture de la police nationale. Comme le résume l'un des chefs de SIPJ auditionnés par les rapporteurs : « on est dans la police, les agents ont besoin d'un chef clair ; ce n'est pas le cas quand la personne qu'ils voient au quotidien n'est pas la même que celle qui les note et qui influe sur leur carrière ».
Pour pallier ces difficultés, il a été indiqué aux rapporteurs lors de leur déplacement qu'au sein de la DIPN de Nantes, le chef du SIPJ assumait en pratique des prérogatives hiérarchiques vis-à-vis des agents du SLPJ. Toutefois, l'inspection générale de la police nationale (IGPN) est intervenue pour rappeler que l'autorité hiérarchique appartenait au chef de la CPN de Nantes, soit le DIPN adjoint.
L'échelon zonal est quant à lui censé jouer un rôle essentiel pour l'exercice de cette autorité, eu égard à ses missions centrées sur l'animation, la coordination, l'orientation et le contrôle de l'action des DDPN et DIPN. Au niveau des zones, cette fonction est assumée par le DZA-PJ, chef du SZPJ, qui est placé sous l'autorité hiérarchique du DZPN et sous l'autorité fonctionnelle du DNPJ. Dans la pratique, les agents des DDPN et DIPN interrogés par les rapporteurs font état de pratiques disparates, essentiellement imputables à la personnalité des directeurs zonaux.
La plupart d'entre eux ont fait part aux rapporteurs de leurs interrogations sur l'utilité de cet échelon jugé « technocratique », duquel émane un flot continu de demandes de remontées d'informations et de statistiques (reporting).
Ils déplorent d'autant plus cette situation que la mise en oeuvre de la réforme s'est accompagnée d'une absorption d'effectifs d'enquêteurs hautement qualifiés au profit des SZPJ, ce qui a pu être perçu comme une mauvaise allocation de la ressource humaine alors même que ces services ne jouent pas de rôle directement opérationnel. De fait, les conditions d'exercice potentiellement moins contraignantes à l'échelon zonal ont probablement contribué à accélérer la « fuite » des personnels les plus expérimentés de la police judiciaire vers ses services.
En revanche, concernant l'activité quotidienne des services, les situations locales sont susceptibles de différer fortement. Certains services départementaux indiquent que la DZPN se tient plutôt en retrait, tandis que d'autres soulignent, souvent pour le déplorer, son caractère interventionniste. Non sans humour, un DIPN auditionné par les rapporteurs a confié avoir bien souvent « l'impression d'habiter chez [son] voisin ».
Il existe cependant des situations dans laquelle la zone joue un rôle utile sur certains sujets stratégiques. Peut être citée en exemple, à cet égard, l'initiative lancée par le procureur général près la cour d'appel de Nancy, où les rapporteurs se sont déplacés, tendant à la mise en place de « comités de lutte contre la criminalité organisée en détention », aux travaux desquels le directeur zonal participe directement.
Proposition n° 12 - Préciser, par voie d'instruction du DGPN, les modalités d'exercice de l'autorité fonctionnelle dans à chaque échelon territorial de la filière judiciaire.
2. Les difficultés de l'interdépartementalité
a) L'épineuse question de l'autorité sur les services spécifiques
La départementalisation de la police nationale a laissé en suspens la question de l'autorité sur les services spécifiques supra-départementaux de l'ex DCPJ. En pratique, il s'agit des antennes Sirasco, des antennes ou détachements du Siat, des brigades de recherche et d'intervention (BRI), des groupes interministériels de recherche (GIR), et des centres de coopération policière et douanière (CCPD).
L'implantation d'une antenne au sein d'un département fait du DIPN compétent le responsable administratif de cette antenne, disposant à ce titre d'une autorité hiérarchique sur ses personnels.
Au plan fonctionnel cependant, les instructions du DNPJ29(*) rappellent que les attributions, le ressort de compétence et l'articulation sur le territoire national de ces services sont définis dans leurs doctrines d'emploi respectives, et non par le DIPN.
Ainsi, en théorie, la mobilisation de ces moyens s'effectue à l'échelle zonale, selon les arbitrages rendus par le DZA-PJ.
L'un des DZPN auditionnés par les rapporteurs a d'ailleurs proposé de supprimer la notion de DIPN, décrite comme « fictive ». Il relève en effet que « tous les directeurs départementaux sont des DDPN. Aucun n'a une compétence propre sur les départements voisins. Seuls leurs services interdépartementaux ont une compétence étendue à plusieurs départements. L'appellation unique et généralisée de DDPN aurait pour mérite d'exprimer clairement le principe suivant : le DDPN qui a un SIPJ sous son autorité ne dispose pas de l'exclusivité de son activité opérationnelle. Il partage la disponibilité et les compétences de ce service avec les départements concernés ».
Toutefois, dans la pratique, la décorrélation de l'autorité hiérarchique et de l'autorité fonctionnelle est source de crispations. Ainsi, plusieurs acteurs interrogés ont relevé que les DIPN avaient tendance à tirer parti de leur autorité hiérarchique pour faire en sorte d'orienter prioritairement l'action de « leurs » services spécialisés sur leur département d'implantation.
Une solution à cette difficulté pourrait être de rattacher hiérarchiquement ces services à la DZPN, afin de garantir leur mobilisation interdépartementale. Cette option est préconisée par les responsables zonaux auditionnés. Les rapporteurs soulignent néanmoins que l'échelon zonal, vaste et peu adapté à la lutte contre la criminalité organisée, n'a pas pleinement fait la preuve de sa pertinence opérationnelle.
En définitive, cette situation est révélatrice des défauts de conception de la réforme, qui a enserré l'action de la « PJ » dans des carcans territoriaux peu pertinents. À court terme, la priorité est donc de définir des protocoles permettant de garantir une répartition interdépartementale des moyens des services spécialisés adaptée aux besoins des territoires et d'éviter leur absorption par le DIPN détenteur de l'autorité hiérarchique.
Proposition n° 13 - Définir des protocoles permettant de garantir une répartition interdépartementale des moyens des services spécialisés adaptée aux besoins des territoires et éviter leur absorption par le DIPN détenteur de l'autorité hiérarchique.
b) L'enjeu de la saisine des services d'enquête sur les affaires dépassant le ressort d'un unique département
Plusieurs magistrats auditionnés ont déploré le caractère peu lisible de l'architecture de la filière issue de la réforme.
Si le principe de liberté du choix du service enquêteur30(*) n'a pas été remis en cause, ses conditions d'exercice se sont néanmoins complexifiées.
Auparavant, en effet, il suffisait pour le magistrat, procureur de la République ou juge d'instruction, d'adresser sa réquisition ou sa commission rogatoire à la DCPJ, ce qui donnait la qualité pour agir à tous ses enquêteurs. Une telle faculté, comme l'a relevé le Syndicat de la magistrature, était particulièrement utile dans le cas d'un « go fast », qui peut s'étendre sur plusieurs départements et même sur plusieurs zones.
L'Association française des magistrats instructeurs (AFMI) a indiqué aux rapporteurs que les juges d'instruction souhaitant procéder à des interpellations multi-sites et coordonnées sur le territoire se voyaient contraints de multiplier les commissions rogatoires auprès de plusieurs DDPN et DIPN, entraînant un accroissement important de leur charge administrative.
En principe, il revient au DZA-PJ de jouer le rôle d'interface pour l'autorité judiciaire. Cette fonction est précisée au V de l'article 2 du décret n° 2023-1013 du 2 novembre 2023 relatif aux services déconcentrés et à l'organisation de la police nationale, qui dispose : « le directeur zonal de la police nationale représente la direction générale de la police nationale auprès de l'autorité judiciaire. Il agit en concertation étroite avec les procureurs généraux près les cours d'appel dont le ressort relève de la zone de défense et de sécurité ou avec le procureur général désigné par eux, notamment pour la mise en oeuvre des politiques de sécurité intérieure qui comportent une dimension judiciaire ».
Pourtant, force est de constater que cette disposition ne s'est pas pleinement traduite dans les faits. L'AFMI a indiqué aux rapporteurs que « l'échelon zonal n'est en général pas un interlocuteur quotidien des magistrats instructeurs au titre de la conduite des investigations ».
Il apparaît donc nécessaire de clarifier, auprès de l'autorité judicaire, les protocoles de saisine des services enquêteurs en cas d'affaires dépassant le ressort d'un département.
Proposition n° 14 - Clarifier, auprès de l'autorité judicaire, les protocoles de saisine des services enquêteurs en cas d'affaires dépassant le ressort d'un département.
* 29 Instruction DNPJ n° 03/2024, 17 juillet 2024.
* 30 Article 12-1 du code de procédure pénale.