III. UNE RÉFORME QUI N'APPORTE PAS DE RÉPONSE AUX PROBLÉMATIQUES STRUCTURELLES DE LA FILIÈRE INVESTIGATION

Si l'objectif premier de la réforme n'était pas de répondre à la crise d'attractivité dont souffre la filière judiciaire, force est de constater qu'elle ne l'a en rien enrayée, voire l'a aggravée. Plus que d'une réorganisation, c'est de formation et de moyens que les services avaient (et ont encore) le plus besoin, ainsi que l'avaient démontré plusieurs rapports tant de la Cour des comptes que du Sénat31(*).

A. UNE RÉFORME CONDUITE À MOYENS CONSTANTS QUI N'A PAS PERMIS LES RECRUTEMENTS ET AFFECTATIONS NÉCESSAIRES

1. Des effectifs encore insuffisants pour assurer l'encadrement et la prise en charge des affaires du milieu de spectre

Comme l'avait souligné le rapport d'information de la commission précité du 1er mars 2023, plusieurs des acteurs de terrain engagés dans la réforme de l'organisation de la gouvernance de la police nationale en attendaient non seulement une réallocation des moyens, mais une augmentation permettant notamment de traiter le « milieu de spectre » des affaires et d'augmenter le taux d'encadrement des personnels d'investigation de l'ancienne DCSP.

Les affaires dites de « milieu de spectre » sont en effet celles qui sont trop complexes pour être gérées au sein de commissariats, mais qui ne concernent pas la criminalité complexe. À ce titre, elles n'entraient pas parmi les priorités de la police judiciaire, et étaient donc parfois insuffisamment prises en charge. C'est donc naturellement elles qui devaient être les premières bénéficiaires de l'unification de la filière investigation. Les rapporteurs avaient cependant été alertés à plusieurs reprises sur le fait que cette amélioration ne pouvait se faire par la simple addition des moyens de la DCSP et la DCPJ, mais nécessitait le recrutement et la formation d'agents dédiés.

Le rapport d'information de la commission précité du 1er mars 2023 considérait en conséquence nécessaire d'augmenter les effectifs de l'investigation et du monde judiciaire et de mieux reconnaître l'exercice des missions judiciaires au sein de la police nationale. Or, malgré la trajectoire prévue par la LOPMI32(*), qui prévoit la création de 8 500 postes de policiers et gendarmes d'ici à 2027, ces espoirs paraissent devoir être remis en cause, notamment du fait de la dégradation de la situation budgétaire33(*).

De même, l'idée selon laquelle les difficultés de la filière investigation au sein de l'ex-DCSP tenaient pour partie à l'absence d'un encadrement intermédiaire suffisamment développé avait plusieurs fois été évoquée devant les rapporteurs. De fait, la présence de personnels gradés ayant une expérience nourrie en matière d'investigation permet d'améliorer tant la forme des actes d'enquête que le respect des règles de procédure. En l'absence d'un tel encadrement, c'est aux magistrats, au premier rang desquels les substituts, qu'il incombe de jouer ce rôle de relecture, voire de garant du respect du droit. À plusieurs reprises, l'idée que des officiers de police judiciaire pourraient venir renforcer l'encadrement des agents de la filière investigation issus de l'ex-DCSP avait été mise en avant comme une des conséquences bénéfiques de la réforme.

La réalité n'est toutefois pas celle-là. Malgré l'unification de la filière, les anciens services se mélangent relativement peu et les fonctionnaires des services de police judiciaire ne sont que faiblement venus renforcer l'encadrement des services relevant de l'ancienne DCSP. Aucun renforcement de cet encadrement ne semble par ailleurs prévu.

Si la réforme de la filière investigation pouvait in fine paraître comme un levier permettant potentiellement une amélioration du recrutement et de l'investissement dans des segments essentiels de la chaîne pénale, elle n'a, pour le moment du moins, n'a pas eu cet effet.

2. La réforme n'a pas freiné l'augmentation tendancielle du stock de procédures

L'une des difficultés structurelles de la police est l'accroissement constant du stock de procédures, qui ralentit considérablement les enquêtes et, partant, entrave fortement la manifestation de la vérité. Dans certains cas extrêmes dont ont été informés les rapporteurs, aucun acte d'enquête n'est ainsi effectué avant plusieurs années, certains dossiers pouvant même être classés sans suite faute d'actes d'enquêtes initiés en temps utile ou avant l'échéance du délai de prescription. S'il s'agit majoritairement d'affaires de bas de spectre, certains crimes, dont des viols, ont néanmoins pu être identifiés parmi ces dossiers. Cette situation, qui aboutit de fait à un déni de justice pour les victimes, alimente la défiance des Français envers la justice et dans une certaine mesure le sentiment d'impunité des auteurs d'infractions.

Si l'unification de la filière investigation n'avait pas non plus pour objectif premier de résorber ces stocks, force est de constater qu'elle n'a absolument pas interrompu leur augmentation tendancielle. Pour rappel, 2 638 979 procédures en stock étaient recensées par les parquets généraux et les parquets, tous services confondus, au 31 mai 202134(*). Les chiffres transmis par la DACG ne sont guère encourageants, une augmentation du stock ayant de nouveau été constatée sur les dernières années.

Une évolution préoccupante du stock de procédures en cours - DACG

Au 31 décembre 2023, les stocks de procédure de la DGPN, hors procédures de « vaines recherches » étaient de 1 894 679 et ceux de la DGGN de 605 962 procédures, soit un total de 2 500 641 procédures. Ces chiffres ne comprennent pas les stocks des services de la préfecture de police de Paris.

Au 31 décembre 2024, les stocks de procédure de la DGPN (hors procédures de « vaines recherches ») étaient de 1 929 642 et ceux de la DGGN de 644 164, soit un total de 2 573 806 procédures. Ces chiffres ne comprennent pas les stocks des services de la préfecture de police de Paris.

Les stocks de procédure de la préfecture de police de Paris ont été communiqués à la DACG en novembre 2024. Il était alors fait état d'un stock de 818 348 procédures.

Paradoxalement, selon l'IGPN, l'augmentation du stock depuis la mise en place de la réforme découlerait de la tentative de rendre plus attractives les conditions de travail au sein de la police judiciaire. L'expérimentation d'un nouveau cycle de travail, dont la semaine de quatre jours, lancée en mars 2024 a ainsi été écourtée et s'est achevée en février 202535(*). Cette problématique est l'une des manifestations les plus flagrantes de la désaffection structurelle dont souffre la filière investigation et à laquelle la réforme n'a apporté aucune réponse, malgré la promesse d'une plus grande fluidité des carrières grâce à l'unification de la filière investigation.


* 31 Formation initiale et continue des personnels de la police et de la gendarmerie nationales : rendre opérationnel ce qui est essentiel, Rapport d'information n° 410 (2022-2023) de Catherine Di Folco et Maryse Carrère, déposé le 8 mars 2023.

L'efficacité de l'appareil de formation de la gendarmerie, appuyé sur un esprit de corps solide et la capacité à recruter les talents et à leur offrir des formations de base solides et des formations spécialisées d'excellence, forme, comme le montre ce rapport, un contrepoint à la situation de la police nationale.

* 32 Loi n° 2023-22 du 24 janvier 2023 d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur.

* 33  Avis n° 150 (2024-2025) du 21 novembre 2024 de Henri Leroy sur les crédités de la mission « Sécurités » pour la loi de finances pour 2025.

* 34 Rapport d'information de la commission précité du 1er mars 2023.

* 35 AEF Police judiciaire : le sévère audit de l'IGPN qui a entraîné la fin de l'expérimentation de la semaine de quatre jours, 18 mars 2025.

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