B. LE MANQUE D'ATTRACTIVITÉ DE LA POLICE JUDICIAIRE
1. Un problème ancien à laquelle aucune solution satisfaisante n'a encore été trouvée
La crise d'attractivité de la police judiciaire est antérieure à la réforme. Les causes de cette crise, exposées précédemment, sont connues de longue date. Peuvent notamment être cités la complexité de la procédure pénale, les cycles horaires exigeants, l'insuffisance du régime indemnitaire, la responsabilité et la charge mentale pesant sur les enquêteurs, l'excessive lenteur de la réponse judiciaire ou encore l'obsolescence des outils informatiques.
Le rapport d'information de la commission précité du 1er mars 2023 notait ainsi que « la perte de sens, complexification de la procédure et charge mentale forte conduisent à une désaffection pour le judiciaire qui entraîne, comme le soulignait auprès de la commission François Molins, procureur général près la Cour de cassation, un déficit des vocations et d'attractivité et, par suite, de nombreuses vacances de postes au sein de ces métiers augmentant d'autant la charge de travail sur les personnels en poste. Le rapport annexé à la LOPMI indique ainsi qu'il y avait 17 000 officiers de police judiciaire au niveau national, pour 19 262 cartographiés et un besoin estimé à 22 000 ».
Pour autant, la police nationale se trouve également dans une situation qui découle de ses propres choix d'organisation. Alors que la gendarmerie a depuis longtemps intégré le passage de l'examen d'officier de police judiciaire au déroulement de carrière de ses agents, il n'en est pas de même au sein de la police nationale. Les tentatives pour intégrer les compétences en matière de police judiciaire à la formation initiale des gardiens de la paix pour augmenter les compétences et les vocations, notamment en intégrant le « bloc OPJ » aux examens obligatoires, n'ont ainsi pas rencontré le succès escompté. En janvier 2025, le caractère obligatoire de cette formation semble avoir été abandonné, seuls 11 % des élèves gardiens de la paix ayant effectivement obtenu cette qualification mi-2024.
Aux termes de leurs travaux, les rapporteurs ne peuvent que constater l'aggravation continue de cette crise de la police judiciaire, sur laquelle ils ont été régulièrement alertés. Dans ce contexte, ils ne peuvent que réitérer les recommandations précédemment formulées en mars 2023 et tendant, notamment, à rééquilibrer la répartition des effectifs entre la voie publique et l'investigation, à renforcer les effectifs dédiés à la lutte contre la délinquance financière ou à développer des procédures de traitement en masse des stocks d'affaires judiciaires.
Propositions formulées par la commission des lois le 1er mars 2023 visant à augmenter les effectifs de l'investigation et du monde judiciaire ainsi qu'à mieux reconnaître l'exercice des missions judiciaires au sein de la police nationale
Sénat, rapport d'information n° 384 (2022-2023) de Nadine Bellurot et Jérôme Durain sur l'organisation de la police judiciaire dans la police nationale, 1er mars 2023
Proposition n° 14 : Rééquilibrer les effectifs dans la police nationale entre investigation et voie publique, en se concentrant notamment sur le taux d'encadrement du corps de conception et d'application dans l'investigation.
Proposition n° 15 : Créer des équipes supplémentaires dédiées au traitement de certains contentieux aujourd'hui délaissés, comme par exemple les affaires en matière économique et financière.
Proposition n° 16 : À court terme, développer des procédures de traitement en masse des stocks d'affaires judiciaires par le bais de :
- l'adoption par les Parquets d'instructions permanentes permettant aux services de police et de gendarmerie de classer certaines procédures d'initiative ;
- le développement des opérations de traitement en temps réel sur site, y compris dans le cadre de la mise en place d'équipes policières dédiées à l'apurement des stocks de procédure dans des circonscriptions en difficulté.
Proposition n° 17 : Dans le cadre de la loi annoncée de programmation pour la justice, prévoir une augmentation du nombre de magistrats afin d'assurer le bon fonctionnement de la chaîne pénale dans son ensemble.
Proposition n° 18 : Remplacer le logiciel de rédaction des procédures de la police nationale (LRPPN) par un logiciel plus ergonomique et plus adapté aux défis actuels de la filière judiciaire de la police nationale. Prévoir une interconnexion entre les bases utilisées par les différents services.
Proposition n° 15 - Mettre en oeuvre les recommandations du rapport d'information du 1er mars 2023 visant à augmenter les effectifs de l'investigation et du monde judiciaire et à mieux reconnaître l'exercice des missions judiciaires au sein de la police nationale.
2. Une filière économique et financière fragilisée
Si elle touche l'ensemble des segments de la police judiciaire, cette crise d'attractivité atteint néanmoins un niveau particulièrement dramatique dans un domaine qui a constitué l'un des points importants de discussion de la réforme : les infractions économiques et financières. La récente commission d'enquête du Sénat sur la délinquance financière a ainsi démontré l'ampleur des travaux à fournir pour y remédier36(*).
Les rapporteurs partagent pleinement l'analyse de cette commission d'enquête sénatoriale, dont ils reprennent les principaux constats. Ils constatent qu'il n'existe pas de chiffres consolidés des effectifs de police dédiés aux infractions économiques et financières. Les chiffres donnés par le ministère mélangent souvent effectifs de police et de gendarmerie, agents formés ou mobilisables et agents en poste. La commission d'enquête a relevé que, selon Frédéric Ploquin, journaliste spécialisé dans la matière, 860 policiers enquêteurs sont suffisamment compétents pour comprendre les systèmes de blanchiment contemporains, chiffre qui apparaît dérisoire compte tenu des enjeux.
Les remontées du terrain, appréciées par la commission d'enquête, permettent de dresser un constat alarmant37(*). Celle-ci conclut que la filière investigation de police judiciaire est exsangue, en particulier en matière économique et financière. Au sein de la DNPJ, la sous-direction de la lutte contre la criminalité financière ne parvient ainsi pas à recruter. Le chiffre de 30 % de postes vacants dans les offices centraux dédiés à la criminalité financière, avancés par les journalistes entendus par la commission d'enquête, n'a quant à lui pas été démenti par les agents de ces services. De plus, 85 % des faits de criminalité organisée commis sur notre territoire sont traités par la DNPJ, ce qui permet de supposer une surexposition de ses services.
L'échelon central n'est pas le seul touché et les rapporteurs ont été systématiquement interpellés lors de leurs déplacements sur l'atrophie des services régionaux de police judiciaire.
Face à ces difficultés, des outils de formation en matière économique et financière existent et doivent être renforcés. La plupart des formations économiques et financières au ministère de l'intérieur interviennent dans le cadre de la formation continue, chez des personnes parfois en reconversion professionnelle après un début de carrière en sécurité publique ou d'autres services spécialisés. Pour professionnaliser encore ces agents, la DGPN a intégralement refondu, en 2024, la formation de ses policiers à l'investigation financière. Celle-ci s'adresse à tous les enquêteurs nationaux ou territoriaux, avec trois niveaux : la sensibilisation, l'approfondissement et la spécialisation. Le niveau 1 s'adresse prioritairement aux enquêteurs des services locaux de police judiciaire et se déroule en deux étapes : un module de vingt heures en distanciel et un module d'une semaine en présentiel dans les territoires. Le niveau 2, d'une durée de cinq semaines, vise à former les policiers se trouvant dans les brigades de lutte contre la criminalité financière et les policiers des offices spécialisés. Enfin, le niveau 3 regroupe différents modules de spécialisation thématique (corruption, blanchiment, avoirs criminels).
Sur des enjeux aussi fondamentaux, la question de l'intégration de formations dédiés à la lutte contre le blanchiment dès la formation initiale, par exemple pour des profils sélectionnés, voire recrutés dans cette optique, doit être davantage posée. Le retour annoncé au « volontariat » pour présenter, dès la formation de gardien de la paix, le bloc OPJ peut être l'occasion de cette nouvelle approche. À défaut, seules des mesures ambitieuses de recrutement de profils issus du privé, ayant par exemple exercé dans les cabinets d'audit ou d'expertise comptable, seront de nature à apporter la compétence nécessaire, si elles s'appuient sur une grille indiciaire adaptée. Les services judiciaires réussissent par exemple à s'adjoindre le précieux concours d'assistants spécialisés, représentant des profils d'experts qui permettent d'assister les magistrats dans certains actes d'enquête complexe. Le recours aux contractuels dans les services d'enquête est une piste déjà utilisée, mais il conviendrait également envisager une solution plus pérenne d'accès à la fonction publique par concours, à la manière par exemple de ce qui existe pour les techniciens et ingénieurs de police technique et scientifique.
D'une manière générale, l'éclatement des formations au sein même du ministère de l'intérieur interroge : on comprend que les formations de gendarmerie et de police nationales ne soient pas entièrement mutualisées ; cependant les techniques d'enquête économique et financière, d'analyse cyber et en crypto ou de recherche en sources ouvertes, qui sont des éléments communs et déterminants d'une lutte efficace contre la criminalité organisée, mériteraient d'être mutualisée ou au moins décloisonnées.
De façon plus immédiate, comme le préconisait la mission d'information de 2023, le principal axe d'amélioration réside dans la valorisation des carrières économiques et financières.
La commission d'enquête note à cet égard que, « trop souvent, les agents qui tentent l'expérience en groupe interministériel de recherche (GIR) le font au détriment de leur promotion à leur retour dans leur administration d'origine. Afin de rompre avec cette logique, un passage dans de telles structures pourrait constituer un prérequis à l'accession aux postes dédiés à la lutte contre la criminalité organisée, que ce soit du côté des enquêteurs ou des magistrats ». Les rapporteurs partagent cet avis.
Le parquet national financier plaide d'autre part pour la création d'un fonds de concours qui permettrait de réinvestir un pourcentage des amendes d'intérêt public issues des CJIP (actuellement 5,5 milliards d'euros) dans la formation et la fidélisation des enquêteurs financiers. Cette proposition mérite d'être approfondie. Cette possibilité de financement permet néanmoins de constater que la formation d'enquêteurs en matière économique et financière rapporte plus à l'État qu'elle ne lui coûte.
* 36 Ces dizaines de milliards qui gangrènent la société : Rapport n° 757 (2024-2025) de Nathalie Goulet au nom de la commission d'enquête.
* 37 Qui corrobore les constats de la Cour des comptes de 2019 et de 2023, qui alertaient alors sur la crise de la filière économique et financière.