EXAMEN EN COMMISSION
Mme Muriel Jourda, présidente. - Nos collègues Nadine Bellurot et Jérôme Durain vont nous présenter leur rapport d'information sur le bilan de la mise en place des directions départementales de la police nationale sur la filière investigation.
Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Madame la présidente, mes chers collègues, nous vous présentons ce matin, avec mon collègue Jérôme Durain, les conclusions de notre rapport d'information sur le bilan de la mise en place des directions départementales et interdépartementales de la police nationale - les DDPN et les DIPN - pour la filière investigation.
Nous nous réjouissons que la commission des lois nous ait confié cette mission, deux ans après notre premier rapport d'information sur l'impact de la réforme de la gouvernance de la police nationale sur la police judiciaire. Bien que notre préconisation principale de l'époque - un moratoire sur l'application de la réforme jusqu'à la fin des jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 - soit restée lettre morte, cela nous a permis d'assurer un suivi de nos travaux de contrôle. L'exercice nous paraît à la fois utile et vertueux.
Cette réforme a été conduite entre 2020 et 2024 par l'ancien ministre de l'intérieur Gérald Darmanin et s'articule autour de deux grands principes : d'une part, réorganiser la gouvernance de la police nationale selon une logique de filières métiers ; d'autre part, décloisonner les services à l'échelle départementale.
Cette réforme a eu pour principal effet de regrouper l'ensemble - ou presque - des services effectuant des missions de police judiciaire dans une nouvelle filière investigation unique. Auparavant, ces missions étaient en effet éparpillées entre deux directions. La direction centrale de la police judiciaire, qu'on appelait « la PJ », descendante des célèbres « brigades du Tigre » créées par Clemenceau au début du siècle dernier, était spécialisée dans les enquêtes complexes et la lutte contre la criminalité organisée. En parallèle, la direction centrale de la sécurité publique, en plus d'assurer l'ensemble des missions de voie publique et de maintien de l'ordre, traitait également les affaires judiciaires de moindre ampleur.
Désormais, l'ensemble de la filière judiciaire est placé sous l'autorité fonctionnelle d'une nouvelle direction nationale de la police judiciaire (DNPJ), tandis que la nouvelle direction nationale de la sécurité publique (DNSP) est recentrée sur son coeur de métier.
Le décloisonnement des différentes filières - investigation, sécurité publique, police aux frontières, renseignement territorial - a ensuite été opéré à l'échelle départementale. Les services concernés ont été regroupés sous l'autorité d'un unique directeur départemental de la police nationale, rattaché au préfet. Dans les départements abritant des services dont le champ d'action dépasse le territoire d'un département, comme les brigades de recherche et d'intervention (BRI), cette direction est dite « interdépartementale ». La mise en place de ces nouvelles directions a été généralisée à compter du 1er janvier 2024.
Le niveau départemental devient ainsi l'échelon opérationnel par excellence. Contrairement à l'ancienne « PJ », la DNPJ est désormais cantonnée à un rôle essentiellement stratégique d'animation de la filière, sauf pour ce qui concerne les offices centraux tels que l'Office antistupéfiants (Ofast), chargés des enquêtes d'envergure nationale, voire internationale.
Entre les deux, le niveau zonal a été investi d'une mission de coordination, sous l'autorité d'un directeur zonal de la police nationale, secondé, pour ce qui concerne la filière investigation, par un directeur zonal adjoint chargé de la police judiciaire (DZA-PJ).
Dans ce nouveau contexte, la réforme introduit une innovation, à savoir la distinction entre l'autorité dite « hiérarchique » et l'autorité « fonctionnelle ». Il en découle que les services départementaux ou interdépartementaux de police judiciaire sont placés sous l'autorité hiérarchique du DDPN ou du DIPN - concrètement, c'est lui qui dirige leur action au quotidien et qui évalue leurs agents. Mais ces services sont également placés sous l'autorité fonctionnelle du DNPJ et du DZA-PJ, qui veillent à ce que leur action s'inscrive dans le cadre des priorités définies pour l'ensemble de la filière.
Comme vous pouvez le constater, cette nouvelle organisation ne frappe pas par sa simplicité.
Dans le cadre de notre rapport d'information de 2023, nous mettions en lumière certains risques importants que recelait pour la filière judiciaire cette réforme qui, à l'évidence, a été pensée en fonction des besoins de la sécurité publique.
D'abord, nous avions alerté sur le fait que l'échelon départemental était totalement inadapté à la lutte contre la criminalité organisée, dont les réseaux se déploient à l'échelle nationale et internationale.
Ensuite, nous relevions un risque de déport des agents très spécialisés de l'ex-« PJ » sur des missions relevant de la sécurité du quotidien, qui sont bien plus au coeur des priorités des préfets. Il s'agirait pour nous d'une bien mauvaise allocation des ressources humaines de la police.
C'est la raison pour laquelle, comme je l'indiquais, notre proposition centrale était de reporter l'entrée en vigueur de cette réforme, menée à marche forcée. Nous n'étions pas opposés par principe à toute réforme, et jugions même que le décloisonnement des services et l'unification de la filière judiciaire constituaient des pistes intéressantes.
Nous considérions cependant qu'il était indispensable de se donner le temps de concilier ces objectifs avec la nécessité de garantir la préservation des compétences et des méthodes de travail de la PJ, qui ont fait la preuve de leur efficacité pour lutter contre la criminalité organisée.
De surcroît, il nous paraissait pour le moins risqué de bouleverser ainsi le fonctionnement de la police nationale à la veille du défi sécuritaire que représentait l'organisation des jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024. Nous avions donc proposé un moratoire, le temps de poser les jalons indispensables à la réussite de la réforme.
Cette proposition pourtant raisonnable de la commission des lois est restée lettre morte, et le ministre de l'intérieur s'en est tenu au calendrier initial.
Il résulte des travaux que nous avons menés que, près d'un an et demi après son entrée en vigueur, la mise en oeuvre qui en a été faite a largement confirmé les risques que nous avions identifiés. C'est d'autant plus regrettable que, dans le même temps, la lutte contre la criminalité organisée et le narcotrafic a été érigée en priorité de l'action des forces de sécurité intérieure.
Si nous maintenons notre analyse et considérons que la réforme n'aurait pas dû être menée dans ces conditions, nous admettons cependant que son annulation pourrait déstabiliser encore davantage une institution qui ne l'a pas encore totalement absorbée.
C'est la raison pour laquelle nous avons fait le choix, pour le court terme, de formuler une série de propositions très concrètes et directement opérationnelles pour corriger certains effets négatifs de la réforme.
M. Jérôme Durain, rapporteur. - Le fait que nous nous réunissions dans la salle Clemenceau me conduit à constater que les crocs et les griffes des brigades du Tigre sont malheureusement bien élimés !
Je m'attacherai à vous présenter les principaux leviers d'amélioration que nous avions identifiés, qui sont principalement inspirés par notre détermination à préserver, autant qu'ils peuvent l'être, le savoir-faire et les méthodes de la PJ.
Tout d'abord, signe de la précipitation avec laquelle la réforme a été menée, nous avons constaté que certaines fonctions supports n'avaient pas été adaptées à la nouvelle organisation. Notre première proposition est donc bien sûr d'y remédier, car cela a des conséquences très concrètes sur le travail quotidien des enquêteurs. Je pense en particulier à l'adaptation de l'environnement numérique à la nouvelle organisation, qui ne devrait être effectif qu'à compter de 2026. Il faut également trouver une solution au problème, qui n'avait clairement pas été anticipé, de l'allocation spécifique d'ancienneté (ASA), un dispositif indiciaire attribué sur une base géographique. C'est un point très important : dans plusieurs départements, la réorganisation territoriale n'a pu être menée à son terme car elle aurait impliqué la perte du bénéfice de l'ASA pour certains agents.
La mise en oeuvre de la réforme, pour le reste, a malheureusement confirmé nos craintes.
Au terme des auditions que nous avons conduites, comme lors des déplacements que nous avons effectués sur le terrain, à Nantes et à Nancy, nous pouvons affirmer que la PJ spécialisée que nous connaissions se trouve à la fois affaiblie dans la police nationale ; diluée dans la nouvelle filière investigation unifiée ; et enfin complexifiée par le nouvel organigramme.
Si la PJ se trouve affaiblie dans la police nationale, c'est parce qu'elle est désormais exposée aux arbitrages des DDPN et DIPN.
À ce stade, nous n'avons certes pas observé de mobilisation massive des agents de l'ex-PJ sur des missions de voie publique ou sur de la délinquance de faible gravité, même si cela a pu ponctuellement arriver.
La vigilance reste de mise sur le long terme. Ce résultat, qui n'a rien d'acquis, n'aurait sans doute pas été obtenu sans le « tir de barrage » des anciens de la PJ au moment du lancement de la réforme. En effet, la grande majorité des agents des DDPN et des DIPN sont issus de l'ancienne direction centrale de la sécurité publique et ils ont d'ores et déjà tendance à appliquer les méthodes de management inspirées de la sécurité publique, exposant les enquêteurs spécialisés à une certaine pression pour traiter plus rapidement les dossiers, à rebours de la culture de la police judiciaire et au détriment de leur qualité procédurale.
In fine, la compréhension des enjeux et des nécessités de la PJ devient dépendante de l'appétence plus ou moins forte des préfets et des DDPN pour la matière, qui s'avère variable. Nous considérons que le sujet est trop important pour être laissé à l'aléa. C'est la raison pour laquelle, outre le fait que nous plaidons en faveur de davantage de diversité dans les profils des directeurs nommés, nous appelons à ce que les instructions du DGPN affirment le principe de « sanctuarisation » des agents de la PJ sur leur coeur de métier.
La réforme a également eu pour effet d'affaiblir le pouvoir de direction de l'autorité judiciaire. La dispersion des procureurs de la République d'un même département fragilise leur position dans le rapport de force qui les « oppose » au préfet, interlocuteur quotidien du DDPN. Nous invitons donc les parquets à adapter leur organisation locale à la réforme et ainsi peser davantage dans le dialogue stratégique, afin de s'assurer que les priorités de la politique pénale puissent être relayées efficacement.
Par ailleurs la PJ spécialisée s'est trouvée quelque peu diluée dans la filière investigation unifiée.
Certes, la réforme a permis une communication plus fluide entre les différentes composantes de la filière. Mais, aux « silos » des anciennes directions centrales se sont substitués des « îlots » départementaux. Les divisions de la criminalité organisée et spécialisée (DCOS), qui reprennent au sein des DIPN les attributions de l'ex-« PJ », parlent davantage aux autres divisions, mais elles se parlent moins entre elles. Auparavant, des échanges très opérationnels, centrés sur la connaissance des réseaux criminels et de leur mode d'action sur le territoire, étaient organisés par la direction centrale de la police judiciaire. Désormais, les échanges se font au niveau zonal et sont noyés dans la masse d'informations liées à la délinquance de moindre gravité.
À Nantes, le chef du service interdépartemental de la police judiciaire a rapporté un exemple symptomatique de cette dégradation de la communication. Alors que les auteurs d'une fusillade ayant eu lieu à Rennes dans le cadre d'un règlement de comptes étaient Nantais, cette information ne lui est parvenue que quarante-huit heures plus tard, par l'intermédiaire du service départemental de renseignement territorial. Dans l'ancienne DCPJ, une telle désinvolture aurait été impensable. En effet, une information immédiate était indispensable, notamment pour permettre de procéder à des perquisitions à Nantes.
Il est donc indispensable, à nos yeux, de restructurer un cadre d'échanges d'informations opérationnelles à un niveau supra-départemental, centré sur le haut du spectre de la criminalité organisée. Ce cadre doit se détacher du carcan départemental, ou même zonal, en prenant pour base les bassins de criminalité réellement existants, car les organisations criminelles n'ont pas la courtoisie d'inscrire leur action dans le cadre de nos circonscriptions administratives. L'exemple de la DDPN de Dreux, rattachée à la zone Ouest alors que la criminalité locale est résolument tournée vers la région parisienne, peut être cité en exemple.
Enfin, les nouvelles instances de pilotage complexifient lourdement l'organisation de la police judiciaire.
Dans une organisation imprégnée de culture hiérarchique comme la police, la notion d'« autorité fonctionnelle », décorrélée de la notation et du management quotidien, est peu comprise. Un haut cadre de la police nationale a admis devant nous, en audition, que l'exercice de cette autorité « lui coûtait beaucoup de salive »...
Dans ce contexte, l'utilité de l'échelon zonal a régulièrement été mise en cause par les agents que nous avons auditionnés. Plus encore, ils déplorent que cet échelon de pilotage, dédié à l'exercice de l'autorité fonctionnelle, mais sans moyens opérationnels, ait « absorbé » un grand nombre d'enquêteurs très qualifiés.
De même, nous avons constaté que la réforme n'a pas tranché de façon satisfaisante la question de la doctrine d'emploi des services de police judiciaire interdépartementaux, comme les BRI. Si leur mobilisation est en principe décidée par la zone, ils sont de fait sous l'autorité hiérarchique des DIPN, qui tendent à orienter leur action au profit de « leur » département. Dans ce contexte, nous considérons que des protocoles nationaux doivent être adoptés pour garantir une répartition interdépartementale efficace des moyens des services spécialisés.
Voilà, mes chers collègues, les principales pistes que nous proposons pour corriger certains aspects néfastes de la réforme.
Si nous avons délibérément centré nos travaux sur ces questions, nous avons également tenu à rappeler que la réforme n'a pas apporté de réponse aux problématiques structurelles dont souffre la filière judiciaire, au premier rang desquelles la crise d'attractivité de ses métiers. Ses causes sont connues de longue date : complexité de la procédure pénale, cycles horaires, insuffisance du régime indemnitaire, charge mentale pesant sur les enquêteurs, excessive lenteur de la réponse judiciaire, obsolescence des outils informatiques, etc.
La filière souffre également fortement de la croissance insoutenable du stock de procédures, dont le nombre est passé de 2,8 millions à 3,3 millions depuis notre précédent rapport.
Ces difficultés, nous tenions à le souligner, sont particulièrement prégnantes en matière de lutte contre la criminalité économique et financière, comme l'a récemment mis en évidence une commission d'enquête du Sénat.
Sur ces sujets, les constats et propositions que nous avions formulés lors de notre précédent rapport d'information restent valables et nous ne pouvons que les reconduire.
Mme Muriel Jourda, présidente. - Nous pouvons agir sur la complexité de la procédure pénale, mais je crains que notre action n'aille pas toujours dans le bon sens.
Mme Catherine Di Folco. - Merci aux deux rapporteurs pour cet exposé parfois édifiant. La mise en oeuvre de vos préconisations devra-t-elle être effectuée de manière essentiellement réglementaire, ou nécessite-t-elle une action législative ?
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Merci pour ce rapport. Nous avions déjà identifié une série de craintes par le passé, dont la moindre priorité accordée aux enquêtes en matière financière, craintes qui se sont confirmées ; nous avions aussi dressé une série de constats, dont la perte d'attractivité de la filière de la police judiciaire.
En 2023 également, Philippe Dominati avait remis un rapport d'information intitulé « La direction centrale de la police judiciaire : des brigades du Tigre bientôt mises en cage ? », dans lequel il s'était montré sévère à l'égard de la réforme. En janvier 2025, enfin, le procureur de Versailles avait évoqué une « catastrophe » lors d'une audition solennelle devant le garde des Sceaux.
J'aimerais toutefois comprendre votre position définitive : le bilan est-il « globalement positif » ou bien « globalement négatif » ? En outre, quel est l'avis du ministre de l'intérieur sur le sujet ?
Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Madame Di Folco, la plupart des recommandations pourront être mises en oeuvre par le biais de mesures réglementaires.
Mme Catherine Di Folco. - Est-ce le cas pour l'ASA ?
Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Ce sujet revêt un caractère financier et devra donc être traité, en premier lieu, dans le cadre du budget. Un décret sera également nécessaire pour corriger cette lacune.
M. Jérôme Durain, rapporteur. - Imaginer une remise à plat complète de la réforme, aussi discutable soit-elle, est sans doute de mauvaise politique et vraisemblablement impossible en pratique.
Il n'en reste pas moins que nous n'avons pas soigné les maux profonds de l'investigation, puisque nous n'avons pas progressé sur la résorption du stock de procédures, ni sur les rémunérations et les conditions de travail.
Nous avions voté, dans le cadre de la loi du 24 janvier 2023 d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur - portée à l'époque par Gérald Darmanin - la création d'un « bloc OPJ » destiné à orienter les jeunes policiers vers l'investigation dès le début de leur carrière. Or lors des derniers concours, les élèves policiers s'organisent massivement pour ne pas réussir ce bloc, soit en ne se présentant pas à l'épreuve, soit en rendant copie blanche, et être ainsi certains de ne pas être orientés vers l'investigation.
Faute de pouvoir remettre en cause la totalité de la réforme, il faut donc apporter quelques correctifs, notamment pour mieux définir les conditions d'exercice de l'autorité fonctionnelle. La place de la zone, échelon complètement déconnectée de la réalité de la criminalité, doit également être réinterrogée.
Si certaines craintes pour l'indépendance des enquêtes relatives aux atteintes à la probité ou sur le dévoiement de l'investigation au profit du maintien de l'ordre n'ont pas été confirmées, il importe, malgré tout, de rétablir le métier de police judiciaire et de donner à cette filière de l'investigation les moyens d'exister pleinement.
Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Il n'est pas question de repartir de zéro, mais de réinsuffler de l'énergie à la PJ, la réforme n'ayant pas permis - loin s'en faut - de redonner un élan aux vocations. Par ailleurs, il faut donner davantage de visibilité à la police judiciaire au sein de la nouvelle organisation.
Le ministre de l'intérieur, quant à lui, a indiqué qu'une inspection de ses services consacrée aux conditions de mise en oeuvre de la réforme était en cours.
M. Jérôme Durain, rapporteur. - Le sujet de l'investigation est suffisamment important pour justifier une audition du ministre de l'intérieur lorsque ce rapport d'inspection aura été rendu.
Mme Muriel Jourda, présidente. - Je rappelle le titre proposé pour ce rapport : « La police judiciaire dans la police nationale (II) : une réforme imposée à marche forcée, des correctifs à apporter. »
Les recommandations sont adoptées.
La commission adopte, à l'unanimité, le rapport d'information et en autorise la publication.