E. LES ATTENTES DES ÉLUS LOCAUX VIS-À-VIS DE LA COMMANDE PUBLIQUE : LES ENSEIGNEMENTS DE LA CONSULTATION RÉALISÉE PAR LA COMMISSION D'ENQUÊTE
La commission d'enquête a souhaité disposer d'un panorama plus représentatif des enjeux et défis que suppose l'évolution substantielle du cadre juridique de la commande ces dernières années pour les collectivités locales. Pour ce faire, elle a recueilli le ressenti des élus locaux dans le cadre d'une consultation publique sur la plateforme dédiée du Sénat en avril 2025, à laquelle ont répondu 1 182 participants, dont la majorité représentait des communes.
Sans surprise, une majorité des collectivités répondantes reconnaît avoir le sentiment que le cadre juridique de la commande publique s'est complexifié au cours des dix dernières années240(*).
Pour les élus, cette évolution se traduit premièrement par un allongement des délais de passation des marchés (constaté par 54,1 % des répondants)241(*), en raison d'une charge administrative démultipliée (renforcement des obligations de vérification de certains documents et déclarations fournis par les candidats et lourdeur des commissions d'appel d'offres), des obligations strictes quant aux délais imposés pour les réponses des candidats ainsi qu'en raison de la multiplication des lots infructueux.
Près de la moitié des collectivités indique également supporter, pour la majorité de leurs marchés, des coûts d'exécution plus importants qu'anticipés242(*), du fait de causes externes243(*), telles que l'inflation observée ces dernières années, de circonstances imprévues dans le cadre de l'exécution du contrat244(*) ainsi qu'à cause d'une mauvaise estimation financière du coût du projet245(*) et de délais d'exécution trop importants246(*).
Les collectivités expriment à cet égard l'impression que le cadre de la commande publique a tendance à favoriser les entreprises, tout en leur imposant des normes irréalistes. Un élu souligne à ce propos que « les principales difficultés résident dans le temps considérable que demande le lancement d'un marché public, ainsi que dans les compétences juridiques nécessaires pour éviter tout risque de recours devant le tribunal administratif. Ce qui peut paraître paradoxal dans la commande publique, c'est que les collectivités doivent respecter de nombreuses obligations -- neutralité, égalité de traitement des candidats, transparence -- pour garantir une concurrence saine. Pourtant, dans les faits, certaines entreprises contournent ces principes en négociant discrètement entre elles pour se répartir les marchés sur certains territoires, évitant ainsi de se concurrencer directement. Ce type de pratiques est notamment observé dans des secteurs comme les transports, les réseaux d'assainissement ou l'eau potable, restauration collective (...). Ainsi, la concurrence existe, mais elle est parfois davantage théorique que réelle. »
Cette impression de déséquilibre dans les obligations et les contraintes des acheteurs et des entreprises s'illustre par une forte inquiétude des représentants des collectivités quant aux risques juridiques auxquels les exposent les procédures d'achats ; 84,4 % des répondants indiquant en effet avoir le sentiment d'être exposés à un risque pénal247(*). Ce sentiment doit toutefois être nuancé ; la consultation ayant mis en lumière un décalage entre les craintes des élus à cet égard et la faible proportion d'entre eux ayant eu récemment à connaître d'un contentieux devant le juge administratif (9,6 %) ou des poursuites pénales (1,6 %).
Plus globalement, les petites collectivités ayant répondu à la consultation se disent dépassées par le niveau et l'évolution des normes. Comme le souligne un participant, ces communes font face à « un problème de compétence des agents pour maîtriser des règles qui changent très (trop) régulièrement alors que le nombre des procédures lancées par les petites communes est assez variable et reste faible pour permettre aux agents de maîtriser ces règles ». Les évolutions juridiques des dix dernières années laissent ainsi le sentiment « qu'il y a toujours plus de normes, alors que les élus de petite commune ne disposent que d'un secrétariat ouvert une journée par semaine ». Ce décalage entre la lourdeur des procédures et la réalité des moyens de certaines municipalités peut même pousser les plus démunis d'entre eux à trouver des solutions alternatives peu conformes à l'esprit du code, tel que cet élu qui admet « en tant que maire et pour limiter les coûts, il m'arrive d'acheter personnellement des produits pour ensuite me faire rembourser par délibération, tout simplement, car nous ne pouvons acheter sur tous les sites Internet et sommes donc soumis à des prix de fournisseurs abusés ». En toute franchise, un élu rappelle ainsi que « la bonne pratique c'est le bon sens. Il n'y a pas d'expert chez nous ».
Pour faire face à ces difficultés, les élus demandent, sans surprise, un élan de simplification du droit de la commande publique. Tant dans les rencontres de terrain effectuées par la commission d'enquête qu'au sein de la consultation, si beaucoup soulignent le vaste champ des possibilités ouvert par le code de la commande publique, le corsetage du recours à la négociation, est dénoncé comme une source de lourdeur et de surcoûts pour les collectivités.
Beaucoup appellent également à un allègement des exigences déclaratives (reporting) et de vérifications dans le cadre de la passation et l'exécution des marchés devant la charge démultipliée que peuvent supposer ces dernières. « Dans une collectivité comme la nôtre de 5000 habitants et avec seulement deux cadres de catégorie A, complétés en ressources des membres du bureau exécutif par leur savoir professionnel, nous croulons et c'est le terme sous un empilement de normes, de contraintes, de justifications à donner à la préfecture, aux partenaires financiers, à la DGFIP. Tous ces services ont diminué la voilure et reportent la charge de leurs obligations sur l'ensemble des collectivités. Nous sommes à la limite de nos capacités de répondre à ce trop-plein d'injonctions » témoigne l'un d'eux.
Dans le même esprit, près de la moitié des collectivités interrogées estime que les seuils actuels de mise en concurrence et de publicité pour les procédures adaptées devraient être rehaussés afin de ne plus s'appliquer aux marchés d'un faible montant (44,2 % des répondants à la consultation).
En conséquence, lorsqu'elles sont interrogées sur les bonnes pratiques leur permettant de mieux se conformer aux exigences juridiques, les petites collectivités font, pour beaucoup, mention des procédures leur permettant de mutualiser leurs achats (centrales d'achat nationales ou locales, groupements de commande au niveau de l'intercommunalité), car elles estiment ne pas être en mesure de se conformer à l'ensemble des règles nouvelles avec les moyens restreints dont elles disposent. Dans certaines intercommunalités, la mutualisation s'entend au sens large et vise ainsi à accompagner les mairies dans toutes les composantes de leur politique d'achat. Un élu breton explique ainsi « gérer les marchés de ma communauté de communes et des communes membres, permettant d'harmoniser les modèles de marché et les pratiques. Sur tout le Finistère, nous harmonisons nos documents et nos pratiques entre plusieurs EPCI toujours dans cette optique de faciliter l'accès des entreprises. Ce réseau nous permet d'être à jour de la veille juridique, de rédiger des modèles types de documents optimisant les pratiques métiers (clauses types ajustées à la réalité des relations avec les entreprises, le Trésor public, RGPD, cyber, etc.). »
Interrogés sur leur politique d'achats responsables, les élus locaux ont majoritairement indiqué s'être engagés dans cette démarche (53, % des répondants indiquant s'être dotés d'une politique en faveur des achats durables), bien que l'inclusion systématique des critères et clauses environnementales demeure peu fréquente (respectivement 23,8 % et 20,3 % des répondants). Des taux plus faibles ont été constatés s'agissant de l'inclusion systématique de critères et de clauses sociales dans les marchés (respectivement 18 % et 16,9 % des déclarants).
Sans être réfractaires à l'introduction de normes en matière environnementale et sociale, les élus demandent néanmoins que le cadre juridique de la commande publique se stabilise désormais, afin de laisser le temps à leurs agents de pleinement s'approprier le périmètre de ces obligations et de les mettre en oeuvre efficacement et sans surcoût. Elles rappellent à cet égard que le respect des nouvelles exigences environnementales peut présenter des enjeux de surcoûts.
Certaines collectivités plaident ainsi en faveur d'obligations prenant en compte la taille des pouvoirs adjudicateurs, devant les difficultés rencontrées par certaines petites communes disposant de faibles moyens au sein de leur service des affaires juridiques pour se conformer aux nouvelles exigences environnementales. La dispense d'obligation de se doter d'un Spaser pour les collectivités dont le volume d'achat est inférieur à 50 millions d'euros HT annuels constitue un exemple pertinent, en écartant les plus petits pouvoirs adjudicateurs de normes qu'ils ne sont pas en mesure d'appliquer.
En outre, les réponses à la consultation témoignent de la forte volonté des élus de voir évoluer le cadre juridique européen et national quant à la possibilité d'inclure dans les marchés des critères géographiques de provenance des achats. La possibilité de privilégier des entreprises locales est avancée comme un levier vers la définition de circuits courts et responsables, notamment pour l'atteinte des objectifs de la loi Egalim, ainsi qu'un moyen de structurer des filières à l'échelle locale en soutenant les petites et moyennes entreprises d'un territoire. 96,8 % des collectivités répondantes indiquent en effet vouloir utiliser leur politique d'achat pour soutenir les entreprises de proximité, ce qui se traduit aujourd'hui, du fait de la rigidité du cadre juridique, par le recours à l'allotissement (pour 25 % des répondants), à la publicité adaptée (25 %), aux méthodes de sourcing (19 %) et à des considérations sociales et environnementales (14 %).
À cet égard, la commission a été particulièrement attentive aux travaux de l'Eurométropole de Strasbourg qui, grâce à l'introduction de dispositions environnementales et sociales significatives dans 80 % des marchés, parvient à attribuer, depuis 2020, 75 % de ces derniers à des entreprises situées dans le Bas-Rhin et 80 % à des entreprises alsaciennes, sans contrevenir à l'interdiction de clauses de préférence locale au sein des marchés publics248(*). De la même manière, la région Bretagne s'est fixé comme objectif, en 2025, d'attribuer 80 % de ses marchés à des entreprises dont le siège se situe en Bretagne et dans le département de la Loire-Atlantique, et atteint déjà 76 % en 2024.
* 240 51,3 % des 774 répondants, soit 324 participants.
* 241 414 participants.
* 242 29,2 % des répondants (223 participants) estiment supporter un surcoût « pour plus de 50 % des marchés » tandis que 21,2 % (162 participants) jugent ce surcoût « systématique ».
* 243 23,7 % des répondants.
* 244 21 % des répondants.
* 245 15,7 des répondants.
* 246 14,7 % des répondants.
* 247 31,6 % des répondants ont le sentiment d'être fortement exposés à ce risque.
* 248 Audition de M. Christian Brassac, vice-président de l'Eurométropole de Strasbourg, en charge de la commande publique responsable, le 20 mai 2025.