D. D'UNE FONCTION ESSENTIELLEMENT JURIDIQUE À UN MÉTIER SPÉCIFIQUE : LA PROFESSIONNALISATION DE LA FONCTION ACHAT AU MILIEU DU GUÉ
La commission d'enquête a porté une attention particulière, au cours de ses travaux, à l'évolution des moyens mis au service de la commande publique, et plus précisément à la professionnalisation des acheteurs publics ainsi qu'aux limites de cette dernière.
En effet, l'évolution rapide du cadre juridique de la commande publique a indéniablement conduit à un renforcement de la complexité de celui-ci. Les pouvoirs adjudicateurs ont ainsi dû se conformer, en l'espace de quelques années, à des exigences accrues en matière de publicité, de mise en concurrence, de déclarations, de contrôles administratifs ou encore, comme mentionné précédemment, en matière de normes environnementales et sociales. De surcroit, l'instabilité de ce cadre juridique et le poids accru de la jurisprudence contraignent désormais des pouvoirs adjudicateurs à exercer une veille permanente ainsi qu'une mise à niveau régulière des outils comme des pratiques des équipes chargées des achats.
Interrogé par la commission d'enquête sur l'impact de l'accélération de l'évolution du cadre juridique sur le métier d'acheteur public, M. Grégory Kalflèche, professeur de droit public à l'Université Toulouse-Capitole, rappelait ainsi que « l'achat public, longtemps perçu comme une procédure purement administrative, a évolué avec la création du métier d'acheteur public, qui va au-delà du simple suivi des procédures »230(*). M. Jean-Marc Joannès, rédacteur en chef d'achatpublic.info, précisait à cet égard que ce dernier doit désormais « connaître son marché, le passer dans de bonnes conditions, en suivre l'exécution et avoir conscience de la nécessité de travailler avec son écosystème, en conservant de bonnes relations juridiques et économiques avec les entreprises »231(*).
En conséquence, a été observée, à compter des années 2000, une volonté de montée en compétences des pouvoirs adjudicateurs en matière d'achats publics, qui s'est traduite pour beaucoup d'entités, et notamment les collectivités territoriales, par le recrutement d'acheteurs professionnels. Comme l'a souligné France urbaine auprès de la commission d'enquête « la transformation des processus d'achat dans les grandes collectivités s'est amorcée au cours des années 2000-2010, avec l'intégration progressive d'enjeux économiques plus larges. Ce mouvement a conduit à une évolution profonde des structures : les anciennes directions des affaires juridiques ont progressivement été remplacées par de véritables directions des achats et de la commande publique. Cette évolution s'est accompagnée de la création de postes d'acheteurs - fonctions alors inédites dans les collectivités - chargés d'impulser une approche renouvelée, à rebours de la logique strictement juridique qui prédominait jusqu'alors »232(*).
Au-delà de la structuration de nouveaux services achat sont apparues des unités de « contrôle de gestion achats », chargées du suivi des indicateurs, de la programmation, de l'actualisation des cartographies et de l'analyse des risques. L'importance de ces services se trouve, selon les élus entendus par la commission d'enquête, renforcée par la mise en oeuvre progressive des Spaser, qui ont contribué à consolider de véritables politiques d'achat durable.
M. Jean Bouverot, responsable ministériel des achats (RMA) du ministère de l'intérieur, notait à cet égard lors de son audition233(*) que les étapes préalables et postérieures à la contractualisation (phases de « stratégie » et « d'approvisionnement et de suivi ») font souvent l'objet d'un sous-investissement de la part des services achat, alors qu'elles sont des leviers essentiels pour la réduction des coûts et la performance des achats. Pour y remédier, le ministère a réformé son service achat, désormais intitulé service de l'achat, de l'innovation et de la logistique du ministère de l'intérieur (Sailmi), afin de confier à des sous-directions propres le soin de définir les stratégies d'acquisition du ministère et d'assurer le suivi de l'approvisionnement, du contrôle du service fait et de la logistique.
Les principes directeurs de l'achat au ministère de l'intérieur
Source : Présentation du responsable ministériel des achats du ministère de l'intérieur à la commission d'enquête.
Le métier d'acheteur public est donc aujourd'hui en profonde mutation, se composant d'une part de fonctionnaires généralistes disposant d'une spécialisation juridique, et d'autre part de contractuels acheteurs en sortie d'étude ou issus du privé. Le Conseil national des achats (CNA) notait à cet égard que le recours à des acheteurs de métier « permet d'intégrer des profils spécialisés dans un domaine d'achats »234(*) mais présente des enjeux d'attractivité tant en matière de rémunération vis-à-vis du secteur privé que de perspectives d'évolution au sein de l'administration.
La commission d'enquête a néanmoins constaté que la professionnalisation de la fonction achat n'est pas sans soulever plusieurs difficultés chez les pouvoirs adjudicateurs, et notamment pour les petites collectivités locales. Cette professionnalisation se heurte en effet premièrement à des difficultés persistantes de recrutement, en raison notamment de la faible attractivité des rémunérations dans la fonction publique. Par ailleurs, pour les collectivités ne pouvant pas nécessairement s'aligner sur les grilles salariales proposées dans le secteur privé, comme pour les structures s'étant dotées d'acheteurs professionnels, l'évolution constante du cadre juridique de la commande publique impose désormais d'importants efforts en matière de formation continue. De fait, la diversité des profils des acheteurs ainsi que le fort turn over sur ces postes impliquent que nombre d'entre eux ne disposent pas d'une formation initiale dédiée aux achats, accentuant le besoin d'une formation tout au long de la carrière, selon les besoins de chacun et les évolutions juridiques.
Le centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT), pour les collectivités, et la DAE et la DGAFP, pour les services de l'État, proposent à cet égard des parcours structurés permettant de renforcer les compétences des agents en charge des achats publics. Ces offres sont également complétées par l'intervention de plusieurs associations d'acheteurs qui proposent de contribuer à la formation continue de ces dernières. Le CNA, l'association des acheteurs publics (AAP) et l'association pour l'achat dans les services publics (APASP) ont ainsi présenté à la commission d'enquête les différents supports qu'ils proposent à leurs adhérents (revues, des webinaires, des évènements et des groupes de réflexion) visant à réunir, former et faire échanger les acheteurs autour de certaines thématiques d'achats, ainsi que la diffusion de bonnes pratiques. Elles réalisent par ailleurs un travail pédagogique d'explication et d'étude de la norme.
Ces associations et les représentants des collectivités territoriales entendus ont également insisté sur la nécessité de proposer des formations aux élus locaux, premiers responsables des achats réalisés et vecteurs essentiels des transitions rendues nécessaires en matière sociale et environnementale. Parmi eux, les élus membres des commissions d'appel d'offres (CAO) ou réalisant des achats en lien avec leur service pourraient être prioritaires pour bénéficier d'une formation minimale afin de garantir une appropriation satisfaisante des enjeux liés aux achats publics.
En dépit de toutes ces initiatives, la commission d'enquête a pu observer que l'ensemble des collectivités ne disposent pas des moyens nécessaires pour mener à bien une telle professionnalisation. Les plus petites, notamment, n'ont souvent ni les volumes d'achat suffisants, ni les effectifs dédiés ni encore un budget permettant de créer des postes de catégorie A ou de recruter des acheteurs disposant d'une formation initiale dans le domaine. Dans sa consultation des élus locaux réalisée depuis la plateforme dédiée du Sénat, la commission d'enquête a interrogé les collectivités sur leur recours à des acheteurs professionnels. Il en ressort que, parmi les 626 communes ayant répondu à cette question, seules 9,74 %235(*) disposent aujourd'hui d'un acheteur professionnel. Près de la moitié des communes ne disposant pas d'acheteurs professionnels estime néanmoins qu'il serait utile de bénéficier d'une meilleure professionnalisation des personnels chargés de la commande publique au sein de leur collectivité236(*).
Pour faire face à ces problématiques, la commission appelle à un recours accru aux procédures de mutualisation des achats permettant de pallier les difficultés liées à l'éclatement bien plus important qu'à l'étranger des pouvoirs adjudicateurs.
La mutualisation des achats
Les acheteurs peuvent faire le choix d'acquérir seuls les travaux, les fournitures et les services qui répondent à leurs besoins, de se grouper avec d'autres acheteurs ou de recourir à une centrale d'achat.
- La centrale d'achat
Selon l'article L. 2113-2 du code de la commande publique, une centrale d'achat est un acheteur qui a pour objet d'exercer de façon permanente, à titre onéreux ou non, des activités d'achat centralisées. Son activité peut ainsi tenir à l'acquisition de fournitures ou de services destinés à des acheteurs (rôle de « grossiste ») ou à la passation des marchés publics de travaux, de fournitures ou de services destinés à des acheteurs (rôle « d'intermédiaire »). Les centrales d'achat peuvent également fournir aux acheteurs une assistance à la passation des marchés publics, qui peut prendre la forme d'une mise à disposition d'infrastructures techniques permettant aux acheteurs de conclure des marchés, de conseil sur le déroulement ou la conception des procédures de passation des marchés publics, ou de la préparation et la gestion des procédures de passation des marchés publics au nom de l'acheteur concerné et pour son compte.
Tout acheteur public peut se constituer en centrale d'achat, dans les limites de ses statuts et de sa compétence.
- Le groupement de commandes
Conformément aux dispositions des articles L. 2113-6 à L. 2113-8 du code de la commande publique, des groupements de commandes peuvent être constitués entre des acheteurs afin de passer conjointement un ou plusieurs marchés publics. Cette mutualisation des achats présente les mêmes intérêts que ceux apportés par le recours à une centrale d'achat qui recherche cependant davantage la massification des besoins. À la différence de la centrale d'achat, le groupement de commandes n'a pas de personnalité juridique.
L'intérêt principal pour les acheteurs repose sur le lancement d'une consultation unique pour répondre aux besoins de plusieurs acheteurs en matière de travaux, de fournitures ou de services. Alors que la centrale d'achat n'a pas à satisfaire un besoin propre lorsqu'elle passe un marché public, il est nécessaire que chaque membre du groupement de commandes soit intéressé par la conclusion d'un ou des marchés publics qui seront conclus dans le cadre du groupement.
Un groupement de commandes peut être constitué soit de façon temporaire, pour répondre à un besoin commun ponctuel, soit de manière permanente en vue de répondre à des besoins récurrents.
Source : Direction des affaires juridiques.
La mutualisation des achats constitue en effet un vecteur précieux de réduction des dépenses pour les pouvoirs adjudicateurs, puisqu'elle suppose l'abaissement du nombre de procédures de passation des marchés publics et la réalisation d'économies d'échelle et des gains de temps cruciaux, puisqu'elle ne requiert la mobilisation que d'une seule équipe d'acheteurs parmi l'ensemble des collectivités membres d'un groupement ou au sein de la centrale d'achat.
Elle permet en outre, pour les petites collectivités disposant de personnels peu spécialistes, de bénéficier de l'expertise du processus d'achat des acheteurs du groupement afin de sécuriser leurs marchés et exploiter les possibilités offertes par les différentes procédures de la commande publique. Pour tous les membres du groupement, la mutualisation suppose également une visibilité accrue de leurs marchés, assurant un élargissement de la concurrence et un prix éventuellement plus intéressant.
Comme rappelé par France urbaine, la mutualisation des achats est également un outil de coordination de l'action à l'échelle d'un territoire. En prenant l'exemple d'une rénovation thermique de bâtiments, France urbaine note qu'il est possible de réunir les besoins de plusieurs communes, et ce faisant d'assurer une bonne coordination des travaux, en veillant à ce qu'ils ne soient pas tous réalisés en même temps afin de ne pas saturer les capacités des entreprises locales237(*). La massification de l'achat peut également permettre la structuration de certaines filières à l'échelle locale, notamment dans le domaine de l'alimentation ou des services.
La massification n'est d'ailleurs pas un obstacle à l'accès aux marchés des petites et moyennes entreprises, puisque les directions des achats ainsi constituées disposent généralement de meilleures capacités d'ingénierie achat que des plus petites structures et peuvent en conséquence ajuster les procédures pour permettre aux TPE/PME identifiées en amont de répondre aisément aux consultations, notamment grâce à un allotissement optimisé. La massification est également un levier vers l'achat innovant, encore faiblement développé dans les petites communes.
Enfin, plus de la moitié des collectivités ayant contribué à la consultation organisée via la plateforme dédiée du Sénat indique que le recours à des centrales d'achat permet de réaliser des économies238(*).
À cet égard, M. Grégory Kalflèche rappelait devant la commission d'enquête que certains de nos voisins européens ont une approche plus généralisée de la mutualisation des achats à l'échelle locale, notamment l'Italie, où « les petites communes ont systématiquement recours à des centrales d'achat et ne passent pas de marchés publics »239(*).
La commission d'enquête a pu observer de nombreuses initiatives vertueuses en matière de constitution de centrales locales d'achat public qui, contrairement aux centrales nationales (qui sont également fortement mobilisées par les collectivités territoriales) présentent l'intérêt de pouvoir s'adapter aux spécificités des marchés locaux.
Les collectivités sont ainsi plusieurs à avoir créé des centrales locales d'achat public pour acheter des fournitures et services relevant des moyens généraux qu'elles ont mis au bénéfice des communes et intercommunalités. La constitution d'une centrale territoriale d'achat commence souvent par se concentrer sur le domaine alimentaire, pour favoriser l'achat local de produits bio et de qualité. C'est notamment le cas de Breizh Achats, l'une des centrales territoriales d'achat les plus récentes qui, depuis sa création en 2024 par la région Bretagne et les quatre départements de la Bretagne administrative (Ille-et-Vilaine, Côte d'Armor, Finistère, Morbihan) mutualise l'approvisionnement de denrées alimentaires auprès de producteurs locaux, au bénéfice de 306 établissements publics locaux d'enseignement (collèges et lycées).
Le groupement de commandes, consistant pour des pouvoirs adjudicateurs à engager conjointement une procédure de passation d'un marché, est apparu légèrement moins plébiscité par les collectivités entendues dans le cadre des travaux de la commission d'enquête. Ce délaissement s'explique, comme rappelé par l'Association des acheteurs publics, « par le manque de flexibilité des groupements, notamment s'agissant de l'évolution de ses membres en cours d'exécution d'un marché ». De fait, dans le cadre d'un groupement de commandes permanent, les membres dont l'adhésion serait postérieure au lancement d'une procédure de passation ne peuvent pas bénéficier des prestations eu égard à l'obligation de définir précisément la nature et l'étendue des besoins préalablement à la passation d'un marché public. Une telle contrainte semble peu adaptée à la réalité des politiques d'achat de petits pouvoirs adjudicateurs, notamment les communes qui peuvent souhaiter bénéficier d'un marché groupé dont la passation serait déjà initiée mais pour lequel l'ajout d'un bénéficiaire au volume très restreint ne serait pas de nature à bouleverser l'équilibre du marché. De ce fait, on constate ces dernières années un phénomène de transformation de groupements de commande permanents en centrales d'achat, alimentant la croissance de ces dernières.
La commission d'enquête appelle dès lors à encourager fortement le recours à la mutualisation des achats publics, notamment pour les petites communes aux faibles volumes d'achats afin qu'elles bénéficient de l'expertise et de la force de structuration des achats offertes par la massification des marchés. Pour ce faire, elle préconise la révision des conditions de participation aux groupements de commande à l'échelle intercommunale, en permettant une adhésion plus souple des communes aux contrats en cours.
Recommandation n° 14. - Assouplir les conditions de recours aux groupements de commandes pour les communes et les intercommunalités.
La commission préconise en outre, selon des modalités laissées à l'appréciation des acteurs locaux -la commission d'enquête ayant pu découvrir la diversité de celles déjà mises en oeuvre dans de nombreux territoires - une mutualisation de la fonction achat à l'échelle intercommunale, permettant une spécialisation croissante des agents en charge de l'achat et une massification du volume de commandes pouvant conduire à des économies substantielles, en particulier pour les petites communes, et à une meilleure technicité des acheteurs, permettant de mieux répondre aux besoins de chaque commune.
Recommandation n° 15. - Encourager la mutualisation de la fonction achat à l'échelle des intercommunalités.
* 230 Audition du 18 mars 2025.
* 231 Ibid.
* 232 Contribution écrite de France Urbaine.
* 233 Audition de M. Jean Bouverot, 3 juin 2025.
* 234 Contribution écrite du CNA.
* 235 Soit 61 communes.
* 236 45,2 % des communes ne disposant pas d'acheteurs professionnels, soit 252 communes.
* 237 Contribution écrite de France urbaine.
* 238 164 collectivités sur 320 ayant répondu à la question.
* 239 Audition du 18 mars 2025.