A. L'ABSENCE PRÉOCCUPANTE D'UN MARCHÉ DES DONNÉES

À juste titre, les ayants droit culturels demandent à pouvoir profiter des dispositions du RIA pour créer un marché réellement équilibré où les contenus culturels seraient négociés et justement rémunérés.

Force est cependant aujourd'hui de constater qu'un tel marché ne peut pas se développer tant est grande l'asymétrie d'informations entre les parties prenantes. D'un côté, les fournisseurs d'IA moissonnent très largement les contenus culturels accessibles en ligne sans aucune considération pour le droit moral et patrimonial de leurs détenteurs légitimes, de l'autre, les ayants droit culturels ne peuvent que constater l'analogie entre les productions générées par l'IA et leurs oeuvres, sans être en capacité de prouver l'usage qui en est fait.

L'économie de la fabrication de l'IA générative ne présente donc pas les caractéristiques d'un marché concurrentiel, ce qui justifie pleinement, au regard de la théorie économique, une intervention publique.

L'exemple pas tout à fait transposable des droits voisins des éditeurs
et des agences de presse

Par le biais de la proposition de loi de David Assouline, le Sénat a été à l'origine de la première transposition en Europe de l'article 15 de la directive du 17 avril 2019, avec la promulgation le 24 juillet 2019 de la loi relative aux droits voisins des agences de presse et des éditeurs de presse. Ces droits permettent aux bénéficiaires d'obtenir une rémunération pour l'utilisation par les moteurs de recherche en ligne et les réseaux sociaux de citations et d'extraits issus de leurs publications. La détermination des montants dus se heurte cependant à des difficultés très similaires à celles observées aujourd'hui pour les oeuvres utilisées par l'IA, à savoir l'asymétrie d'informations entre les éditeurs et agences de presse et les fournisseurs de service en ligne. Après des années de négociations très tendues43(*) et infructueuses, suivis de contentieux où les éditeurs et les agences de presse ont dû acquitter des frais d'avocat considérables face à des géants du numérique à la surface financière incomparable, la solution est finalement venue de la régulation. Ainsi, l'Autorité de la concurrence a imposé à Google le 12 juillet 2021 et le 15 mars 2024, pour un montant total de 750 millions d'euros, pour non-respect de ses engagements, notamment le refus de communiquer des informations permettant d'établir le montant de la rémunération.

Si la décision du 15 mars 2024 est pour l'essentiel motivée par les conditions de négociation des droits voisins, l'Autorité a complété son jugement en soulignant que la société avait « manqué à l'obligation de transparence en ne tenant pas informés les éditeurs et agences de presse de l'utilisation de leurs contenus par Bard [l'IA de Google, désormais dénommé Gemini] ». L'Autorité souligne que Google n'a pas « proposé de solution technique permettant aux éditeurs et agences de presse de s'opposer à l'utilisation de leurs contenus par Bard », ce qui revient à donner une force effective au principe de l'opt-out.

Il n'est cependant pas certain que l'Autorité de la concurrence puisse exercer pour l'heure une telle action dans le domaine de l'IA. En effet, ce secteur n'est pas caractérisé, comme celui des moteurs de recherche, par une position dominante qu'il lui reviendrait alors de réguler. Dès lors, les espoirs qui ont pu être fondés sur une approche par le droit de la concurrence sont encore très incertains.

Très consciente des risques économiques et sociétaux que fait peser la révolution de l'IA, la mission d'information souhaite promouvoir l'élaboration d'un cadre qui permettra aussi bien aux acteurs culturels de bénéficier largement et légitimement des retombées économiques qui lui sont dues, qu'aux entreprises européennes de l'IA de se hisser au tout premier rang mondial.

Elle constate cependant que la détermination du niveau de rémunération des contenus culturels utilisés par l'IA est une équation complexe à résoudre, pour laquelle aucune solution simple et partagée n'émerge à ce jour. En effet, les données culturelles sont utilisées à différents niveaux dans la chaîne de valeur de l'IA, avec un degré de substituabilité variable, particularité qui n'existe dans aucun autre marché. Les analyses juridiques comme économiques disponibles ne peuvent s'appuyer que partiellement sur l'expérience, tant « l'objet IA » est par nature disruptif.

Dans ces conditions, la mission d'information appelle à préserver du mieux possible un droit de la propriété intellectuelle solidement établi depuis plus de deux siècles, et dont la France est à l'origine, tout en travaillant son articulation avec la réalité d'un nouveau modèle économique qui épouse mal les modèles connus et testés. Les modalités du futur modèle de rémunération qu'elle appelle de ses voeux doivent encore être approfondies par des travaux juridiques et économiques complémentaires à ceux déjà disponibles.

L'exemple allemand

De nombreux pays tentent de mettre en place des solutions juridiques solides. La diversité des approches témoigne à elle-seule de la complexité de la question. Le rapport précité pour le CSLPA de la professeure Alexandra Bensamoun mentionne ainsi une initiative allemande. La société pour les droits sur la représentation musicale et la reproduction mécanique (GEMA) a mis en place un modèle à deux composantes, qui prend en compte, d'une part, l'utilisation des données lors de la phase d'entrainement, d'autre part, la valeur générée par les productions de l'IA. L'avantage principal est d'associer étroitement le secteur musical aux éventuels succès des productions générées par les IA.


* 43 Une synthèse a été effectuée par le rapporteur pour avis des crédits de la presse dans son rapport sur le projet de loi de finances pour 2022 : https://www.senat.fr/rap/a21-168-42/a21-168-426.html#toc77 et

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