B. HUIT GRANDS PRINCIPES À RESPECTER DANS LE CADRE DE L'ÉLABORATION CONCERTÉE D'UN MODÈLE DE RÉMUNÉRATION DES CONTENUS CULTURELS UTILISÉS PAR L'IA
Face aux difficultés techniques du dossier, la mission d'information tient à affirmer politiquement huit grands principes que toute mise en place d'un modèle de rémunération se devra de respecter. Ces principes pourront utilement éclairer les travaux de la concertation lancée le 23 avril 2025, à l'initiative conjointe de la ministre de la culture et de la ministre déléguée chargée de l'IA et du numérique.
La stratégie d'action ministérielle pour une IA culturelle
Le 3 juillet 2025, le ministère de la culture a dévoilé sa stratégie d'action « pour une IA culturelle, responsable et souveraine ».
La mission d'information constate avec satisfaction que trois des cinq grands axes44(*)
de cette stratégie correspondent aux enjeux qu'elle a identifiés, à savoir :
- développer des IA et des usages responsables, en promouvant des modèles transparents, éthiques et frugaux, entraînés sur des données représentatives de la diversité culturelle et linguistique française ;
- garantir un modèle économique équitable, en protégeant les droits des créateurs, anticipant les mutations des métiers culturels, et assurant une juste rémunération face à l'essor des contenus générés par IA ;
- stimuler l'innovation dans la création artistique et l'offre culturelle, en soutenant les expérimentations artistiques, la recherche et les nouveaux services fondés sur l'intelligence artificielle.
Elle sera très attentive au déploiement de cette stratégie, notamment passées les échéances de la publication du code européen de bonnes pratiques et des résultats de la concertation nationale.
1. Premier principe : le droit à rémunération des ayants droit est légitime et incontestable
Le principe d'une rémunération pour l'ensemble des contenus culturels utilisés par les fournisseurs et déployeurs d'IA, quel que soit le moment du processus où ils sont utilisés, est aussi légitime qu'incontestable. Toutes les auditions d'économistes et de juristes menées par la mission d'information sont convergentes sur ce point.
Éléments indispensables de la chaîne de production d'une IA générative, les données servant à l'entraînement des modèles doivent faire l'objet d'une rémunération appropriée.
Les revenus ainsi générés doivent être mis à profit par le secteur culturel, en particulier pour assurer la formation et l'accompagnement des professionnels, afin que ceux-ci ne subissent pas cette innovation de rupture mais en prennent le contrôle, de la même manière que les évolutions technologiques dans la musique ont été financées par les ventes de productions plus anciennes.
Ce cercle vertueux, qui permet de nourrir le progrès, est pour l'instant rendu impossible par l'absence injustifiable de rémunération.
Recommandation n° 1 : Réaffirmer et garantir le droit à rémunération des ayants droit culturels pour l'utilisation de leurs contenus par les fournisseurs d'IA.
2. Deuxième principe : la transparence sur les données utilisées doit être garantie
Maintes fois évoquée, la transparence sur les données utilisées par les fournisseurs d'IA apparaît comme la condition nécessaire - mais non suffisante - de la rémunération. Elle est également un gage indispensable de confiance entre le secteur culturel et le secteur de la tech, tout comme une garantie sur la qualité des productions générées par l'IA.
Si on peut s'interroger sur le degré de granularité nécessaire et sur le caractère public des données, la mission d'information estime que toutes les informations doivent être apportées sur les différentes étapes (entraînement, spécialisation, ancrage) au cours desquelles elles ont pu être utilisées.
À ce titre, le « résumé suffisamment détaillé » mentionné à l'article 53 du RIA, s'il constitue une étape essentielle, ne sera pas en mesure d'apporter les éléments suffisants à l'établissement d'une rémunération représentative de l'usage. Il faut donc le considérer comme la partie « publique » d'une masse d'information qui devra nécessairement faire l'objet de négociations entre les parties prenantes, à la fois sur leur volume, mais également sur leur caractère éventuellement protégé.
Pour reprendre une analogie largement entendue durant les auditions, notamment utilisée par les professeures Alexandra Bensamoun et Joëlle Farchy dans leurs rapports respectifs pour le CSLPA, si les ingrédients utilisés doivent être rendus publics, les quantités et le traitement peuvent, pour leur part, relever des négociations entre les parties prenantes.
Recommandation n° 2 : Garantir la transparence complète des données utilisées par les fournisseurs d'IA.
3. Troisième principe : la rémunération doit être fonction des flux de revenus générés par l'IA
Il est encore difficile aujourd'hui d'estimer le niveau du « marché de l'IA » à moyen terme. Il existe différents secteurs dans lesquels cette technologie, dont on ignore les futures potentialités tout comme les futures limites, est déjà appliquée avec succès, comme la médecine ou l'analyse juridique.
Dans le domaine culturel, les hypothèses sont encore incertaines et reposent largement sur l'attrait que présenteront pour le public des productions synthétiques, moins onéreuses et disponibles en plus grand nombre, face à des oeuvres purement humaines. Quelle sera la propension des consommateurs à payer pour détenir un livre, écouter une musique, visionner un film, s'ils ont été générés par des IA ? Pour l'instant, aucune oeuvre culturelle entièrement synthétique ne semble avoir franchi la barrière du succès.
En tout état de cause, les IA génératives sont potentiellement en capacité de produire une infinité de contenus et ce, pendant encore de longues années. Elles auront donc un usage en continu des données qui servent à les nourrir.
Dans ce contexte, la mission d'information estime qu'un modèle de rémunération équitable doit tenir compte de cette spécificité en associant, directement et en flux continu, les créateurs aux succès économiques de l'IA.
Dès lors, la rémunération ne doit pas être marginale ou symbolique, mais corrélée au chiffre d'affaires du secteur de la tech - fournisseurs comme déployeurs d'IA -, afin de constituer un levier de financement pour le secteur de la création, qui plus est nécessaire à la poursuite de l'activité des IA qui ont un besoin continu de nouvelles données humaines de qualité.
De cette façon, un cercle vertueux pourra être mis en place : le succès de l'IA bénéficiera directement au secteur culturel dans son ensemble.
La mission estime donc nécessaire que la rémunération ne se résume pas à un simple paiement, pour solde de tout compte, d'un jeu initial de données, mais qu'elle soit conçue pour irriguer dans le temps les industries culturelles et créatives humaines.
Comme indiqué précédemment, les modalités de cette rémunération doivent être travaillées et discutées, la mission d'information souhaitant qu'un consensus entre les acteurs émerge à ce sujet.
Recommandation n° 3 : Définir des modalités de rémunération qui soient fonction des flux de revenus générés par les fournisseurs et déployeurs d'IA.
4. Quatrième principe : la création de bases de données harmonisées, aux conditions d'utilisation clairement définies, est un préalable indispensable à l'existence d'un marché de la donnée
Le préalable nécessaire à l'existence d'un marché attractif de la donnée, qui reconnaitrait enfin aux ayants droit un pouvoir de marché qui n'aurait pas dû leur échapper, est la création de bases de données disponibles, larges, à défaut d'être complètes, qui comporteraient aussi bien les références que les fichiers, dans un format utilisable par les fournisseurs d'IA.
Par analogie, le secteur musical a pu se reconstruire après le choc provoqué par le piratage au début des années 2000 non pas en se fractionnant, mais en travaillant au nouveau modèle des plateformes de streaming. Sans écarter définitivement le piratage, ces dernières l'on rendu moins attractif : pourquoi prendre le risque de frauder alors que, dans des conditions claires, une offre payante et ergonomique est disponible ?
La mission d'information estime donc que l'ensemble des filières créatives et la presse doivent d'urgence se mobiliser pour établir les conditions juridiques et techniques de la création de bases de données, en lien avec les acteurs de l'IA.
Il appartient donc au secteur culturel et à celui de la presse, dans leur diversité, de s'accorder sur des standards et des procédures communes, qui permettront in fine de garantir le droit d'auteur.
Recommandation n° 4 : Inciter le secteur culturel et celui de la presse à constituer des bases de données larges et de qualité, facilement exploitables par les fournisseurs, assorties de conditions d'utilisation précisément définies.
5. Cinquième principe : le passé doit être soldé
De son côté, le secteur de l'IA gagnerait à apurer les contentieux nés des conditions juridiques discutables de sa création. Il fait peu de doutes aux yeux de la mission que l'exception TDM a été largement détournée de sa vocation initiale et qu'une vaste quantité de données protégées ont été moissonnées hors de tout cadre légal.
Un même raisonnement pourrait trouver à s'appliquer aux États-Unis avec le « fair use ». Les contentieux en cours, qui devraient logiquement se développer dans les mois et les années à venir, devraient se solder par des indemnités très élevées, que viendront encore faire grossir les frais juridiques de part et d'autre. Dans le pire des cas pour l'industrie de l'IA, des modèles entiers pourraient devoir être reconstruits faute de pouvoir en extraire telle ou telle donnée dont l'usage serait définitivement prohibé.
Dès lors, et comme première étape vers des relations apaisées, la mission d'information recommande d'engager rapidement un dialogue pour parvenir à des accords mutuellement avantageux qui éteindront les contentieux en cours, par exemple, par le biais de contrats rétroactifs.
Recommandation n° 5 : Parvenir à un règlement financier pour les usages passés des contenus culturels, afin de compenser les ayants droit culturels et sécuriser juridiquement les fournisseurs d'IA.
6. Sixième principe : un avantage comparatif doit être donné aux fournisseurs d'IA respectueux du cadre légal
Des bases de données larges et aux conditions d'accès clairement arrêtées seraient assurément d'une grande aide pour accélérer l'intégration du monde de l'IA à celui de la culture. Pour autant, l'économie actuelle de l'IA se caractérise surtout par une concurrence extrêmement forte qui incite plus à la prédation qu'à la coopération et qu'au respect des règles.
Dès lors, il est nécessaire que le respect du droit se traduise non seulement par la sécurité juridique, mais également par un réel avantage compétitif. Il apparait clairement que des bases de données de qualité, complètes, expurgées de contenus douteux, nourries d'oeuvres de qualité, précisément étiquetées, voire disposant d'un catalogue rare pas encore accessible, constitueront un avantage décisif pour les fournisseurs qui y auront accès. Cet atout serait d'autant plus décisif que les oeuvres auraient été utilisées non pas dans la phase d'entraînement, mais dans celles d'affinage et d'ancrage.
De ce point de vue, une IA « éthique » mise sur le marché se distinguerait très avantageusement de ses concurrents, aussi bien en termes d'image de marque que de productions générées. Les entreprises européennes auraient tout à gagner à ce mouvement général, par opposition à d'autres entités qui adopteraient un comportement moins respectueux.
Recommandation n° 6 : Créer les conditions d'un réel avantage comparatif pour les fournisseurs d'IA vertueux qui sauront nouer les meilleurs accords avec les ayants droit culturels.
7. Septième principe : la diversité culturelle et la créativité humaine doivent continuer à être encouragées
Des industries culturelles enfin respectées et justement associées au succès de ce nouveau modèle économique devraient largement bénéficier des revenus générés par les IA, même si la question d'une éventuelle substitution demeure posée.
La mission d'information estime crucial de continuer à créer les conditions propices à la diversité de la création culturelle, face à la tendance intrinsèque de l'IA à l'uniformisation.
Il serait par exemple regrettable que les sources d'information d'un modèle d'IA très populaire soient limitées à un seul titre de presse, faute pour les autres d'avoir trouvé les moyens d'obtenir une rémunération. Le pluralisme, élément essentiel de notre démocratie, en serait la première victime. Il serait tout autant dommageable que la diversité musicale souffre de la sur-représentation de certains genres, ce qui nuirait à la créativité de l'ensemble de la filière musicale.
Pour la mission d'information, les revenus générés par l'IA devaient donc en partie être fléchés vers des mécanismes de promotion de la diversité de la création. De ce point de vue, le modèle des taxes affectées au CNC et des obligations de production dans le secteur audiovisuel sont des exemples éprouvés et réussis d'association de l'ensemble d'un secteur au succès des oeuvres.
Recommandation n° 7 : Tirer profit des revenus générés par le marché de l'IA pour promouvoir la diversité de la création culturelle et le pluralisme de la presse.
8. Huitième principe : les créations générées par l'IA doivent être étiquetées
Face à la quantité de contenus produits par l'IA, le cadre juridique parait à ce jour peu adapté et largement dépendant de décisions prises progressivement par les juridictions et les instances de régulation. La position constante des personnes entendues durant la mission d'information est que les contenus générés par l'IA ne devraient pas pouvoir bénéficier du régime de la propriété intellectuelle, ce qui est le cas actuellement.
Ce principe ne peut cependant trouver à s'appliquer que dans la mesure où ces contenus peuvent être clairement identifiés, que ce soit, comme il serait souhaitable, par un marquage numérique apposé par les acteurs de l'IA, soit par des outils techniques, comme celui mis en place en juin 2025 par la société Deezer.
Il s'agit, en outre, d'un enjeu essentiel pour l'information et la sensibilisation des publics.
Recommandation n° 8 : Travailler à la mise en place d'un système technique permettant d'identifier les contenus intégralement générés par l'IA.
* 44 Les deux autres axes portent moins directement sur la création artistique.