C. DONNER SA CHANCE AU RIA ET GARANTIR SON EFFECTIVITÉ
1. Une mise en oeuvre entravée
Si ses dispositions sont loin de faire l'unanimité, le RIA constitue pour l'instant le cadre dans lequel va se déployer la régulation de l'IA en Europe.
Cette législation, la seule actuellement en construction dans le monde, peut servir de modèle de régulation pour les autres pays, comme a pu l'être le RGPD. L'Europe définirait donc pour les années à venir des standards auxquels devront se soumettre les entreprises désireuses d'accéder au marché commun.
Dans ce contexte, il est essentiel que les outils mis en place démontrent à court terme leur efficacité, et que l'Europe ne cède pas face aux exigences américaines, telles qu'explicitées dans le mémorandum de la société OpenAI du 13 mars 2025.
Comme l'a montré la partie III du présent rapport, la mise en oeuvre du RIA pose cependant de sérieuses difficultés compte tenu des divergences profondes entre les fournisseurs d'IA et les ayants droit culturels, mais également face au manque d'unité et de solutions partagées entre ces derniers.
Cette apparente désunion du secteur culturel ne doit pour autant pas masquer les points de consensus qui existent entre ses différentes filières. La gestion collective obligatoire et ses dérivés, comme la licence légale et l'exception compensée, sont ainsi massivement rejetées, comme l'ont montré aussi bien les auditions menées par la mission d'information que la consultation réalisée en mai 2024 par la professeure Alexandra Bensamoun, dans le cadre de la mission que lui a confiée le CSLPA.
D'une même voix, les ayants droit culturels appellent à préserver le droit de propriété exclusif du créateur sur son oeuvre, qui est au fondement du droit d'auteur.
2. Une réponse graduée pour parvenir enfin à une rémunération appropriée des ayants droit culturels
L'économie de l'IA en est encore à ses débuts et l'Europe s'est lancée, avec le RIA, dans une première tentative de régulation au niveau mondial qui se heurte tant à un secteur émergent et très concurrentiel qu'à des logiques étatiques de puissance.
Dans ce contexte, la mission d'information estime qu'il est nécessaire de laisser encore un peu de temps à la concertation, avant de chercher des moyens juridiques supplémentaires pour concilier économie de l'IA et droit d'auteur.
Elle propose en conséquence une méthode, sous la forme d'une réponse graduée en trois temps.
a) Premier temps : attendre les résultats du cycle de concertation entre les développeurs d'IA et les ayants droit culturels
Le 23 avril 2025, à l'initiative conjointe de la ministre de la culture et de la ministre déléguée chargée de l'IA et du numérique, un cycle de concertation a été lancé entre quinze représentants des développeurs de modèles d'IA générative et dix-sept représentants d'ayants droit des filières de la culture et des médias.
D'ici le mois de novembre, cette concertation devrait aborder quatre grandes thématiques :
· Identifier les besoins en données culturelles afin d'en faciliter la valorisation ;
· Forces et faiblesses des différentes modalités de rémunération et de contractualisation des données culturelles pour l'IA ;
· Retours d'expérience sur la conclusion d'accords dans un environnement concurrentiel ;
· Défis et perspectives pour un exercice efficace de l'opt-out.
L'objectif ambitieux affiché est de parvenir à une forme de consensus sur la valorisation des données et les modalités de rémunération, tant juridiquement qu'économiquement. Au vu des auditions déjà menées par la mission d'information, la tâche paraît complexe, tant des positions très divergentes ont été exposées.
Cependant, cette concertation a le mérite de rassembler en un même lieu des parties prenantes entre lesquels le contact n'a jamais pu être clairement établi. Il n'est donc pas interdit d'espérer qu'un accord puisse être finalement trouvé, à la satisfaction de tous.
Pour la mission d'information, la réussite de cette concertation, dont les conclusions sont attendues à l'automne prochain, serait le meilleur des scénarios.
b) Deuxième temps : en cas d'échec de la concertation, inscrire dans la loi une présomption d'utilisation des données
En cas d'échec de la concertation, et face à la difficulté de faire évoluer rapidement une législation européenne qui viendra tout juste d'entrer en application, la mission d'information envisage de prendre une initiative législative destinée à donner toute son effectivité au RIA.
La professeure Alexandra Bensamoun, dans son rapport précité pour le CSLPA, a proposé une analyse très aboutie des outils juridiques qui pourraient être mis en place pour parvenir à cet objectif.
La difficulté actuelle réside dans l'impossibilité pour les ayants droit culturels de s'assurer que les fournisseurs d'IA ont ou non utilisé leurs données. La partie IV du présent rapport a présenté les arguments juridiques et techniques avancés pour justifier cette absence de transparence.
L'impossibilité de prouver l'usage conduit à une quasi-impossibilité, pour les ayants droit, de faire valoir leurs droits. C'est pourquoi la professeure Alexandra Bensamoun propose d'insérer dans le code de la propriété intellectuelle une notion de présomption d'utilisation.
Concrètement, les ayants droit pourraient se prévaloir d'un faisceau d'indices, qui irait au-delà de la simple ressemblance entre les contenus protégés et les contenus générés, pour présumer que leurs productions ont été utilisées à une étape ou une autre par le fournisseur d'IA. Il est essentiel de ne pas limiter les cas de présomption à la simple ressemblance, tant les modalités de traitement des données par les fournisseurs peuvent être diverses.
Le fournisseur aurait alors le choix entre accepter cette présomption, et donc reconnaitre qu'il a été amené à utiliser ces contenus, ou bien apporter la preuve inverse. Les conséquences seraient en fait proches de celles obtenues par une transparence totale des contenus utilisés, rejetée par les fournisseurs, mais en préservant le caractère secret des données, puisque pourraient être créées les conditions d'une réelle confidentialité.
L'introduction de cette notion dans notre droit, qui revient à une inversion de la charge de la preuve, semble être compatible avec le droit européen, en application du principe d'autonomie procédurale45(*) et rassemble un très large consensus de principe des ayants droit, qui y voient une manière de retrouver, par le biais d'une législation nationale, la transparence que le RIA ne leur semble pas en mesure de faire respecter.
Par ailleurs, la présomption pourrait constituer un puissant levier pour pousser les fournisseurs à lancer enfin des négociations sérieuses et de bonne foi avec les ayants droit.
La mission d'information se réserve donc le droit, si les concertations menées actuellement entre les parties prenantes ne parvenaient pas à des conclusions satisfaisantes, de déposer une proposition de loi allant dans ce sens.
c) Troisième temps : en cas d'échec de la mise en oeuvre d'une présomption d'utilisation, créer une taxation du chiffre d'affaires des acteurs de l'IA
Si pour des raisons diverses cette deuxième option venait à échouer, la mission d'information ne voit pas d'autre solution que d'emprunter la voie d'un prélèvement global sur le chiffre d'affaires réalisé sur le territoire national par les différents acteurs de l'IA, fournisseurs comme déployeurs.
Les formes de ce prélèvement pourraient être diverses : taxation et affectation à un fonds dédié, obligations d'investissement dans les secteurs impactés, etc. Les industries culturelles et créatives pourraient donc bénéficier in fine, mais de manière dégradée, des revenus générés en partie par leurs productions.
Dans l'esprit de la mission d'information, il s'agit d'une solution de dernier recours, qui ne serait pas respectueuse du droit d'auteur. C'est pourquoi elle envisage de fixer le taux de cette taxation à un niveau dissuasif, afin de pousser les parties prenantes à un accord.
Recommandation n° 9 : Garantir l'effectivité du droit d'auteur en suivant une réponse graduée :
- attente des conclusions, à l'automne prochain, de la concertation lancée par le ministère de la culture et le ministère de l'économie entre les fournisseurs d'IA et les ayants droit culturels ;
- en cas d'échec de cette concertation à trouver des solutions adaptées, dépôt d'une proposition de loi d'initiative sénatoriale visant à mettre en oeuvre une présomption d'utilisation des contenus culturels par les fournisseurs d'IA ;
- en cas de nouvel échec, mise en place d'une taxation du chiffre d'affaires réalisé en France par les fournisseurs et déployeurs d'IA, afin de compenser le secteur culturel.
* 45 Principe introduit par la CJCE par son arrêt du 16 décembre 1976 « Rewe-Zentralfinanz ».