C. EN AVAL : QUEL STATUT JURIDIQUE POUR LES oeUVRES GÉNÉRÉES PAR UNE IA ?
Le statut juridique des oeuvres générées par IA pose des questions pratiques auxquelles ni la législation, ni la jurisprudence, n'ont encore pleinement répondu. L'IA interroge en effet la notion de droit d'auteur telle qu'elle a été définie depuis le XVIIIe siècle à l'initiative de la France.
1. La définition classique du droit d'auteur
De manière classique, le droit d'auteur bénéficie à une personne, dont la création doit faire preuve d'originalité.
L'article L. 111-1 du code de la propriété intellectuelle attribue à l'auteur des droits sur l'oeuvre produite : « L'auteur d'une oeuvre de l'esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous ». Il convient de noter que ce droit ne peut être attribué à une personne morale, comme l'a rappelé la chambre civile de la Cour de cassation dans l'arrêt n° 13-23.566 du 15 janvier 2015 : « une personne morale ne peut avoir la qualité d'auteur ».
La condition d'originalité ne figure pas dans le code de la propriété intellectuelle, mais à l'article 2.3 de la Convention de Berne du 9 septembre 1886 pour la protection des oeuvres littéraires et artistiques. Cette notion a donné lieu à une vaste et ancienne jurisprudence, synthétisée par un arrêt n° 76-15.367 de Chambre civile de Cour de cassation du 6 mars 1979 « si les oeuvres de l'esprit sont protégées quels qu'en soient le genre, la forme d'expression, le mérite ou la destination, c'est à la condition qu'elles soient originales ». Dans un arrêt du 16 juillet 2009, la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) a défini l'originalité comme « la création intellectuelle propre à son auteur ». De fait, toute oeuvre bénéficie d'une forme de présomption d'originalité, à partir du moment où elle reflète les choix de son auteur et porte sa vision du monde, indépendamment de tout jugement sur la qualité ou l'intérêt.
La reconnaissance de ce droit n'impose au demeurant aucune formalité particulière. L'article L. 111-2 du code précité précise ainsi que : « L'oeuvre est réputée créée, indépendamment de toute divulgation publique, du seul fait de la réalisation, même inachevée, de la conception de l'auteur », alors que l'article L. 113-1 indique que : « La qualité d'auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l'oeuvre est divulguée. »
2. Le défi juridique posé par l'IA
Les algorithmes utilisés par l'IA interrogent la notion de droit d'auteur d'une manière qui n'a pas été réellement anticipée.
Les créations générées par IA peuvent en effet être de deux natures : soit assistées par IA, soit intégralement générées par celle-ci avec une intervention humaine minime.
a) Les contenus assistés par IA
Dans le premier cas, l'IA agit d'une certaine manière comme le prolongement de la volonté de l'auteur, de la même manière qu'un appareil photographique agit comme un auxiliaire technique pour produire un cliché dans les conditions exactes voulues par son auteur. L'IA est alors un simple outil au service de la création, qui ne ferait que rendre plus simple, plus efficace ou plus rapide un processus créatif. Le droit d'auteur peut alors sans difficulté être attribué à la personne à l'origine de la création.
Cependant, il existe une marge d'incertitude liée au fait qu'il n'est actuellement pas possible de s'assurer que tel ou tel contenu a été intégralement généré par IA ou a simplement servi à la conception.
Un exemple particulièrement frappant en a été donné avec l'interdiction faite par Amazon, pour un même auteur, de publier plus de trois livres par jour sous son propre nom sur la plateforme d'auto-édition Kindle Publishing. La plateforme, qui a constaté l'afflux massif de livres fortement soupçonnés d'avoir été produits à l'échelle industrielle par des IA, impose maintenant que les auteurs et éditeurs signalent si le livre a été généré par une IA, sans réelle possibilité de vérifier cette condition. De nombreux sites comme Bramewok proposent désormais d'assister les écrivains à rédiger leur livre, cette aide pouvant aller jusqu'à la rédaction d'une simple commande comme « Rédiger un roman policier qui ressemble à une oeuvre X ou Y ».
Le cas échéant, les tribunaux peuvent aller assez loin dans l'exigence d'une intervention humaine. Le Bureau américain des brevets a ainsi rendu un jugement le 5 septembre 2023, qui a refusé d'accorder le bénéfice de la propriété intellectuelle à l'artiste Jason Allen pour son oeuvre graphique Théâtre d'opéra spatial, alors que l'auteur indique avoir rédigé plus de 624 instructions (prompts) sur l'IA « Midjourney ».
b) Les contenus intégralement générés par IA
En apparence, le cas d'une oeuvre dont il est dès l'origine reconnu qu'elle a été générée par une IA avec une intervention humaine minime est plus simple en termes de propriété intellectuelle, ne serait-ce que parce que l'identité du bénéficiaire des droits serait alors incertaine : le détenteur de la licence, les développeurs, la société propriétaire de l'IA ?
La législation comme les jurisprudences laissent à cet égard peu de doutes.
La nécessité que l'auteur soit bien une personne « humaine » a ainsi été confirmée tant par la justice européenne qu'américaine. Par exemple, l'inventeur américain Stephen Thaler, créateur d'une IA dénommée « DABUS27(*) » qui vise explicitement à générer des oeuvres avec une intervention humaine minime, a déposé plusieurs demandes afin de faire reconnaitre le statut d'auteur à son logiciel. Le tribunal du district de Columbia a finalement confirmé la décision de rejet du Bureau américain du copyright (US Copyright Office) le 18 août 2023, suivant un même jugement émis par la chambre des recours de l'Office européen des brevets le 27 janvier 2020. La chambre se base sur l'article 81 de la Convention sur le Brevet Européen du 5 octobre 1973 qui indique que « La demande de brevet européen doit comprendre la désignation de l'inventeur ». En conséquence, la qualité d'inventeur comme d'auteur ne s'applique qu'à une personne dotée de la capacité juridique, ce qui n'est pas le cas d'un logiciel.
Le Bureau américain du Copyright a consacré son rapport annuel de l'année 2025 à la question de l'IA. Les conclusions de ses travaux, remises le 29 janvier 202528(*), précisent que « les oeuvres produites par une IA générative peuvent être protégées par les lois du copyright seulement quand l'auteur humain a fixé les éléments expressifs suffisants. Cela peut inclure des cas dans lesquels une oeuvre créée par un humain est perceptible dans la production de l'IA, ou dans lesquels un humain réalise des arrangements créatifs ou des modifications à cette production ».
La question de l'originalité de l'oeuvre produite par IA, si elle n'a pas encore donné lieu à des décisions de justice, pose également un problème presque philosophique. Par nature, l'IA agrège un grand nombre de données, et « imite » la production existante. Dans un propos tenu sur France Culture en 2023 rappelé par Le Monde29(*), l'ancien président du Centre national de la Musique Jean-Philippe Thiellay pose la question : « Est-ce qu'une intelligence artificielle aurait pu inventer « l'accord de Tristan » ? [en référence à l'opéra Tristan et Isolde (1865), de Richard Wagner, dont l'ouverture a constitué un jalon dans l'histoire musicale]. Est-ce qu'une IA aurait pu inventer les premiers morceaux de hip-hop ou le dernier morceau [de l'album Rough and Rowdy Ways de 2020] de Bob Dylan, qui dure dix-sept minutes ? Est-ce qu'on peut apprendre à la machine à être disruptive ? »
Pour l'instant, il semble qu'aucune oeuvre explicitement générée par une IA n'ait franchi ce seuil, ce qui conforterait les humains dans l'idée que l'acte créatif « pur » est encore un apanage de l'humanité.
Le précédent AlphaGo : l'IA créative ?
Les premières IA ont été entrainées sur des jeux. Il est très rapidement apparu qu'une IA jouant aux dames face à un bon joueur ne pouvait parvenir qu'à un match nul. Pour le jeu d'échecs, l'ordinateur Deep Blue a fini par remporter un tournoi en 6 manches contre le champion du monde Gary Kasparov en 1997, avec deux victoires.
Le cas du jeu de Go a pour sa part été longtemps considéré comme un défi ultime pour l'IA. Si les règles sont simples, il s'agit d'un jeu abstrait, qui se caractérise par un nombre de coups possibles extrêmement élevé et nécessite une grande intuition. En 2015, le consensus général était qu'il faudrait des décennies pour qu'un ordinateur puisse triompher des meilleurs spécialistes mondiaux.
Un match est cependant organisé en 2016 à Séoul entre l'IA développé par Google « Alpha Go » et l'un des meilleurs joueurs de l'histoire, le coréen Lee Sedol. Il apparait assez rapidement que la machine domine largement son adversaire. Lors de la dernière manche, elle réalise des coups jamais vus sur un Goban que même les programmateurs ne s'expliquent pas. Selon les mots du champion coréen, la machine aurait su faire preuve de créativité. Depuis cette date, les logiciels de Go qui utilisent une IA développée ne peuvent plus être battus par des humains.
Quelques pays ont établi une législation distincte pour accorder la protection du droit d'auteur à l'IA.
La Grande-Bretagne a élaboré dès 1988 une législation spécifique avec le Copyright, Designs and Patents Act 1988 (CDPA) UK30(*), qui précise que le détenteur des droits « doit être considéré comme la personne par laquelle les dispositions nécessaires à la création de l'oeuvre sont prises31(*) », la seule condition étant que le contenu doit être original. Cependant, édictée à une époque où l'intelligence artificielle était loin de son développement actuel, cette disposition pourrait ne plus être d'actualité et n'a pas encore fait l'objet d'une décision des tribunaux britanniques. L'Ukraine a fait évoluer sa législation en décembre 2022 pour accorder la protection du droit d'auteur à l'ensemble des créations issues de l'IA, qu'elles soient originales ou non.
Il n'en reste pas moins que, face à la quantité, sinon la qualité, des oeuvres produites par l'IA, le cadre juridique parait à ce jour peu adapté, et largement dépendant de décisions prises progressivement par les juridictions et les instances de régulation.
La position constante des personnes entendues durant la mission d'information est que les contenus générés par IA ne devraient pas pouvoir bénéficier du régime de la propriété intellectuelle. Conscient des incertitudes qui entourent le statut des données sortantes ou « extrants », le CSLPA a confié le 20 juin 2025 une mission relative à la protection des contenus générés avec le recours à l'IA générative32(*) à la professeure Alexandra Bensamoun. La commission suivra avec grand intérêt ses conclusions, attendues à l'été 2026.
Le droit d'auteur s'est largement construit de manière jurisprudentielle, à travers les critères souvent souples des lois et traités internationaux. Il est essentiel de réaffirmer le lien indéfectible qui doit lier le bénéfice de la protection intellectuelle à un ou des auteurs humains.
*
* *
L'IA est allée bien plus rapidement que la législation, et se trouve aujourd'hui freinée dans son développement et ses perspectives par de fortes incertitudes juridiques, qui tiennent aussi bien aux éléments indispensables à sa conception qu'au statut des oeuvres qu'elle génère.
* 27 « Device for the Autonomous Bootstrapping of Unified Information », en français : Dispositif pour l'auto-amorçage d'informations unifiées
* 28 https://www.copyright.gov/newsnet/2025/1060.html
* 29 Le Monde, 15 mars 2025, « L'IA, menace réelle ou fantasmée pour les artistes ? » - https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/03/15/l-ia-menace-reelle-ou-fantasmee-pour-les-artistes_6581226_3232.html
* 30 https://www.aoshearman.com/en/insights/ownership-of-ai-generated-content-in-the-uk
* 31 “shall be taken to be the person by whom the arrangements necessary for the creation of the work are undertaken”
* 32 https://www.culture.gouv.fr/fr/nous-connaitre/organisation-du-ministere/Conseil-superieur-de-la-propriete-litteraire-et-artistique-CSPLA/travaux-et-publications-du-cspla/missions-du-cspla/le-cspla-lance-une-mission-relative-a-la-protection-des-contenus-generes-avec-le-recours-a-l-ia-generative