FÉDÉRATION ADDICTION
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1. Décrivez brièvement les missions des différentes structures que vous représentez, leur rôle en matière de prévention des addictions, d'accompagnement et de prise en charge des usagers.
La Fédération Addiction est le principal réseau d'associations et de professionnels de l'addictologie de France : elle représente 850 établissements et services de santé adhérents et plus de 500 adhérents individuels (professionnels du soin, de l'éducation, de la prévention, de l'accompagnement et de la réduction des risques). Nos adhérents représentent 80 % du secteur médico-social (CSAPA - centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie, CAARUD - centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues, établissements de soins résidentiels, HSA - haltes soins addictions) et une partie du secteur sanitaire (services hospitaliers, ELSA - équipe de liaison et de soins en addictologie). Les médecins et pharmaciens de ville adhérents à la Fédération Addiction forment par ailleurs le pôle « MGAddiction ».
2. Indiquez le nombre de personnes accueillies dans vos structures (par type de structure) chaque année ainsi que le nombre de personnes accueillies pour un motif d'usage ou de dépendance à un opiacé ou à un opioïde.
Comment ces personnes sont-elles le plus souvent orientées vers vos structures ?
Identifiez-vous des difficultés concernant l'adressage ou l'accès de consommateurs ou d'usagers d'opioïdes à vos structures ? Si oui, les quelles ?
Selon les données de l'OFDT, en 2021, 210 665 personnes ont été accueillies en CSAPA, tandis qu'en 2018, 89 602 personnes ont été reçues dans les CAARUD. (Par ailleurs, en 2019, le nombre de personnes bénéficiant d'un traitement de substitution aux opioïdes était estimé à 177 000). Les orientations vers ces structures se font principalement par le bouche-à-oreille, mais aussi via la justice, les partenaires sociaux et la médecine de ville.
Cependant, plusieurs difficultés entravent le bon fonctionnement de ces dispositifs :
• Le manque de moyens humains au sein des structures retarde l'initiation des traitements.
• La stigmatisation persistante des usagers freine leur accès aux soins et à la réduction des risques.
• Il existe un déficit de formation des acteurs de premier recours, qu'ils soient médicaux, paramédicaux, sociaux ou éducatifs (médecins, infirmiers, pharmaciens, psychologues, travailleurs sociaux, etc.).
• De manière plus générale, le manque de professionnels formés dans ce champ constitue un frein important.
• Enfin, des difficultés d'articulation entre les différents niveaux du parcours de soins - médecine de ville, hôpital et structures spécialisées - compliquent l'accompagnement global des personnes.
3. Identifiez-vous des profils spécifiques de consommateurs d'opioïdes ? Les personnes accueillies dans vos structures souffrant d'un trouble de l'usage ou d'une dépendance sont-elles quasi exclusivement ou exclusivement hors cadre thérapeutique ?
Au sein des structures, plusieurs profils de consommateurs d'opioïdes peuvent être identifiés :
• Des personnes sous traitement antalgique opioïde, avec ou sans situation d'addiction avérée.
• Des patients sous traitement de substitution aux opiacés (TSO), dans un cadre thérapeutique prescrit.
• Des usagers d'opioïdes dits « de rue » (héroïne, méthadone hors prescription, sulfate de morphine, etc.), souvent en situation de grande précarité ou d'exclusion sociale.
Concernant le cadre thérapeutique, une majorité des personnes accueillies dans les structures pour un suivi en lien avec un TSO présentent une consommation hors cadre médical, même si, dans certains cas, cette consommation a débuté dans un cadre thérapeutique prescrit, notamment à la suite de douleurs chroniques ou aiguës.
4. Quelles évolutions et quelles tendances constatez-vous en matière de mésusage et de dépendance à des opioïdes en France ?
a. Quelles sont les substances disponibles sur le marché français les plus concernées, et quels sont les principaux modes d'approvisionnement ?
Sur le marché français, les opioïdes disponibles se répartissent en deux grandes catégories :
1. Les opioïdes pharmaceutiques détournés ou revendus :
? Méthadone
? Buprénorphine
? Sulfate de morphine
? Tramadol
? Codéine
? Autres antalgiques opioïdes
? Fentanyl
? Oxycodone
? Etc.
2. Les opioïdes classés comme stupéfiants :
? Héroïne
? Opioïdes de synthèse utilisés comme adultérants, tels que les nitazènes
? Opium (de manière plus marginale)
Les modes d'approvisionnement sont variés :
• Usage détourné de prescriptions médicales, par les patients eux-mêmes ou via des tiers.
• Marché noir de rue, structuré autour de réseaux informels ou organisés.
• Achat via les réseaux sociaux, avec livraison directe, notamment dans les grandes villes.
• Utilisation du dark net, permettant l'accès à des substances difficiles à obtenir par d'autres canaux.
b. Quels sont les principaux mésusages constatés ? Quels facteurs ont-ils, selon vous, favorisé ces évolutions ?
Les modes de mésusage des opioïdes observés sur le terrain sont multiples et parfois à haut risque. Parmi les plus fréquents, on peut citer :
• L'augmentation des doses pour compenser la tolérance développée à la substance.
• L'injection ou l'inhalation de médicaments initialement conçus pour une administration orale (comme la méthadone), ce qui expose à des complications sanitaires sévères.
• La combinaison avec d'autres substances, notamment l'alcool ou les benzodiazépines, majorant les risques de surdose et de dépression respiratoire.
Plusieurs facteurs structurels et individuels contribuent à l'émergence et à la persistance de ces mésusages :
• Des vulnérabilités économiques, sociales, psychologiques ou médicales, qui fragilisent les personnes.
• Des difficultés d'accès aux soins psychiatriques et somatiques.
• Un accès limité aux droits et à la couverture santé (comme la Sécurité sociale, la CMU ou l'AME), qui freine le recours aux dispositifs de prévention, de soin et d'accompagnement.
5. Comment appréhendez-vous le développement du marché des nouveaux opioïdes de synthèse ? Quels dangers identifiez-vous ? Certains éléments rendent-ils aujourd'hui plausible, selon vous, une importation de la crise américaine des opioïdes ?
La France reste pour l'instant relativement épargnée par le développement massif des nouveaux opioïdes de synthèse. Cela s'explique notamment par une bonne couverture en traitements de substitution aux opioïdes (TSO) sur le territoire, ainsi que par la persistance d'un marché noir structuré autour d'opioïdes pharmaceutiques comme le sulfate de morphine.
Toutefois, des signaux préoccupants commencent à émerger. On a ainsi observé l'apparition sur le territoire de nitazènes, une classe d'opioïdes de synthèse extrêmement puissants, utilisés comme produits de coupe, et qui ont déjà provoqué plusieurs décès. Ces substances sont encore plus présentes dans d'autres pays européens, notamment au Royaume-Uni, où elles ont entraîné plusieurs dizaines de morts.
En parallèle, des surdoses liées à de l'héroïne adultérée avec des cannabinoïdes de synthèse ont également été recensées en France. Combinés à un contexte incertain autour de l'approvisionnement mondial en héroïne, ces éléments renforcent le risque d'une diffusion plus large des opioïdes de synthèse sur le territoire.
Une crise de l'ampleur de celle que connaissent les États-Unis, liée notamment à une surprescription massive d'opioïdes médicaux, ne semble pas aujourd'hui directement transposable au contexte français. Néanmoins, il serait imprudent d'exclure totalement cette hypothèse pour l'avenir. Une crise de moindre ampleur, liée à la circulation de substances hautement puissantes et peu détectables, demeure une possibilité qu'il convient d'anticiper.
6. Quels enseignements la France peut-elle tirer de l'émergence et de l'évolution de la crise des opioïdes aux États-Unis, en matière de pratiques commerciales, d'encadrement des prescriptions et de politique de réduction des risques ?
En matière de pratiques commerciales et d'encadrement des prescriptions, la France dispose d'un système de surveillance du médicament et de pharmacovigilance relativement solide, qui limite considérablement le risque de dérives commerciales conduisant à une vague massive de dépendances aux opioïdes, comme cela a pu être observé aux États-Unis.
S'agissant de la politique de réduction des risques, les expériences nord-américaines -- aux États-Unis comme au Canada -- montrent combien l'impréparation des systèmes de santé face à l'arrivée d'opioïdes de synthèse et à la montée en flèche des surdoses a été dramatique. Avant le début de la crise, les outils de réduction des risques spécifiques à la prévention des surdoses (analyse de drogues, diffusion de naloxone, formations à la gestion des surdoses, accès rapide aux TSO, dépénalisation des usages, sensibilisation des secours et des professionnels de première ligne...) étaient très peu implantés. Ces dispositifs n'ont été développés que tardivement, une fois la crise installée, et n'ont permis que d'en limiter partiellement les effets, sans parvenir à l'endiguer. Pour la France, l'un des principaux enseignements est donc la nécessité d'anticiper.
Développer dès maintenant une politique volontariste de réduction des risques, notamment axée sur la prévention des surdoses, serait un levier essentiel pour éviter qu'une crise similaire ne s'installe.
7. L'encadrement actuel de la prescription d'opioïdes en France vous paraît-il concilier un bon équilibre entre le contrôle et la prévention des mésusages d'une part, et la garantie d'avoir accès aux antalgiques opioïdes pour les usagers qui le nécessitent d'autre part ? Quelles évolutions préconiseriez-vous pour garantir ou améliorer cet équilibre ?
Le cadre réglementaire français en matière de prescription des opioïdes constitue un socle relativement protecteur face au risque de mésusage mais reste insuffisant s'il n'est pas accompagné d'une formation solide et d'une sensibilisation effective des prescripteurs.
Les données issues de l'enquête réalisée dans le cadre du livre blanc sur la naloxone montrent que seuls 8 % des médecins interrogés se disent conscients du risque de surdosage lié aux opioïdes, et seulement 20 % déclarent utiliser un outil d'évaluation du risque de mésusage. Ces chiffres témoignent d'un déficit de formation et de vigilance. Il existe également un manque de continuité et de coordination entre les prescripteurs hospitaliers (notamment les chirurgiens, qui initient souvent des prescriptions post-opératoires) et les médecins généralistes, qui assurent le suivi en ville. Ce défaut de transmission d'informations favorise les prescriptions prolongées sans réévaluation du bénéfice/risque, augmentant ainsi les risques de dépendance.
Pour garantir un meilleur équilibre entre accès aux antalgiques pour les patients qui en ont besoin et prévention des mésusages, plusieurs leviers doivent être activés :
• Renforcer la formation initiale et continue des professionnels de santé sur les risques liés aux opioïdes, conformément aux recommandations de la HAS, notamment sur le repérage des facteurs de vulnérabilité à la dépendance ou à la surdose ;
• Améliorer l'information des patients sur les risques associés aux opioïdes prescrits et les signes de dépendance ou de surdosage ;
• Développer un discours de réduction des risques spécifique pour les personnes qui consomment déjà des drogues et sont exposées à des opioïdes sur prescription ;
• Renforcer le lien ville-hôpital par des outils de coordination, de transmission des prescriptions et de suivi des patients après une prescription initiale hospitalière ;
• Encourager l'usage d'outils standardisés d'évaluation du risque de mésusage lors de la prescription.
8. Quel regard portez-vous sur l'obligation, récemment instaurée, de présenter une ordonnance sécurisée en vue de la délivrance de tramadol et de codéine ?
L'instauration de l'obligation d'ordonnance sécurisée pour la délivrance de tramadol et de codéine constitue une mesure pertinente de régulation. Toutefois, cette mesure ne suffit pas à elle seule à sécuriser les usages. Elle ne remplace ni la formation des prescripteurs, ni la sensibilisation des patients, qui sont des leviers tout aussi essentiels pour prévenir les risques de dépendance et de surdose.
Par ailleurs, il est important d'être attentif aux effets pervers potentiels de cette obligation : elle peut, en l'absence d'accompagnement, engendrer des réactions défensives ou d'évitement de la part des prescripteurs, notamment face à des patients perçus comme à risque. Cela pourrait conduire à un moindre accès aux antalgiques opioïdes pour les personnes qui en ont légitimement besoin, ou à une rupture dans la continuité des soins.
9. Estimez-vous que le conditionnement des opioïdes soit adapté aux risques de mésusage constatés ?
Il faut un conditionnement en fonction des besoins du patient avec des possibilités de fractionnement plus simples permettant de donner juste le nombre de dose nécessaire selon la prescription. Il est nécessaire de travailler avec l'industrie pharmaceutique et les pharmaciens pour des conditionnements souples et adaptés.
10. Estimez-vous que la communication autour des risques de mésusage et de dépendance liés à la consommation d'opioïdes soit aujourd'hui suffisante ? Estimez-vous qu'il serait opportun d'imposer un étiquetage intégrant une mention d'alerte sur les boîtes de médicaments opioïdes afin d'avertir du risque de mésusage et de dépendance associé ?
La communication actuelle autour des risques de dépendance, de mésusage et de surdose liés à la consommation d'opioïdes antalgiques reste largement insuffisante. Une part importante des patients à qui ces médicaments sont prescrits n'a pas conscience de leur potentiel addictif ni des risques graves qui peuvent en découler, en particulier lorsqu'ils sont consommés sur une longue durée ou en dehors du cadre médical initial.
Dans ce contexte, l'introduction d'un étiquetage clair et visible sur les boîtes de médicaments opioïdes, mentionnant explicitement les risques de dépendance et de mésusage, constituerait une mesure de prévention utile et accessible. Cet étiquetage permettrait de sensibiliser directement les usagers, y compris ceux peu ou pas informés des risques associés.
Par ailleurs, il serait pertinent de généraliser la prescription concomitante de naloxone, notamment pour les patients à risque élevé de surdose (traitement prolongé, antécédents d'usage problématique, polyconsommation, etc.).
Cela permettrait de renforcer la prévention des surdoses et d'installer une culture de vigilance partagée autour de l'usage des opioïdes.
11. La formation des professionnels de santé souffre-t-elle de carences concernant les usages et les effets des opioïdes, ainsi que les recommandations de bonnes pratiques ? Quelles recommandations pourriez-vous formuler à ce propos ?
La formation des professionnels de santé en matière d'opioïdes présente encore des lacunes, tant sur les usages et les effets de ces substances que sur les recommandations de bonnes pratiques.
L'addictologie demeure une discipline trop peu abordée, aussi bien dans les cursus de formation initiale que dans la formation continue des soignants, qu'il s'agisse des médecins, des pharmaciens, des infirmiers ou d'autres professionnels du soin. Pour y remédier, il conviendrait d'intégrer des modules obligatoires sur l'addictologie dans les formations initiales de toutes les professions de santé, incluant un volet spécifique sur les opioïdes (usages thérapeutiques, risques, alternatives, prévention des surdoses, etc.) et de renforcer la formation continue des professionnels en exercice, avec des contenus actualisés sur les recommandations de bonnes pratiques, les outils d'évaluation du risque de mésusage, et les stratégies de réduction des risques.
Par ailleurs, les recommandations existantes, notamment celles de la HAS, restent encore insuffisamment connues ou appliquées.
12. Le défaut de coordination des professionnels de santé intervenant dans la prise en charge d'un patient est-il un facteur favorisant les mésusages ? Argumentez votre réponse. Quelles recommandations pourriez-vous formuler à ce propos ?
Le manque de coordination entre professionnels de santé constitue un facteur majeur de risque de mésusage des opioïdes.
Lorsqu'un prescripteur n'assure pas le suivi de son patient ou ne communique pas avec le médecin traitant, cela fragilise la prise en charge et peut conduire à des prescriptions inadaptées ou à une prolongation non justifiée des traitements. De même, un patient douloureux qui ne parvient pas à accéder à une consultation spécialisée peut se retrouver dans une impasse thérapeutique, propice à un usage inapproprié ou prolongé d'opioïdes.
Le lien entre médecins généralistes et structures spécialisées comme les CSAPA est également essentiel, notamment pour ajuster au mieux les traitements de substitution aux opiacés (TSO) -- éviter à la fois la sous-prescription et le surdosage.
De nombreux exemples illustrent aujourd'hui un manque d'articulation entre la ville, l'hôpital et le médico-social, ce qui augmente mécaniquement le risque de mésusage. Il est donc nécessaire de sécuriser les parcours de soins via une meilleure coordination, mais sans instaurer de barrières qui limiteraient l'accès aux traitements -- ce qui serait contre-productif et générateur d'erreurs.
13. L'articulation des structures que vous représentez avec la médecine de ville d'une part et avec les structures hospitalières d'autre part vous paraît-elle satisfaisante ? Sinon, décrivez pourquoi. Le cas échéant, comment pourrait-elle être améliorée ?
L'articulation des structures médico-sociales avec la médecine de ville et les établissements hospitaliers demeure insuffisante et trop hétérogène selon les territoires. Plusieurs freins structurels et culturels persistent :
• Un manque de formation et de sensibilisation des professionnels de santé, en particulier en médecine de ville, sur les questions d'addictologie et de réduction des risques ;
• Une méconnaissance des missions, des compétences et des modalités d'intervention des CSAPA et CAARUD qui conduit à un recours insuffisant à ces ressources spécialisées ;
• Des canaux de communication encore trop faibles entre les secteurs hospitaliers, les structures médico-sociales et les médecins libéraux, en particulier lors des transitions de soins (sorties d'hospitalisation, relais d'un traitement de substitution, etc.).
Ces dysfonctionnements nuisent à la qualité de la prise en charge, génèrent des ruptures de parcours et augmentent les risques de mésusage, de rupture de traitement ou de non-recours aux soins. Pour y remédier, plusieurs pistes d'amélioration peuvent être envisagées :
• Renforcer la formation initiale et continue des professionnels de santé sur les dispositifs spécialisés en addictologie et les outils de réduction des risques ;
• Faciliter les échanges et la coordination interprofessionnelle, via des protocoles partagés, des outils de liaison ou des temps réguliers de concertation ;
• Développer des postes de coordination ou de liaison entre les CSAPA/CAARUD et les structures de soins de ville ou hospitalières ;
• Et valoriser des pratiques collaboratives existantes qui permettent d'éviter à la fois les ruptures de soins et les mésusages.
14. Quelles sont les principales difficultés rencontrées par les structures que vous représentez dans l'exécution de leurs missions ?
Les structures intervenant dans le champ de l'addictologie font face à plusieurs obstacles majeurs dans la mise en oeuvre de leurs missions :
• Un manque de moyens humains et financiers, qui limite la capacité d'accueil, retarde l'initiation des traitements et complique le suivi des usagers.
• Une insuffisante reconnaissance du travail et de l'expertise du secteur, en particulier sur le plan salarial, ce qui nuit à l'attractivité des métiers et fragilise la stabilité des équipes.
• La stigmatisation persistante des usagers de drogues, qui pèse non seulement sur les parcours de soins, mais également sur la légitimité et la reconnaissance du travail des professionnels engagés auprès de ces publics.
15. Entretenez-vous des relations avec les agences régionales de santé pour mettre en oeuvre des politiques de prévention et de réduction des risques en addictologie dans vos territoires d'implantation ?
Oui cependant cette relation est variable selon les régions : elle dépend fortement des dynamiques locales, de l'investissement des ARS sur ces sujets, et de leur niveau de connaissance des enjeux spécifiques liés à l'addictologie et à la RdR.
16. Comment évaluez-vous la politique de réduction des risques en France ? Notamment, comment évaluez-vous l'efficacité des programmes de distribution de matériel de prévention (comme les seringues stériles) dans la réduction des risques liés à l'usage d'opioïdes ?
La politique de réduction des risques (RdR) en France a connu des avancées notables ces dernières années, avec une reconnaissance institutionnelle renforcée et le développement de dispositifs innovants. Cependant, elle reste encore incomplète et inégalement déployée, ce qui limite son efficacité, en particulier dans la prévention des risques liés à l'usage d'opioïdes. Plusieurs freins majeurs persistent :
• Les délais d'accès aux traitements de substitution aux opiacés (TSO) constituent un obstacle important, notamment en cas de situation d'urgence ou de risque de surdose. Le relais en médecine de ville et en officine reste insuffisamment mobilisé, et les professionnels de premier recours manquent parfois de formation ou d'outils pour accompagner ces démarches rapidement.
• La distribution de matériel de réduction des risques, et en particulier de seringues stériles, demeure inégale selon les territoires. Si des progrès ont été faits dans certains lieux fixes ou via les automates, l'accès reste trop limité en pharmacie, ce qui freine une couverture réellement large et continue.
• Les dispositifs de réduction des risques à distance, comme l'envoi postal de matériel stérile, offrent des solutions pertinentes, notamment pour les usagers isolés ou vivant dans des zones peu couvertes. Ces dispositifs devraient être renforcés, financés durablement, et généralisés à l'échelle nationale.
• En milieu carcéral, la mise à disposition de matériel de RdR reste quasi inexistante, alors même que l'usage de drogues y est bien documenté. Cette situation va à l'encontre du principe d'équivalence des soins entre milieu libre et milieu fermé inscrit dans la loi, et constitue une rupture d'égalité en matière de santé publique.
• La distribution de naloxone, médicament essentiel pour prévenir les surdoses, et la formation à son utilisation, restent trop limitées. Il est impératif d'en élargir l'accès à l'ensemble des acteurs de premier recours : urgences, médecine générale, structures sociales, services d'hébergement, etc.
• La pair-aidance, approche efficace et complémentaire dans les démarches de RdR, reste sous-développée et trop peu reconnue dans les dispositifs institutionnels, alors qu'elle permet un lien direct, horizontal, et souvent plus engageant avec les usagers.
• Enfin, les haltes soins addictions (HSA) et les espaces de consommation à moindre risque, pourtant efficaces pour prévenir les surdoses, réduire les pratiques à risque, et faciliter l'accès aux soins, restent bien trop peu nombreux sur le territoire pour répondre aux besoins.
En résumé, si les fondations de la politique de réduction des risques sont posées, son déploiement reste encore trop partiel et inégal. Pour répondre efficacement aux enjeux posés par les opioïdes -- et plus largement par l'évolution des usages de substances --, il est nécessaire d'en faire une priorité de santé publique, en renforçant l'accessibilité, les moyens, et la coordination des dispositifs sur tout le territoire.
17. Quel regard portez-vous sur les conditions d'accès à la naloxone et aux TSO en France ? Vous paraissent-elles satisfaisantes ? Pourraient-elles être améliorées et si oui, comment ?
L'accès à la naloxone demeure aujourd'hui insuffisant en France, alors même qu'il s'agit d'un outil fondamental. Sa mise à disposition reste encore trop limitée dans le circuit de droit commun, et repose souvent sur des initiatives locales ou des projets pilotes. Il est indispensable de généraliser l'accès à la naloxone, notamment en l'intégrant pleinement dans les pratiques des professionnels de premier recours : services d'urgence, médecine générale, structures sociales, acteurs de la réduction des risques, équipes mobiles, etc.
Sa prescription systématique lors de toute délivrance d'un opioïde à visée antalgique devrait également être envisagée, comme c'est le cas dans d'autres pays confrontés à la crise des opioïdes.
Quant aux traitements de substitution aux opiacés (TSO), la France bénéficie d'une offre globalement structurée et bien implantée. Toutefois, des freins importants persistent à l'initiation rapide des traitements, en particulier en situation d'urgence ou pour les personnes en grande précarité. Les délais d'accès aux TSO peuvent être longs, faute de disponibilité ou de mobilisation suffisante des professionnels en ville. Les médecins généralistes et pharmaciens, qui sont pourtant des maillons essentiels du parcours de soin, sont encore trop peu formés ou peu accompagnés pour proposer une initiation ou un suivi des traitements.
18. Quel regard portez-vous sur l'expérimentation des haltes soins addictions dans l'accompagnement des usagers et dans la politique de réduction des risques ?
Ces structures répondent à un besoin bien identifié : celui de proposer un accueil inconditionnel, de proximité, à bas seuil, qui articule soins, accompagnement social et réduction des risques pour des publics souvent éloignés des dispositifs traditionnels.
L'ensemble des données disponibles, tant en France qu'à l'étranger, confirment l'impact positif des haltes soins addictions tant en termes de réduction des risques, d'accès à un premier accompagnement médico-social et de tranquillité des quartiers où elles sont installées. Le récent rapport IGAS-IGA sur la question souligne en outre l'importance des HSA dans une offre coordonnée de réduction des risques et de soins.
Toutefois, le fait qu'il n'existe aujourd'hui que deux HSA en France limite fortement la portée de cette réponse. Ce nombre est largement insuffisant au regard des besoins identifiés que ce soit en Île-de-France ou dans de nombreuses autres agglomérations. Les publics ciblés par les HSA -- usagers en grande précarité, souvent en errance ou sans hébergement, en rupture avec les parcours classiques de soins -- sont présents bien au-delà des seuls territoires couverts par l'expérimentation.
Il est donc indispensable de pérenniser ces dispositifs au-delà de l'expérimentation actuelle, et surtout de les développer sur l'ensemble du territoire national, en les adaptant aux contextes locaux. Cela suppose des moyens adaptés, une reconnaissance institutionnelle claire, et une inscription dans une politique cohérente de santé publique.
Au-delà des HSA, nous souhaitons souligner l'importance de l'analyse de produits à visée de réduction des risques. Celle-ci est présente très inégalement sur le territoire ce qui pose un enjeu d'inégalité en santé, notamment hors des grandes métropoles.
19. Quelles actions supplémentaires ou améliorations préconisez-vous pour renforcer la politique de réduction des risques en matière d'opioïdes et mieux répondre aux besoins des usagers ?
Il y a besoin de construire avec le ministère de la santé, les représentant du secteur sanitaire, la MILDECA, les usagers de drogues et les associations engagées dans la prévention des surdoses d'une feuille de route pour prendre la suite de la feuille de route sur la prévention des surdoses opioïdes 2018-2022.
Cette feuille de route pourra renforcer les dispositifs existants et s'inspirer des solution mises en place en Amérique du Nord pour prévenir les surdoses :
• Développement des HSA et des espaces de consommation supervisé ;
• Renforcement de l'analyse de drogues ;
• Distribution, prescription et formation à la Naloxone ;
• Accès facilité aux TSO dont injectable avec élargissement des possibilités de prescription à la médecine de ville ;
• Clarifier l'AMM concernant les sulfates de morphine ;
• Développement d'un accès à des traitements basés sur la substitution par la diacétylmorphine (forme pharmaceutique de l'héroïne) pour des usagers dont les accompagnements classiques n'ont pas fonctionné.