OBSERVATOIRE
FRANÇAIS DES DROGUES
ET DES CONDUITES ADDICTIVES (OFDT)
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Sur l'évolution du contexte relatif à la consommation d'opioïdes en France
1. Quelles sont les principales routes des opioïdes consommés en France (de la production à la commercialisation) ?
Jusqu'à la période récente, l'héroïne consommée (ou en transit) en France provenait majoritairement d'Afghanistan (héroïne brune), transitant via l'Iran vers l'Europe par la route des Balkans (Turquie, Grèce, Albanie). Cependant, l'année 2023 a été marquée par un « choc d'offre » : si la production mondiale d'opium reste estimée à un niveau élevé (autour de 1 990 tonnes en 2023), celle-ci a diminué de 74 % en une année, du fait de l'interdiction en avril 2022 de la culture du pavot en Afghanistan, premier pays producteur de pavot à opium jusqu'alors (qui produisait jusqu'alors 80 % de l'opium mondial). Du fait de la chute de production en Afghanistan, la Birmanie est devenue le premier producteur mondial de pavot à opium, avec un doublement du volume de production, passant de 423 tonnes en 2021 à 1 080 tonnes en 2023. Ce choc d'offre sur l'héroïne, dont la principale voie du trafic, de l'Afghanistan vers l'Europe via la « route des Balkans », est allé de pair avec l'essor des opioïdes de synthèse dont les routes du trafic sont distinctes.
A. Les routes de l'héroïne
Le marché européen de l'héroïne, et par conséquent celui de la France, repose essentiellement sur l'opium produit à partir du pavot à opium d'Afghanistan. Selon l'Agence de l'Union Européenne des drogues (EUDA), une fois transformée, l'héroïne est stockée en divers points le long des routes de trafic, avant d'être acheminée vers l'Europe à travers quatre routes principales :
1. La route des Balkans constitue historiquement l'axe principal de circulation de l'héroïne entre l'Afghanistan et l'Europe. Cette route passe par l'Iran et la Turquie, puis se divise en plusieurs branches permettant de rejoindre l'Union européenne.
- La branche Sud traverse la Grèce et l'Albanie ou emprunte des voies maritimes en Méditerranée ;
- La branche centrale traverse quant à elle la Bulgarie, la Macédoine du Nord, la Serbie, le Monténégro, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie et la Slovénie, avant d'atteindre l'Italie ou l'Autriche ;
- La branche Nord relie la Bulgarie à la Roumanie, puis rejoint les marchés d'Europe centrale et occidentale.
Cette route est principalement terrestre et repose sur des véhicules utilitaires légers, des voitures privées ou des camions dans lesquels l'héroïne est dissimulée. On observe également l'utilisation du vecteur maritimes, notamment pour acheminer l'héroïne des ports turcs aux ports en Croatie, en Italie ou en Slovénie. Cette route sert aussi à l'acheminement de précurseurs chimiques (surtout dans le sens contraire : Europe ? Afghanistan) comme l'anhydride acétique, utilisés pour transformer l'opium en héroïne. Toutefois, il semble que l'utilisation de cette route a un peu diminué au cours des dernières années, en particulier à cause du renforcement des contrôles douaniers mis en place à la suite de la crise migratoire de 2015 et des restrictions sanitaires liées à la pandémie de COVID-19.
2. La route du Sud : Elle part de l'Afghanistan, traverse l'Iran ou le Pakistan, où elle rejoint les ports longeant le golfe d'Oman. Depuis ces ports, l'héroïne est chargée sur des navires en direction de la péninsule arabique, en particulier les Émirats arabes unis, ou vers l'Afrique de l'Est, notamment la Tanzanie et le Kenya. L'héroïne est ensuite expédiée vers l'Europe via les différents ports africains ou de la péninsule arabique. Ce trajet repose essentiellement sur le transport maritime, que ce soit par des navires commerciaux, des voiliers ou des conteneurs dissimulant la marchandise au sein de cargaisons légales. Cette route est particulièrement prisée pour l'acheminement de grandes quantités, facilité par l'usage des conteneurs maritimes. L'EUDA émet l'hypothèse que cette route s'est beaucoup développée depuis 2021 comme peuvent en attester certaines saisies dans les ports européens, comme par exemple les 2,6 tonnes d'héroïne interceptées à Rotterdam en provenance du Sierra Leone.
3. La route du Caucase : depuis l'Afghanistan, l'héroïne passe par l'Iran, puis par l'Arménie ou l'Azerbaïdjan, avant d'atteindre la Géorgie. Elle traverse ensuite la mer Noire, généralement par ferry, pour atteindre la Bulgarie, la Roumanie ou, avant 2022, l'Ukraine. De là, elle poursuit sa course vers les pays d'Europe occidentale. Cette route combine le transport terrestre et maritime. Depuis le déclenchement du conflit en Ukraine, il semblerait que son utilisation a fortement diminué.
4. La route du Nord est un itinéraire terrestre moins utilisé par les trafiquants que les 3 autres routes, mais reste encore actif. À partir de l'Afghanistan, la drogue traverse le Tadjikistan, puis le Kirghizistan ou l'Ouzbékistan, avant de rejoindre le Kazakhstan. Elle entre ensuite en Russie, puis transite vers la Biélorussie, les pays baltes, la Pologne, et parfois jusqu'à l'Allemagne ou la France. Cette route est exclusivement terrestre et dessert principalement les marchés d'Asie centrale, de Russie et d'Europe de l'Est. Toutefois, certaines saisies effectuées en Biélorussie, en Roumanie et en Ukraine suggèrent qu'une part de la marchandise est également destinée à l'Europe occidentale.
Une fois arrivée en Europe, l'héroïne transite majoritairement par les Pays-Bas, qui constituent l'un des principaux centres logistiques du trafic d'héroïne en Europe de l'Ouest. Les cargaisons, issues de différentes routes, y sont réceptionnées, stockées, puis redistribuées vers les principaux marchés de consommation du continent. Ce rôle central des Pays-Bas dans la chaîne de valeur du trafic d'héroïne s'explique notamment par la coopération étroite entre des réseaux criminels néerlandais et des organisations criminelles transnationales, en particulier des Balkans.
En France, le trafic d'héroïne est très atomisé et relativement diversifié : aux côtés des organisations criminelles étrangères, notamment turques, géorgiennes et albanaises, on observe de petites équipes issues de la périphérie des métropoles, qui s'approvisionnent principalement aux Pays-Bas. Le rôle des micro-réseaux d'usagers-revendeurs, qui s'approvisionnent aux Pays-Bas et en Belgique, est essentiel pour expliquer la disponibilité de l'héroïne en France, en particulier dans le nord-est du pays. Par ailleurs, les réseaux dits de « cités » sont de plus en plus impliqués dans le trafic d'héroïne ces dernières années. Leur implication contribue à l'expansion de la disponibilité de l'héroïne dans les périphéries de plusieurs agglomérations françaises.
Il est important de noter la production d'opium en Afghanistan a drastiquement baissé depuis 2023. Cette baisse résulte de l'interdiction totale de la culture du pavot à opium imposée par les Talibans en avril 2022. La mesure a pleinement pris effet pour la récolte de 2023, réduisant de 95 % la production d'opium dans le pays, qui est passée de 6 200 tonnes en 2022 à 333 tonnes en 2023. En 2024, une augmentation de 19 %, par rapport à 2023, de la surface cultivée a été rapportée, cependant cela reste très éloigné des niveaux de culture observés avant l'interdiction. Ce choc sur l'héroïne en destination de l'Europe occidentale a le potentiel de modifier dans le temps les routes et les pays d'approvisionnement des réseaux de trafics d'héroïne. En effet, la réduction de la production en Afghanistan pourrait être compensée, en partie, par une hausse de la production dans d'autres régions. La Birmanie, désormais premier producteur mondial d'opium, a vu sa production plus que doubler en deux ans, passant de 423 tonnes en 2021 à 1 080 tonnes en 2023.
B. Les routes des opioïdes de synthèse
Selon l'EUDA, la majorité des opioïdes synthétiques illicites disponibles sur le marché européen provient de pays situés en dehors de l'Union européenne. Les principaux pays sources identifiés sont la Chine, l'Inde et, dans une moindre mesure, la Russie. Bien qu'une production locale, incluant de nouveaux opioïdes de synthèse, puisse ponctuellement exister au sein de l'UE, elle demeure marginale par rapport à la fabrication d'autres drogues illicites. Des installations de découpe et de conditionnement de ces produits sont plus fréquemment détectées sur le territoire européen que des laboratoires de production.
La Chine étant le principal pays producteur, les changements de régulation locales tels que l'interdiction d'une molécule et/ou de ses précurseurs a un impact sur l'offre d'opioïdes de synthèse au niveau européen, et également national.
De manière générale, les chaînes d'approvisionnement en opioïdes de synthèse à destination de l'Europe ou circulant à travers celle-ci restent encore largement méconnues. Ces substances semblent souvent acheminées par voie postale, notamment à la suite d'achats effectués sur le dark web. En France, selon l'OFAST, des opioïdes de synthèse entrent sur le territoire par l'envoi de colis en provenance des États-Unis et de Chine, contenant généralement entre quelques dizaines et plusieurs centaines de grammes.
Le marché illicite des opioïdes de synthèse en Europe repose à la fois sur le détournement de médicaments opioïdes issus du circuit légal et les opioïdes de synthèses fabriqués clandestinement. Les médicaments initialement destinés à un usage thérapeutique peuvent être détournés à différents niveaux : dans la chaîne de distribution (chez les fabricants, grossistes ou pharmacies), dans les établissements de santé (hôpitaux ou professionnels corrompus), ou directement auprès des patients, par vol ou cession. Des produits médicaux contenant du fentanyl détournés du circuit légal sont fréquemment saisis en Europe sous forme de patchs, sprays ou pastilles.
En France, le trafic de médicaments opioïdes repose principalement sur le détournement de la buprénorphine (Subutex®), de la morphine (Skénan®) et de la méthadone. Selon le Commandement pour l'environnement et la santé (CESAN), l'approvisionnement de ce trafic repose sur le nomadisme médical et pharmaceutique, facilité par l'usage de fausses ordonnances obtenues sur les réseaux sociaux ou Internet, ainsi que sur des vols commis chez les grossistes.
2. Présentez les données les plus récentes collectées par l'OFDT concernant la consommation de médicaments opioïdes en France.
Les médicaments opioïdes (composés comprenant des substances naturelles ou synthétiques qui possèdent des actions similaires à celles de l'opium) sont le plus souvent utilisés pour leurs propriétés antalgiques et sédatives. La posologie de ces médicaments doit être scrupuleusement respectée afin d'éviter tout risque de surdosage et de dépendance. Il existe 11 types de composés comportant des substances opioïdes, divisés en trois familles de médicaments opioïdes :
- les médicaments à base de dérivés naturels de l'opium (ou opiacés) : codéine, morphine, opium ;
- les médicaments semi-synthétiques : buprénorphine, dihydrocodéine, hydromorphone, nalbuphine ;
- les médicaments contenant des composés synthétiques : fentanyl, méthadone, oxycodone, tramadol.
Depuis sa création en 1993, l'OFDT, observatoire public des drogues, est chargé de mesurer la consommation de drogues (licites ou illicites) en France par des enquêtes épidémiologiques qu'il conduit en propre et de suivre les données de consommation de produits utilisés à des fins psychoactives (incluant donc les médicaments détournés de leur usage ou consommés hors protocole médical, dans une perspective d'auto-médication). Cependant, l'OFDT ne pilote pas en propre des enquêtes sur la consommation de médicaments opioïdes en France. Cette mission appartient à l'ANSM, dans une démarche de surveillance globale de l'utilisation des médicaments utilisés dans la prise en charge de la douleur. Depuis 2013, l'enquête annuelle prospective Décès Toxiques par Antalgiques (DTA) de l'ANSM a pour objectif de recueillir les cas de décès liés à l'usage de médicaments antalgiques, d'identifier les médicaments impliqués, d'évaluer leur dangerosité et d'estimer l'évolution du nombre de ces décès.
- Évolution de l'usage des consommations par type d'opioïde et exposition de la population à la consommation d'antalgiques opioïdes (opioïdes forts et opioïdes faibles).
Selon les données de l'assurance maladie, près de 10 millions de Français ont eu une prescription d'antalgique opioïde en 2015. En 2017, les trois antalgiques opioïdes les plus consommés en France étaient le tramadol, puis la codéine en association, et la poudre d'opium associée au paracétamol, devant la morphine, premier antalgique opioïde fort, l'oxycodone, désormais autant consommé que la morphine, puis le fentanyl transdermique et transmuqueux à action rapide.
Selon le dernier état des lieux publié par l'ANSM (en 2019), la consommation d'antalgiques opioïdes a fortement augmenté en dix ans, ainsi que les situations de mésusage, les intoxications et les décès liés à l'utilisation d'antalgiques opioïdes, qu'ils soient faibles (par exemple tramadol, codéine et poudre d'opium) ou forts (par exemple morphine, oxycodone et fentanyl). Par exemple, la prescription d'opioïdes forts a augmenté d'environ 150 % entre 2006 et 2017, en particulier celle d'oxycodone qui marque l'augmentation la plus importante. À l'inverse, la consommation globale des opioïdes faibles est restée relativement stable. Depuis le retrait du dextropropoxyphène en 2011, une hausse de la consommation des autres opioïdes faibles a été observée, en particulier du tramadol qui est devenu l'antalgique opioïde le plus consommé (forts et faibles confondus) avec une hausse de plus de 68 % entre 2006 et 2017.
Malgré cet essor de la consommation de médicaments opioïdes, la situation est sans commune mesure avec celle observée aux États-Unis et au Canada.
- Prévalence des troubles de l'usage par type d'opioïde ; parmi ces consommateurs, quelle part relève d'un trouble né d'une consommation sur prescription médicale dans un cadre thérapeutique, et quelle part relève d'une consommation illicite.
Les antalgiques opioïdes les plus consommés (codéine, tramadol, poudre d'opium, sulfate de morphine, oxycodone, fentanyl transmuqueux et fentanyl transdermique), font l'objet d'une surveillance par les Centres d'Evaluation et d'Information sur la Pharmacodépendance - Addictovigilance (CEIP-A), réseau d'addictovigilance de l'ANSM, sur la base de plusieurs sources qui permettent de documenter l'usage problématique des antalgiques opioïdes :
- les notifications spontanées (NotS) de cas d'abus, de dépendance, d'usage détourné et de mésusage rapportées par les professionnels de santé,
- les enquêtes annuelles du réseau : OPPIDUM (Observation des Produits Psychotropes Illicites ou Détournés de leur Utilisation Médicamenteuse), OPEMA (Observation des Pharmacodépendances En Médecine Ambulatoire), OSIAP (Ordonnances suspectes - indicateurs d'abus possible), enquête soumission chimique),
- les enquêtes DRAMES, DTA et ASOS.
Le nombre de notifications spontanées de cas d'addictovigilance rapportées au réseau des CEIP-A augmente régulièrement pour la codéine en association (deuxième antalgique opioïde le plus consommé en France). Le trouble de l'usage de la codéine touche une population plutôt féminine (58 %) et l'âge moyen est de 40 ans.
- Évolution des hospitalisations et des décès dus à la consommation d'opioïdes.
Selon l'ANSM (2019), le nombre d'hospitalisations liées à la consommation d'antalgiques opioïdes obtenus sur prescription médicale a augmenté de 167 % entre 2000 et 2017 passant de 15 à 40 hospitalisations pour un million d'habitants.
Le nombre de décès liés à la consommation d'opioïdes a augmenté de 146 % en quinze ans (2000-2015), occasionnant désormais au moins 4 décès par semaine. Selon les données les plus récentes de l'ANSM, 136 décès directement liés à consommation d'antalgiques opioïdes étaient recensés en 2022 (source : DTA). Les principales molécules impliquées sont le tramadol, la morphine, l'oxycodone, la codéine et le paracétamol (dont 6 sur 16 cas dans un contexte suicidaire). S'agissant du fentanyl qui focalise l'attention publique, en 2022, on recensait en France 5 décès qui lui seraient directement imputables (voir : https://ansm.sante.fr/uploads/2024/05/29/20 240 529-plaquette-dta-2022.pdf).
3. Quelles évolutions et quelles tendances constatez-vous en matière de mésusage et de dépendance à des opioïdes en France ?
a. Quelles substances disponibles sur le marché français sont les plus concernées et sous quelle forme ?
Selon les observations du dispositif TREND de l'OFDT, la circulation des médicaments opioïdes consommés dans le cadre de mésusages repose majoritairement sur le troc et les échanges informels (« dépannage ») entre patients, sur le marché de rue. Les marchés de rue restent cantonnés à certaines agglomérations régionales et sont principalement animés par des patients/usagers-revendeurs qui y revendent une partie de leur traitement. Ces marchés de rue sont souvent intermittents et d'ampleur restreinte (à l'exception de Paris, où la revente est plus installée et quasi-permanente). Ils concernent le Tramadol®, la buprénorphine (Subutex®, généralement revendu entre 2 et 5 euros le comprimé de 8 mg) et la méthadone (revendue au prix courant de 5 euros la fiole de 60 mg, entre 3 et 5 euros la gélule de 40 mg). Les sulfates de morphine (Skénan®) font également l'objet de revente à Paris et dans certaines métropoles (au prix courant de 5 à 10 euros la gélule de 100 ou 200 mg). À noter que les contrôles des médecins prescrivant du Skénan® dans le cadre de traitement de substitution par l'assurance-maladie peuvent rapidement tarir ces marchés de rue (ce fut par exemple le cas ces dernières années à Lyon).
b. Quels sont les principaux mésusages constatés (de la part des professionnels de santé et des usagers) ?
La grande majorité des patients bénéficiant d'un traitement à base de médicaments opioïdes observe leur traitement. Certaines personnes ne respectent toutefois pas complètement le protocole thérapeutique défini par leur médecin. D'autres ne disposent pas de prescription et se procurent des médicaments opioïdes auprès d'autres patients sous traitement ou sur le marché noir.
Le « mésusage » des médicaments opioïdes peut revêtir plusieurs formes : dépassement des posologies, recours à d'autres voies d'administration (très principalement sniff et injection), association des médicaments avec d'autres substances (psychostimulant, alcool, héroïne, etc.) pour obtenir des effets spécifiques ou gérer les effets d'autres substances, etc. Ce type de « mésusages » est observé par le dispositif TREND depuis sa création, en1999, époque du développement des prescriptions de TSO.
Concernant les médicaments faisant l'objet d'usages hors protocole thérapeutique, les observations de l'OFDT via TREND pointent les tendances récentes s'agissant des modalités de ce mésusage :
- L'injection de gélules de méthadone, pratique marginale, reste régulièrement citée par les professionnels de certains CAARUD. Elle est le fait d'usagers (peu nombreux) en situation de grande précarité dont une part importante est originaire du Caucase ou de l'est de l'Europe. L'injection de la forme sirop n'est presque plus observée ces dernières années (à mesure que la forme gélule est davantage prescrite) ;
- L'injection de comprimés de buprénorphine (Subutex®) est de moins en moins observée. Elle serait le fait d'usagers précaires et vieillissants, et concernerait très peu de nouveaux consommateurs (le syndrome des « mains de Popeye », résultant de l'injection du médicament, est plus rare que dans les années 2000 selon les soignants) ;
- L'injection de sulfates de morphine (Skénan®) est bien identifiée à Paris et observée de manière plus ou moins pérenne sur certains autres territoires, majoritairement auprès d'usagers en situation de précarité, dont la plupart consomment ainsi une partie de leur traitement ;
- Les pratiques d'injection de fentanyl, à partir des patchs, restent toujours très marginales et circonscrites à des personnes, principalement d'origine géorgienne en situation de grande précarité ;
- L'usage de sirops codéinés (mélangés à un soda - mélange appelé lean ou purple drank - et ingéré) par des adolescents ou de jeunes adultes à a très fortement décliné après la restriction des modalités de délivrance en juillet 2017 (accessibilité limitée aux détendeurs d'une ordonnance depuis cette date) ;
- L'usage de Tramadol® concerne des personnes aux profils variés : alors que certains patients ont progressivement perdu le contrôle et consomment des doses excédant largement les posologies initialement prescrites (étant, pour certains, contraints alors de se livrer au nomadisme médical ou de se procurer du Tramadol® auprès d'autres patients ou au marché noir), d'autres y ont recours pour réguler les effets jugés trop intenses de psychostimulants comme la cocaïne.
c. Quels facteurs ont-ils, selon vous, favorisé ces évolutions ?
Les niveaux et les modalités de prescription et de délivrance des différents médicaments opioïdes déterminent en partie leur disponibilité (sur les marchés de rue, après d'usagers revendeurs, etc.) et donc l'ampleur des usages « détournés ». Ainsi, la hausse des prescriptions et de la délivrance de méthadone sous forme de gélule contribue pour partie à expliquer l'existence d'usages détournés, davantage rapportés par les intervenants des CAARUD et les usagers ces dernières années. Il n'en demeure pas moins que la grande majorité des patients sous traitements à base de médicaments opioïdes respectent scrupuleusement leur traitement et ne le détournent pas.
4. Comment l'OFDT appréhende-t-il le développement du marché des nouveaux opioïdes de synthèse ? Quels dangers identifiez-vous ?
Certains éléments rendent-ils aujourd'hui plausible, selon vous, une importation de la crise américaine des opioïdes ?
Dans un contexte de diminution de l'offre d'héroïne en Europe consécutive à l'interdiction de la production d'opium en Afghanistan, la circulation de nouveaux opioïdes de synthèse sur les marchés illicites apparaît comme une menace de santé publique émergente. Dans son rapport 2024 (publié en mars 2025), l'Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) souligne à quel point les drogues de synthèse transforment rapidement le commerce mondial de la drogue, alimentant une crise de santé publique croissante. Contrairement aux drogues à base de plantes, ces substances peuvent être fabriquées n'importe où, sans qu'il soit nécessaire de les cultiver à grande échelle, ce qui les rend plus faciles et moins chères à produire et à distribuer pour les trafiquants. L'essor d'opioïdes puissants comme le fentanyl (en Amérique du Nord) et les nitazènes (en Europe) - suffisamment puissants pour provoquer des overdoses avec de minuscules doses - a aggravé la crise, entraînant un nombre record de décès.
Si la présence de fentanyl est rarement rapportée en France et en Europe, alors même que ce produit est majoritairement impliqué dans la crise des opioïdes en Amérique du Nord, d'autres opioïdes de synthèse pouvant servir d'alternative à l'héroïne sont apparus en France, en particulier les nitazènes, une catégorie d'opioïdes de synthèse très puissants, présentant un risque élevé d'overdose en raison d'une puissance pharmacologique élevée. Certaines de ces molécules ont été à l'origine développées par l'industrie pharmaceutique en traitement de la douleur, mais elles n'ont jamais été autorisées en raison du risque trop élevé d'overdose. Les nitazènes sont notamment vendus sous la forme de poudre et de comprimés (parfois associés à des benzodiazépines).
La première identification nationale de nitazènes, effectuée par le dispositif SINTES de l'OFDT, date de 2021. Il s'agissait alors d'un échantillon d'héroïne, supposé acheté sur le Darknet, contenait un NPS opioïde de synthèse, l'étonitazepyne. La même année, une deuxième identification de métodesnitazène a été réalisée dans le cadre d'une saisie puis une troisième en 2022 (premier cas français d'usage de métonitazène). En 2023, plusieurs dérivés benzimidazolés ont été identifiés de façon isolée ou dans le cadre de clusters d'intoxications aiguës (voire fatales). En 2023, des produits contenant des nitazènes ont fait l'objet de deux alertes sanitaires de la part de l'OFDT auprès de l'Early Warning System de l'EUDA : la première concernait de l'isotonitazène vendu en tant qu'héroïne à Montpellier (5 cas d'intoxication en mars 2023) ; le second concernait la circulation de protonitazène à La Réunion, vendu en tant que « chimique » (tabac imbibé d'alcool et mélangé à une poudre contenant habituellement des cannabinoïdes de synthèse).
Les nitazènes sont désormais placés sous surveillance intensive dans le cadre de l'Early Warning System de l'EUDA. En France, l'ANSM a, en juillet 2024, classé comme stupéfiants les substances appartenant à la famille chimique des benzimidazolés, dite des nitazènes. La dernière génération de nitazènes, les nitazènes N-désalkylés, ont été classés d'emblée comme stupéfiants au niveau national car contenant le noyau benzimidazole.
La perspective d'arrivée de nouveaux agonistes opioïdes inquiète la communauté scientifique, avec l'arrivée d'analogues de la brorphine (dérivés benzimadozolones piperidine), qui sont déjà identifiés aux États-Unis. Une 1re identification de cychlorphine a été réalisée par le dispositif SINTES de l'OFDT en France en 2024 (produit non reconnu en drug checking). Même si leur circulation est encore limitée en Europe, ils sont désormais détectés en France, occasionnant une offre potentiellement en essor qui reste donc à surveiller. En outre, l'Europe connaît actuellement la circulation de comprimés contrefaits d'oxycodone. Les analyses de l'OFDT (SINTES) ont conduit à l'identification de plusieurs substances en lieu et place de cet opioïde, telles que des nitazènes, parfois en association avec des NPS benzodiazépines (benzodiazepines designers). Les réseaux TREND et SINTES de l'OFDT sont mobilisés et en veille active sur ce type de produit, et plus généralement sur les opioïdes de synthèse.
À noter que les risques occasionnés par le marché des nouveaux opioïdes de synthèse tiennent au fait qu'ils sont souvent consommés à l'insu des consommateurs, qui pensent souvent acheter sur le marché de détail de l'héroïne.
Une des conséquences de la baisse de la production mondiale d'héroïne a été de réduire la disponibilité de l'héroïne en Europe, provoquant une situation de pénurie, allant de pair avec une hausse du prix et d'une baisse des teneurs moyennes en principe actif de l'héroïne vendue sur le marché de détail. En outre, de plus en plus souvent, l'héroïne est adultérée avec des opioïdes de synthèse (ou des cannabinoïdes de synthèse), donnant lieu à des vagues d'incidents sanitaires, sporadiques et circonscrites territorialement, mais aux conséquences parfois particulièrement graves. Ainsi, en 2023, 14 % des échantillons d'héroïne supposée collectés par le dispositif SINTES de l'OFDT ne contenaient pas d'héroïne. Des non-conformités inédites ont été observées, comme l'adultération du produit voire son remplacement par un nouvel opioïde de synthèse. Aujourd'hui, l'héroïne disponible sur le marché de détail est souvent adultérée. À ce stade, aucune adultération à la xylazine (sédatif à usage vétérinaire), au fentanyl ou aux benzodiazépines n'a été mise en évidence par le dispositif SINTES de l'OFDT. Selon l'ONUDC, la restructuration du marché de l'héroïne consécutive à la baisse de sa production mondiale devrait se déployer dans un délai de deux ans, ce qui suggère des effets différés sur plusieurs années, pleinement observables à compter de 2024-2025.
5. Quels enseignements la France peut-elle tirer de l'émergence et de l'évolution de la crise des opioïdes aux États-Unis, en matière de pratiques commerciales, d'encadrement des prescriptions et de politique de réduction des risques ?
L'épidémie des opioïdes qui fait rage aux États-Unis depuis la fin des années 1990 s'est déployée en quatre vagues, occasionnant plus de 800 000 décès directement attribuables aux opioïdes en 25 ans. L'épidémie a d'abord été liée à la consommation d'opioïdes prescrits comme médicaments (1999-2010), puis à l'héroïne (2011-2015), au fentanyl (2016-2020) et, plus récemment, à la consommation conjointe de fentanyl et de stimulants illicites (2020-2025)337(*). Aujourd'hui, la consommation d'opioïdes de synthèse, en particulier le fentanyl et ses dérivés, combinée aux drogues stimulantes (cocaïne et amphétamines), représente le fer de lance de l'épidémie.
L'analyse de la crise des opioïdes aux États-Unis permet de tirer des enseignements utiles. Avant tout, il faut souligner que cette crise s'inscrit dans le contexte d'une demande croissante des patients pour soulager la douleur, aiguë ou chronique, demande prégnante aux États-Unis tout comme en France. Les opioïdes ayant comme propriété principale d'être des analgésiques puissants, l'accessibilité de ces produits constitue un des ressorts explicatifs de cette crise. À cet égard, il faut pointer les différences majeures de contexte entre la France, où le circuit de mise sur le marché et de surveillance des médicaments est très contrôlé, et les États-Unis, où la promotion et la publicité sur les médicaments à l'intention du grand public sont autorisées.
Aux États-Unis, trois phénomènes concomitants ont contribué à la survenue d'une crise des opioïdes d'une telle ampleur. Tout d'abord, l'utilisation accrue des analgésiques opioïdes aux États-Unis a été le fait de prescriptions médicales excessives et inadéquates, favorisées par la circulation de publications minimisant le risque de dépendance lié aux opioïdes - à l'image de l'article paru dans la revue médicale New England Journal of Medicine, prétendant démontrer l'absence de risque de développer une dépendance en cas de prise au long cours d'un opioïde analgésique alors qu'il ne s'agissait que d'une étude observationnelle de faible portée, portant sur un petit effectif de patients, sans valeur de démonstration ni validation externe. Deuxièmement, le recours à la prescription large de ces médicaments a été porté par des stratégies de marketing agressif déployées par certains laboratoires pharmaceutiques, notamment Purdue Pharma, qui faisait la promotion de son produit à base d'oxycodone auprès des médecins, pharmaciens et patients, contribuant à l'essor rapide des prescriptions inadéquates d'opioïdes analgésiques. Enfin, l'absence de contrôle strict des prescriptions médicales par les autorités sanitaires fédérales a fait perdurer ce phénomène de sur-prescription non-contrôlée jusqu'en 2010, date de décision de retrait du marché de l'oxycodone du laboratoire Purdue Pharma, qui était alors devenu la principale cause de décès par surdose aux opioïdes aux États-Unis.
Après le retrait du marché de l'oxycodone de Purdue Pharma et son remplacement par une formulation à libération retardée ne pouvant être pilée (et transformée en poudre pour être injectée), les patients, devenus dépendants, se sont déportés d'abord vers l'héroïne, puis vers le fentanyl (produit à moindre coût dans des laboratoires de synthèse principalement au Mexique, à partir de matières premières importées de Chine ou d'Inde). L'offre de fentanyl et de ses dérivés s'est démultipliée avec l'arrivée sur le marché illicite de puissants analogues du fentanyl, synthétisés au départ comme de possibles candidats-médicaments par l'industrie pharmaceutique, sont alors devenus les principaux opioïdes sources des décès et de l'accélération de la crise de morts aux États-Unis. Ainsi, malgré une baisse rapide de la consommation d'opioïdes obtenus sur prescription à partir de 2010, les décès par surdose ont continué à augmenter et à s'amplifier jusqu'en 2024.
Ces constats invitent à considérer la nécessité d'améliorer la prise en charge de la douleur, constituée comme une priorité de santé publique en France, au regard des enjeux de contrôle de l'essor des prescriptions d'antidouleurs opioïdes. La littérature scientifique pointe l'intérêt des mesures permettant de contrôler les conditions de prescription, voire de délivrance, des médicaments opioïdes, et de favoriser le bon usage des antidouleurs opioïdes sans pour autant priver les patients qui en ont besoin d'un accès satisfaisant aux traitements de lutte contre la douleur : renforcement des circuits de surveillance du médicament, ordonnances sécurisées et contrôles renforcés, mise en place d'une observation nationale et d'un monitoring systématique.
6. Quelles mesures pourraient-elles, en France, contribuer à prévenir ou freiner un tel phénomène et, plus largement, à circonscrire les mésusages et risques de dépendance observés ?
L'OFDT n'a pas de rôle de recommandation aux pouvoirs publics. Ce rôle échoit à l'ANSM s'agissant de mésusage de médicaments.
7. Décrivez les dispositifs de surveillance et d'alerte pilotés par l'OFDT.
Quelles actions permettraient-elles d'améliorer la connaissance de la prévalence des usages problématiques d'opioïdes ? Plus largement, le système de surveillance et d'alerte mériterait-il d'être renforcé ?
Les dispositifs de détection précoce et d'identification des phénomènes émergents de l'OFDT - TREND (Tendances récentes et nouvelles drogues) et SINTES (système national d'identification des toxiques et des substances) -contribuent depuis 1999 à la veille sanitaire et à l'information des décideurs publics en temps réel quant aux tendances nouvelles de consommation et aux situations à risque en matière de produits psychoactifs. Ces deux dispositifs assurent une remontée d'informations en continu grâce à une coordination nationale pour chaque dispositif, qui s'appuie sur des coordinateurs locaux qui recueillent des informations directes auprès des usagers de drogues et des professionnels à leur contact, ainsi que des échantillons de substances (faisant ensuite l'objet d'une analyse toxicologique). La remontée et la triangulation de ces informations localisées contribue à comprendre les dynamiques d'offre et de consommation en France, ainsi que les spécificités territoriales.
En termes de fonctionnement
- Le dispositif TREND s'appuie sur un réseau de coordinations implantées dans 9 métropoles régionales (Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, Metz, Paris, Rennes, Toulouse, La Réunion), qui mettent en oeuvre des méthodes qualitatives communes (observations, entretiens) pour repérer et documenter les phénomènes émergents et les évolutions en matière de drogues illicites et de médicaments consommés hors protocole médical. Ces coordinations recueillent leurs informations auprès d'acteurs divers (usagers, intervenants du secteur socio-sanitaire et de l'application de la loi, etc.) dont l'ancrage local contribue à la compréhension des spécificités territoriales. Deux espaces particulièrement concernés par les usages de produits psychoactifs sont investigués : l'espace de la marginalité urbaine (rues, squats, zones de deal, etc.) et l'espace festif techno regroupant la scène alternative (free parties) et commerciale (clubs, bars, festivals).
- En complément, le dispositif SINTES, outil d'observation de la composition des produits psychoactifs illicites et outil de veille sanitaire au niveau national et européen, s'appuie sur un réseau de 17 coordinations locales portées par autant de structures partenaires en addictologie regroupant plusieurs centaines de collecteurs. En lien avec une série de laboratoires d'analyse toxicologique, il assure la veille de la composition des produits psychoactifs collectés auprès d'usagers de substances, permettant d'identifier des nouvelles substances et de suivre leur diffusion sur le territoire national, en lien permanent avec le réseau national d'addictovigilance et le CORRUSS. En tant que point focal français pour l'Agence de l'Union européenne sur les drogues (European Union Drugs Agency, EUDA), l'OFDT concourt, à travers SINTES, à la remontée à l'Agence européenne des drogues des informations concernant les nouvelles substances psychoactives, via l'Early warning system (EWS) sur les NPS et l'European Drug Alert System (EDAS) sur les menaces émergentes.
Parmi les thématiques prioritaires explorées par TREND et SINTES, un socle commun s'intéresse à l'usage et à l'offre d'héroïne, d'opioïdes et à l'accès à la RdRD et aux soins (donc aux traitements de substitution). Au titre de SINTES, la détection et l'identification des NPS constituent un enjeu stratégique de l'anticipation de l'arrivée des nouveaux agonistes opioïdes. La plus-value du dispositif SINTES est de garantir dans la durée la capacité à pouvoir détecter rapidement des opioïdes de synthèse, dont les structures chimiques sont de plus en plus diversifiées, et aux propriétés pharmacologiques encore méconnues.
Malgré leur intérêt reconnu, et le soutien financier conjoint de certaines agences régionales de santé (ARS) et du fonds national de lutte contre les addictions (FLCA), ces deux dispositifs rencontrent toutefois des difficultés pour bénéficier de financements pérennes. Ainsi, les financements actuels ne permettent pas de couvrir l'ensemble du territoire français (le dispositif
TREND n'étant pas implanté dans toutes les régions) et certaines zones (rurales, etc.) comme certains sujets (dont celui des opioïdes), mériteraient des investigations approfondies.
Encadrement de la prescription et de la délivrance d'opioïdes et prévention des mésusages
8. L'encadrement actuel de la prescription d'opioïdes en France vous paraît-il concilier un bon équilibre entre le contrôle et la prévention des mésusages d'une part, et la garantie d'avoir accès aux antalgiques opioïdes pour les usagers qui le nécessitent d'autre part ? Quelles évolutions préconiseriez-vous pour garantir ou améliorer cet équilibre ?
Voir réponse à la question n° 15 concernant l'accès aux TAO.
9. Quel regard portez-vous sur l'obligation, récemment instaurée, de présenter une ordonnance sécurisée en vue de la délivrance de tramadol et de codéine ?
En France, depuis le 1er mars 2025, les médicaments contenant de la codéine, de la dihydrocodéine ou du tramadol doivent être prescrits sur une ordonnance sécurisée. Si cette mesure, récente, n'a pas encore été évaluée, les observations TREND de l'OFDT soulignent qu'elle pourrait avoir pour effet de diminuer, au moins dans un premier temps, la disponibilité de ces médicaments détournés sur les marchés de rue, contribuant à l'objectif attendu de diminuer les usages détournés. Cependant, cette mesure est susceptible d'engendrer plusieurs conséquences inattendues, en favorisant par exemple le développement de nouvelles filières d'approvisionnement des marchés noirs, soit via l'importation illégale de médicaments détournés en provenance de pays étrangers, soit via la fabrication clandestine et l'importation de substances de synthèse (via le darknet). Au prisme des observations récentes du dispositif TREND de l'OFDT pour une autre substance médicamenteuse, la prégabaline (Lyrica®), il s'avère que la restriction des modalités de prescription et de délivrance ne constitue donc pas une garantie suffisante pour que les usages détournés diminuent de manière significative et durable. Par ailleurs, la restriction des modalités de délivrance de la codéine et du tramadol du fait de la mise en place des ordonnances sécurisées présente le risque de compliquer l'accès à ces médicaments pour des personnes qui, du fait de leur situation de précarité (sociale, administrative, etc.), sont éloignées des dispositifs de soins et de la médecine de ville.
10. Estimez-vous que le conditionnement des opioïdes soit aujourd'hui adapté aux risques de mésusage constatés ?
L'OFDT n'a pas de rôle d'évaluation des politiques publiques ou de recommandation qui, sur ce type de questionnement, relève davantage des agences sanitaires.
11. La formation des professionnels de santé souffre-t-elle de carences concernant les usages et les effets des opioïdes, ainsi que leur connaissance des recommandations de bonnes pratiques ? Quelles recommandations pourriez-vous formuler à ce propos ?
La coordination entre les différents acteurs (Csapa, Caarud, médecine de ville, structures hospitalières, etc.) vous paraît-elle satisfaisante pour offrir un parcours de soins intégré, structuré et cohérent aux usagers d'opioïdes ? Sinon, comment cette coordination pourrait-elle être améliorée ?
L'OFDT n'a pas de rôle d'évaluation des politiques publiques ou de recommandation. Ses dispositifs d'information et d'enquête permettent néanmoins de souligner les difficultés rencontrées par les usagers d'opioïdes dans leurs parcours de soins, du fait de l'absence de médecins généralistes en nombre suffisant dans certains territoires (cf. observations TREND). Cette sous-couverture a pour effet d'emboliser la file active des CSAPA, car les patients stabilisés dans leur traitement à base de méthadone ne trouvent pas de relais en médecine de ville. Elle a également pour effet d'allonger la durée d'attente d'un rendez-vous d'initialisation à un traitement à base de méthadone dans un centre de soins.
12. Estimez-vous que la communication autour des risques de mésusage et de dépendance liés à la consommation d'opioïdes soit aujourd'hui suffisante ? Estimez-vous qu'il serait opportun d'imposer un étiquetage intégrant une mention d'alerte sur les boîtes de médicaments opioïdes afin d'avertir du risque de mésusage et de dépendance associé ?
L'OFDT n'a pas de rôle d'évaluation des politiques publiques ou de recommandation, qui reviendrait plutôt à la MILDECA sur ce type d'enjeu.
Sur l'accompagnement des usagers et les politiques en matière de réduction des risques
13. Au global, comment évaluez-vous la politique de réduction des risques en France ?
L'OFDT n'a pas de rôle d'évaluation des politiques publiques ou de recommandation.
14. Comment évaluez-vous l'efficacité des programmes de distribution de matériel de prévention (comme les seringues stériles) dans la réduction des risques liés à l'usage d'opioïdes ?
L'OFDT n'a pas de rôle d'évaluation des politiques publiques ou de recommandation. On peut néanmoins souligner, sur la base des données scientifiques, la difficulté d'accéder à la réduction des risques en milieu carcéral.
15. Quel regard portez-vous sur les conditions d'accès à la naloxone et aux TSO en France ? Vous paraissent-elles satisfaisantes ? Pourraient-elles être améliorées et si oui, comment ?
En France, l'accès aux TSO, ou TAO (traitements par agonistes opioïdes, terme qui remplace progressivement celui de TSO),
Au regard des observations du dispositif TREND de l'OFDT, l'accès à un traitement à base de BHD (Subutex®) apparaît comme relativement satisfaisant du point de vue des patients, du fait de modalités de délivrance relativement aisées en France. En revanche, l'accès à un traitement à base de méthadone se caractérise par des inégalités territoriales importantes. Au sein des métropoles régionales (et de certaines villes de taille plus restreinte), des CSAPA permettent certes contribuer à initier ce type de traitement mais les délais d'attente sont parfois de plusieurs mois. De ce fait, certaines personnes continuent de se fournir en méthadone sur le marché de rue ou auprès de leurs proches (amis, conjoint, connaissances) dans l'attente d'un rendez-vous. De même, l'accès à des dispositifs proposant des protocoles d'inclusion à « bas seuil d'exigence » (comme les « bus méthadone » à Marseille ou à Paris), permettant un accès facilité aux TAO, font défaut sur certains territoires urbains. Ces protocoles s'adressent à des personnes qui ne souhaitent ou ne peuvent pas immédiatement devenir abstinentes à l'héroïne et sont souvent en situation de grande précarité sociale et sanitaire. Ils visent la réduction des dommages et la diminution de l'usage d'héroïne et de morphine en proposant un cadre thérapeutique souple (accès rapide et simplifié aux traitements, délivrance quotidienne et sans rendez-vous, etc.) adapté aux conditions de vie caractérisées par la grande précarité.
Dans les territoires ruraux ou éloignés des métropoles, l'accès aux TAO (Subutex® et méthadone) reste particulièrement difficile, du fait de plusieurs facteurs qui se cumulent : manque de structures de soins en addictologie (permettant l'initialisation d'un traitement à base de méthadone), manque de médecins généralistes (primo-prescripteurs de traitements à base de Subutex® ou autorisant un relais vers la méthadone), problèmes de mobilité rencontrés par de nombreux usagers (absence transports en commun, de véhicule personnel, de permis de conduire, etc.). Ces difficultés contraignent parfois les intervenants des structures à véhiculer les usagers de drogues. Dans certaines zones rurales, ces difficultés d'accès aux TAO sont d'autant plus conséquentes que leurs habitants peuvent aisément accéder aux drogues illicites (héroïne, cocaïne, etc.), les réseaux de trafiquants leur proposant souvent des livraisons à domicile, dans une démarche d'incitation à la consommation et de maintien de leurs clientèles. De même, dans les zones éloignées des métropoles, des difficultés d'accès à du matériel stérile de consommation persistent, malgré l'essor du dispositif de RdRD à distance (envoi de matériel par voie postale).
Selon les professionnels des CSAPA et des CAARUD interrogés par le dispositif TREND de l'OFDT, l'amélioration de l'accès aux TAO pourrait passer par le développement de dispositifs proposant des inclusions à bas seuil d'exigence dans les métropoles qui en sont dépourvues, et par le renforcement de la présence sur les territoires ruraux des centres de soins et des médecins autorisés à prescrire de la méthadone.
Concernant l'accès à la naloxone, en 2023, trois spécialités de naloxone étaient disponibles en France : le Prenoxad®, le Nyxoid® et le Ventizolve®. L'accès à la naloxone s'est développé au regard de la hausse des commandes de naloxone des pharmacies, hôpitaux et CSAPA/CAARUD (+ 40 % entre 2021 et 2023), passant de 18 132 à 29 676 kits de naloxone prêts à l'emploi commandés. Ces chiffres témoignent de l'amélioration de la disponibilité de la naloxone. Il existe néanmoins une difficulté d'évaluation de la distribution effective de ces kits et du nombre de kits réellement utilisés.
Quel est, selon vous, l'impact des dispositifs de réduction des risques, tels que les Csapa et les Caarud, dans la prise en charge des usagers d'opioïdes en France ?
Le suivi des patients accueillis en CSAPA assuré par le dispositif RECAP de l'OFDT montre que 33 000 personnes ont été prises en charge en CSAPA au titre de leur consommation d'héroïne (en 2022). L'héroïne constitue le deuxième motif de prise en charge en CSAPA (représentant environ 10 % des patients de la file active), loin derrière la consommation d'alcool. En outre, la méthadone et la buprénorphine haut dosage occasionnent 2 % des recours en CSAPA.
En termes d'évolutions récentes, la source RECAP de l'OFDT montre la baisse de la part d'injecteurs parmi les nouveaux patients pris en charge pour un usage d'héroïne (17 % vs 22 % chez les patients en suivi continu). Elle souligne également la stabilité des modes de consommation : l'héroïne est le plus souvent sniffée (57 %), fumée/inhalée (25 %), et parfois injectée (17 % des patients). Enfin, elle met en lumière la fréquence et l'ancienneté de la consommation déclarées par les usagers d'héroïne : près des trois quarts de ces patients (72 %) consomment de l'héroïne tous les jours et la quasi-totalité (79 %) a commencé il y a 10 ans ou plus.
Souvent adossés aux CSAPA au sein du dispositif médico-social, les CAARUD demeurent la principale « porte d'entrée » vers la réduction des risques (accès à du matériel stérile de consommation, dépistage des IST, accès à consultations médicales et des prestations sociales, etc.) pour un très grand nombre d'usagers en situation de grande précarité qui ne pourraient pas trouver d'accueil équivalent ailleurs (notamment du fait de la stigmatisation dont ils font l'objet, de leurs difficultés d'adaptation au fonctionnement des administrations et des structures sanitaires existantes).
17. Quel regard portez-vous sur l'expérimentation des haltes soins addictions ? Préconiseriez-vous l'inscription de ces structures dans le droit commun, et l'ouverture d'autres sites ?
L'OFDT n'a pas de rôle d'évaluation des politiques publiques ou de recommandation. Néanmoins, son rôle est de relayer les données probantes issues de la littérature scientifique internationale. À ce titre, il convient de souligner que les bénéfices des salles de consommation supervisée (appelées en France HSA) ont été évalués et démontrés dans une abondante documentation (Hedrich et al., 2010 ; Potier et al., 2014 ; EUDA, 2018338(*)).
L'intérêt de telles structures de consommation de drogues est démontré, d'abord, du point de vue du lien social et institutionnel qu'elles permettent avec des populations-cibles fortement marginalisées (occasion d'un premier contact et de maintien de ce contact), allant de pair avec des améliorations immédiates en termes d'hygiène et de sécurité des usagers de drogues (par ex. Small et al., 2008, 2009 ; Lloyd-Smith et al., 2009). L'efficacité des salles de consommation supervisée est aussi pointée en termes de santé et d'ordre public. Ainsi les travaux de recherche démontrent-ils l'existence d'un lien entre la fréquentation d'une salle de consommation de drogues et la réduction des comportements à risque liés à l'injection, comme l'échange de seringues. Accéder à une salle de consommation supervisée réduit aussi les comportements à risque en matière de transmission du VIH et de mortalité par surdose (par ex., Stoltz et al., 2007 ; Milloy and Wood, 2009). Il faut rappeler toutefois que l'impact des salles de consommation de drogues sur la réduction de l'incidence du VIH ou du virus de l'hépatite C dans la population des usagers de drogues par voie intraveineuse reste difficile à appréhender (Hedrich et al., 2010 ; Kimber et al., 2010), d'abord parce que les structures n'atteignent qu'une partie limitée de leur population-cible mais aussi parce que la méthodologie ne permet pas d'isoler cet impact des effets des autres types d'interventions. Enfin, une série d'études montrent que les salles de consommation de drogues peuvent contribuer à la réduction des décès liés à l'usage de drogues à l'échelle d'une ville (Poschadel et al., 2003 ; Marshall et al., 2011). En outre, la fréquentation d'une salle de consommation est associée à une hausse des entrées dans un parcours de soins contre la dépendance aux drogues, et une hausse des demandes de traitement de substitution aux opiacés (Wood et al., 2007 ; DeBeck et al., 2011).
En France, les différentes évaluations menées sur les HSA expérimentées depuis 2016 ont souligné leur efficacité en termes de santé publique et de tranquillité urbaine (rapport INSERM de 2021, rapport IGA-IGAS de 2024) : réduction significative des risques de contamination par le VIH et par l'hépatite C ; réduction des nuisances publiques (ainsi par exemple, le nombre de seringues collectées autour de la HSA parisienne est passé de 150 à moins de 10 par jour) ; amélioration de l'accès aux soins (hausse des orientations vers des traitements adaptés, hausse du nombre de consultations médicales et sociales) ; maintien du lien social avec un public très précarisé et socialement désaffilié (incluant 79 % de sans-abri, 49 % sans couverture sociale, 65 % sans ressources).
En somme, cette offre sanitaire et sociale spécifique permet d'atteindre des publics particulièrement précaires et difficiles à toucher par des dispositifs de droit commun. Comme le souligne le dispositif TREND de l'OFDT, les consommations de drogues, particulièrement en injection, aggravent les dommages sanitaires induits (absence de filtration, abcès, « poussières », surdoses, etc.) dès lors qu'elles sont effectuées dans des lieux inappropriés (rue, toilettes publiques, halls d'immeubles, souterrains, etc.) et/ou dans des conditions délétères (conditions d'hygiène insuffisantes, pas d'accès à l'eau, dans la précipitation, etc.).
18. Quelles actions supplémentaires ou améliorations préconisez-vous pour renforcer la politique de réduction des risques en matière d'opioïdes et mieux répondre aux besoins des usagers ?
L'OFDT n'a pas de rôle d'évaluation des politiques publiques ou de recommandation.
* 337 Obradovic I. La tragédie des drogues aux Etats-Unis. Enjeux et perspectives d'une urgence. In : Ramses 2025. Entre puissances et impuissance, de Montbrial T., David D., Ifri (Dir.). Paris, Dunod, 2024, p. 134-139.
* 338 https://www.euda.europa.eu/publications/pods/drug-consumption-rooms_en