C. LA DÉMATÉRIALISATION DU TRAITEMENT DES DEMANDES DE VISAS : UN CHANTIER ENCORE INACHEVÉ

1. France Visas : une rénovation profonde des outils numériques de la délivrance des visas

Lancé en 2017, le portail France visas constitue l'outil de gestion de l'ensemble du parcours des demandes de visas émises par les ressortissants de pays tiers à l'espace Schengen. Il intervient en remplacement de l'application Réseau mondial visas (RMV), devenue obsolète et insuffisamment sécurisée, et accompagne l'usager depuis sa recherche d'information sur les conditions de délivrance d'un visa d'entrée en France jusqu'à la décision d'octroi ou de refus. L'interface France visas est disponible en six langues56(*). Engagé en juin 2021 et achevé en mai 2023, le déploiement de France visas auprès des services consulaires a permis une modernisation sensible de l'instruction des visas. L'ensemble des 822 agents des services consulaires affectés à l'activité « visas » ont désormais recours à cette interface.

Les modules de France visas peuvent être regroupés en deux grandes catégories.

En premier lieu, France visas - Grand public est orienté vers les usagers. Ces derniers peuvent s'assurer, grâce à la mise en ligne d'une information relative à la règlementation en vigueur, de la nécessité du dépôt d'une demande de visa et de la liste des pièces justificatives qui s'y attachent. Les étrangers peuvent directement déposer sur le portail France visas un formulaire de demande de visa, accompagné des pièces justificatives. L'enregistrement des données biométriques se fait également sur la plateforme, au travers des solutions BIODEV (postes consulaires) ou BIONET (si l'opération est réalisée dans un centre géré par un PSE). Cette étape est réalisée soit par les agents des services consulaires, soit par les agents des prestataires de services extérieurs lorsque le dépôt des demandes fait l'objet d'une externalisation.

En second lieu, France visas - Administration assiste les agents de l'administration tout au long de la phase d'instruction des demandes, qu'il s'agisse :

- de la phase de consultation des systèmes d'information, nationaux ou européens, à des fins de contrôles sécuritaires ou migratoires ;

- du recueil d'avis de la sous-direction des visas du ministère de l'intérieur et de la sous-direction de la politique des visas du MEAE ;

- de l'impression de la vignette qui devra être apposée sur le passeport du demandeur ou des lettres de refus de délivrance des visas ;

- ou du recueil de statistiques sur l'activité d'instruction et de délivrance des visas.

L'achèvement du déploiement de la plateforme et le retour progressif à un volume de demandes équivalent à un niveau pré-crise sanitaire permettent de visualiser ce que devrait être le « rythme de croisière » de l'application. En 2024, France visas a ainsi enregistré 13,5 millions de visites, pour un total de 3,5 millions de demandes.

Toutefois, dans les premiers mois de sa mise en oeuvre, la plateforme France visas a sensiblement affecté la productivité des services consulaires. Plusieurs mois ont été nécessaires à une pleine appropriation par les agents, habitués à l'application RMV. L'ajout de nouvelles fonctionnalités et étapes dans la procédure et les difficultés techniques inhérentes à un déploiement sur l'ensemble du réseau consulaire ont allongé les délais de traitement des demandes de visas, dans un contexte compliqué par le rebond des demandes. Le rapport de la mission Hermelin a ainsi pu noter « que l'accueil de France-Visas par les agents des services consulaires est souvent réservé voire défavorable parce qu'il provoque une baisse sensible de la productivité. »57(*)

Dans sa réponse à la question écrite du rapporteur spécial des crédits de la mission AEE au sein de la commission des finances de l'Assemblée nationale, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères reconnaissait en août 2023 que « France-Visas est la traduction technique d'une volonté politique de renforcer les contrôles sécuritaires qui a, effectivement, un impact sur le temps de traitement des dossiers. »58(*) Interrogée par les rapporteurs spéciaux, la direction des Français à l'étranger et de l'administration consulaire a estimé que « comme pour tout nouveau système d'information déployé, les utilisateurs ont eu besoin d'un temps d'adaptation ayant conduit à une baisse temporaire de la productivité pendant une période de 2 à 3 mois »59(*), tout en indiquant que les délais de traitement avaient désormais atteint un niveau comparable à ceux de l'ancienne application RMV. La DFAE met en avant plusieurs avantages de la nouvelle plateforme France visas :

- d'une part, l'intégration de la consultation des bases de données sécuritaires dans les fonctionnalités de France visas constitue un indéniable gain de temps ;

- d'autre part, les modalités d'historisation des actions et l'introduction d'indicateurs permettent un pilotage plus fin des services d'instruction tandis que la création d'un module de statistiques permet de suivre plus précisément l'évolution des délais de traitement.

2. Trois enjeux principaux pour le futur de France visas : la poursuite de la dématérialisation des demandes, l'interopérabilité avec les différents systèmes d'information et la mise en place de la plateforme européenne des visas
a) Une interopérabilité encore insuffisante avec les autres plateformes

En l'état d'avancement de France visas, ce portail est connecté à plusieurs plateformes :

pour opérer des contrôles sécuritaires, par la consultation du fichier Cristina de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), du fichier des personnes recherchées (FPR) et du système d'information Schengen (SIS) ;

et pour vérifier les antécédents des demandeurs, sur les bases de données des visas nationaux (VISABIO) et européens (système d'information sur les visas, VIS) et prochainement sur le système d'entrées/sorties (EES) et sur les bases de données du ministère de l'intérieur (notamment sur l'application de gestion des dossiers des ressortissants étrangers en France60(*)).

Toutefois, l'information des services d'instruction des demandes de visas pourrait bénéficier d'une interopérabilité élargie avec différentes plateformes d'information opérantes au sein de l'administration. Du point de vue des agents instructeurs, l'accès à ces plateformes devrait permettre une meilleure circulation de l'information et une fiabilisation des décisions. Pour les demandeurs, cette interconnexion leur permettrait d'éviter de redéposer une nouvelle fois, au cours de leur parcours en France, documents et pièces justificatifs.

En matière d'antécédents migratoires, le déploiement programmé de l'administration numérique des étrangers en France (ANEF) au 1er septembre 2025 devrait faciliter la vérification des antécédents migratoires depuis France visas. Diverses plateformes intervenant dans le parcours des demandeurs de visas pourraient également faire l'objet d'une interconnexion avec France visas :

- premièrement, la plateforme études en France (EEF) afin d'accéder, lors de l'instruction des demandes de visas étudiants, aux avis émis par les services de coopération et d'action culturelle (Scac) sur les projets d'études des demandeurs ;

- deuxièmement, en matière d'antécédents médicaux, les services consulaires pourraient bénéficier d'un accès aux demandes d'aide médicale d'État (AME) pour vérifier si les demandeurs ont déjà bénéficié ou bénéficient de l'AME, d'une part, et des données de l'assurance-maladie pour identifier l'existence d'une éventuelle dette hospitalière, d'autre part ;

- troisièmement, le casier judiciaire pour améliorer les criblages sécuritaires ;

- quatrièmement, les applications de la sous-direction des visas pour renforcer l'information des postes sur les dossiers de réunification familiale et sur les suites des contentieux contre les refus de visas devant les juridictions administratives.

Ces nouvelles interconnexions devraient en priorité permettre aux services consulaires d'obtenir un retour sur le détournement des visas qu'ils délivrent. Cette recommandation, portée à l'attention des rapporteurs spéciaux par l'ambassadeur chargé des migrations et le consulat général de France à Rabat, parait donc essentiel, en ce qu'elle permettrait aux postes de disposer d'un tableau de bord précis de leurs résultats en matière de prévention de la fraude et, au besoin, d'adapter leurs procédures. En effet, en l'état actuel du schéma d'interconnexions de France visas, les postes ne sont pas en mesure d'évaluer précisément leur stratégie de délivrance.

Recommandation : poursuivre l'interconnexion de France visas avec les systèmes d'information pertinents, en priorité ceux liés à l'administration des étrangers en France (ministère de l'intérieur).

Recommandation : permettre un retour d'information aux postes diplomatiques sur le suivi des décisions de délivrance de visas, pour améliorer leurs procédures d'instruction et de lutte contre la fraude (direction de l'immigration, direction des Français à l'étranger et de l'administration consulaire).

b) Les incertitudes tenant à la mise en place d'une plateforme commune de demande de rendez-vous pour les demandeurs Schengen

La plateforme commune de demande de rendez-vous pour les demandeurs Schengen (EU-VAP) devrait constituer le principal défi technique auquel sera confronté France visas dans les années à venir. Introduit dans une communication de la Commission européenne, en date du 14 mars 2018, « Adapter la politique commune de visas aux nouveaux défis », le projet de mise en oeuvre d'un visa Schengen électronique a été précisé dans le cadre du pacte « Asile et immigration », présenté en mars 2020.

Une plateforme commune de demande de rendez-vous pour les demandeurs Schengen devrait ainsi être développée et opérationnelle d'ici 202861(*). Les ressortissants de pays tiers déposeront désormais leur demande de visa en ligne sur cette plateforme commune, quel que soit l'État membre visé. Cet outil sera en mesure de déterminer l'État compétent pour examiner la demande de visa lorsque le séjour envisagé se déroule sur plusieurs États membres. Si la demande est acceptée, le demandeur recevra un visa numérique, sous la forme d'un code-barres 2D crypté. La réforme supprimera ainsi l'étape de la pose de la vignette autocollante.

La mise en oeuvre de cette plateforme commune aurait trois avantages principaux, tant pour les demandeurs que pour l'administration consulaire :

- d'une part, du point de vue des demandeurs, la nouvelle plateforme devrait grandement simplifier leurs démarches en permettant un processus plus rapide et moins onéreux, en limitant leurs déplacements en présentiel et en supprimant la vignette autocollante, désormais disponible en format numérique. La plateforme devrait également protéger davantage les données personnelles des usagers ;

- d'autre part, pour les services consulaires, la plateforme EU-VAP devrait limiter le risque de falsification et de contrefaçon des visas et permettre une plus grande harmonisation des pratiques et des procédures de délivrance entre les États membres.

Pour autant, des points d'attention significatifs ont été identifiés par le ministère de l'Europe et des affaires étrangères quant à l'introduction de cette plateforme commune. D'autres pourraient émerger au fur et à mesure de l'avancement des textes d'application relatifs à l'organisation d'EU-VAP.

Sur le plan technique, l'introduction de cette plateforme unique est exposée à différents risques. Au stade du basculement des outils nationaux vers un système unifié, le maintien de certains modules nationaux62(*) dans la nouvelle structure représente un défi pour les services en charge de cette adaptation. S'agissant de la maintenance de la nouvelle plateforme, disposer d'un système unique et relativement centralisé rend l'ensemble des systèmes nationaux vulnérables à une défaillance au niveau européen. La nouvelle plateforme devra supporter un flux particulièrement conséquent d'information et nécessitera des ressources importantes pour en assurer le bon fonctionnement. Cet outil devra également, tout en conservant un objectif de dématérialisation de l'ensemble de la procédure, conserver une accessibilité pour les usagers, y compris dans des pays où l'accès à internet n'est pas une évidence.

De plus, en termes d'adaptation des équipes, le basculement de France visas vers EU-VAP soulèvera une problématique de formation et d'évolution de l'organisation des services.

D'une part, le précédent du déploiement de France visas suggère que l'introduction d'une nouvelle plateforme conduirait à un allongement du délai de traitement des demandes, le temps pour les agents d'assimiler leur nouvel outil. Une partie significative des modules de France visas, relatifs aux visas de court séjour, seraient remplacés par la nouvelle plateforme européenne.

D'autre part, si la mise en place du visa numérique devrait supprimer certaines étapes de la procédure de délivrance des visas (notamment celle de la vignette), la charge de travail des consulats pourrait s'en trouver in fine alourdie. En outre, il en résultera un rôle accru pour la Commission européenne en matière de gestion et de maintenance de la plateforme EU-VAP. Les États membres n'auraient plus la maîtrise des adaptations techniques à apporter à cet outil.

Pour ces différentes raisons, la France a demandé à bénéficier d'une période de transition de sept ans pour rejoindre la plateforme, jusqu'en 2035. Cette période lui permettra également d'amortir les coûts de développement de France visas, de l'ordre de 48 millions d'euros63(*).

Recommandation : anticiper les conséquences de la mise en oeuvre de la plateforme EU-VAP en préparant la formation des agents à ce nouvel outil, en révisant l'organisation des services consulaires et en prévoyant une évolution des missions confiées aux prestataires de services extérieurs (direction de l'immigration, direction des Français à l'étranger et de l'administration consulaire).


* 56 Français, anglais, espagnol, chinois, arabe et russe.

* 57 Paul Hermelin, rapport à l'attention du ministre de l'intérieur et des Outre-mer et de la ministre de l'Europe et des affaires étrangères, « Propositions pour une amélioration de la délivrance des visas », avril 2023, page 29.

* 58 Réponse du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, en date du 29 août 2023, à la question écrite n° 8533 du député Karim Ben Cheikh sur la délivrance des visas, du 6 juin 2023.

* 59 Réponses de la DFAE au questionnaire d'audition des rapporteurs spéciaux.

* 60 AGDREF, dont la consultation est obligatoire pour toute les demandes de visa de long séjour.

* 61 Avec, pour les États le souhaitant, une période transitoire jusqu'en 2035.

* 62 Pour la France, un espace sécurisé pour les demandeurs, un espace pour les PSE, un espace pour les visas de long séjour, et un module pour les visas outre-mer et les cas dérogatoires.

* 63 Cour des comptes, La conduite des grands projets numériques de l'État, communication à la commission des finances du Sénat, juillet 2020.

Les thèmes associés à ce dossier

Partager cette page