II. DEUX PROBLÉMATIQUES ACCOMPAGNENT LA HAUSSE DES DEMANDES : LA FRAUDE ET LA MASSIFICATION DU CONTENTIEUX
A. UNE PRISE EN COMPTE RENFORCÉE DE LA LUTTE CONTRE LA FRAUDE AUX VISAS
1. Les risques de fraude et de détournement du visa
a) Fraude interne et fraude externe aux visas : un phénomène recrudescent depuis la fin de la crise sanitaire
En matière de visas, deux types de fraude peuvent être distingués.
En premier lieu, il existe une fraude interne aux services consulaires, dont le suivi relève de la compétence du ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Elle concerne des pratiques frauduleuses auxquelles peuvent participer des agents des services consulaires64(*), qu'il s'agisse de titulaires ou d'agents de droit local. La fraude interne consiste, pour l'agent impliqué, à octroyer indûment un rendez-vous au demandeur ou à mener favorablement l'instruction d'un dossier. Un cas de fraude interne peut être détecté à l'occasion de contrôles du chef du service des visas ou d'un signalement.
Pour l'année 2024, la direction des Français à l'étranger et de l'administration consulaire a recensé onze cas de fraude interne65(*). À la différence de la fraude externe, concentrée sur certaines zones géographiques, comme exposée infra, la fraude interne concerne l'ensemble du réseau consulaire, aucun pays n'étant a priori prémuni de ce type de dérive.
En second lieu, la fraude externe regroupe l'ensemble des pratiques de fraude affectant directement la demande de visa. Elle recoupe essentiellement la fraude aux documents d'identité, difficile à détecter, et la fraude documentaire, qui concerne l'ensemble des pièces justificatives66(*). La fraude externe concerne également les pratiques frauduleuses internes aux prestataires de services extérieurs.
Si le taux de refus, tous motifs confondus, a retrouvé un niveau similaire à 2019, le nombre de refus pour fraude progresse depuis 2021 avec un doublement des décisions. La part des refus pour fraude dans le total des décisions de refus se stabilise autour de 9 % en 2024.
Refus de visas motivés par la présence d'un document frauduleux
(en nombre de décisions et en pourcentage)
2021 |
2022 |
2023 |
2024 |
Évolution 2021/2024 |
|
Total des refus pour fraude |
26 464 |
44 190 |
39 315 |
51 341 |
+ 96 % |
Part des refus pour fraude dans le total des refus de visas |
13,6 % |
8,8 % |
7,8 % |
8,9 % |
/ |
Refus pour fraude en raison de faux justificatifs |
25 801 |
42 404 |
37 756 |
49 662 |
+ 96 % |
Refus pour fraude en raison de faux titres d'identité et de voyage |
99 |
772 |
503 |
190 |
+ 92 % |
Refus pour fraude en raison de faux actes d'état civil |
564 |
1 014 |
1 056 |
1 489 |
+ 164 % |
Source : commission des finances d'après les réponses au questionnaire des rapporteurs spéciaux
Cette progression sur les quatre derniers exercices résulte, selon la DFAE, de plusieurs facteurs. Tout d'abord, la progression des demandes de visas, toutes catégories confondues, fait « naturellement » augmenter le nombre de dossiers frauduleux. De plus, les difficultés rencontrées par les services consulaires pour traiter le surcroît de demandes consécutivement à la fin des restrictions sanitaires a conduit à un effet de rattrapage. En outre, la période de pandémie aurait été mise à profit par les fournisseurs de documents faux ou contrefaits en Afrique francophone, où la fraude documentaire a connu un développement particulièrement dynamique : les marges de manoeuvre offertes par les réglementations locales ont été davantage exploitées avec un recours accru aux jugement supplétifs et aux actes récognitifs. Enfin, il n'est pas exclu que les efforts engagés par la DFAE et la DGEF dans la lutte contre ces pratiques depuis 2020-2021 ait contribué à renforcer la détection de dossiers frauduleux.
Classement des dix pays avec le taux de fraude le plus important en 2024
(en pourcentage, en nombre de visas et en nombre de demandes de visas)
Pays |
Taux de fraude |
Nombre de dossiers de visas concernés |
Nombre de demandes de visas |
Comores |
24,3 % |
1 474 |
6 067 |
Ghana |
22,8 % |
2 098 |
9 185 |
Djibouti |
14,5 % |
841 |
5 809 |
Malaisie |
13,7 % |
328 |
2 394 |
Israël/Territoires palestiniens |
12,9 % |
466 |
3 604 |
Irak |
11,4 % |
2 274 |
20 039 |
Arménie |
7,9 % |
1 060 |
13 414 |
Tanzanie |
6,6 % |
175 |
2 655 |
Centrafrique |
6,3 % |
242 |
3 871 |
Nigéria |
6,1 % |
3 586 |
58 778 |
Source : commission des finances d'après les réponses au questionnaire des rapporteurs spéciaux
Contrairement à la fraude interne, qui peut concerner l'ensemble du réseau consulaire, la fraude externe est plus concentrée géographiquement. Certains pays connaissent un niveau de fraude documentaire endémique, liées aux défaillances de l'état civil local et au niveau de corruption.
Le dynamisme de la fraude, combiné à l'activité des officines, a ainsi pu augmenter les difficultés rencontrées pour traiter les demandes de visas par les postes consulaires au Sénégal, en Côte d'Ivoire, en Guinée, aux Comores ou au Cameroun. Au-delà de la seule Afrique francophone, les services des visas de la corne de l'Afrique, notamment l'Éthiopie, ont dû faire face à des problématiques similaires.
Classement des pays les plus concernés par la fraude en matière de visas en 2024, selon le type de fraude
(en nombre de documents frauduleux détectés)
Faux justificatifs |
Faux titres d'identité et de voyage |
Faux actes d'état civil |
|||
Pays |
Nombre de documents |
Pays |
Nombre de documents |
Pays |
Nombre de documents |
Inde |
9 752 |
Afrique du Sud |
70 |
Vietnam |
296 |
Algérie |
7 448 |
République démocratique du Congo |
40 |
Cameroun |
225 |
Nigéria |
3 496 |
Côte d'Ivoire |
17 |
Comores |
163 |
Chine |
3 243 |
Éthiopie |
12 |
Côte d'Ivoire |
128 |
Irak |
2 274 |
Gabon |
8 |
Kenya |
101 |
Ghana |
2 098 |
Algérie |
6 |
Nigéria |
88 |
Côte d'Ivoire |
1 997 |
Sénégal |
6 |
Bénin |
73 |
Vietnam |
1 601 |
Arabie Saoudite |
6 |
Centrafrique |
69 |
Congo |
1 460 |
Bengladesh |
4 |
Djibouti |
65 |
Cameroun |
1 400 |
Congo |
4 |
République démocratique du Congo |
62 |
Source : commission des finances d'après les réponses au questionnaire des rapporteurs spéciaux
b) La zone grise des officines
La délivrance des visas par les services consulaires est fréquemment parasitée par les activités d'officines locales. Ces structures, généralement des sociétés de droit local ou des entités relevant de l'économie souterraine, proposent aux demandeurs un accompagnement dans la constitution de leurs dossiers, en amont de leur rendez-vous auprès du prestataire de services extérieurs.
D'une part, les services consulaires constatent que ces officines organisent une captation des créneaux de rendez-vous pour le dépôt des demandes de visas auprès des prestataires de services extérieurs, afin de les revendre de manière illégale aux demandeurs. Il en ressort une perturbation de la procédure de demande de visas, avec une saturation immédiate des plages de rendez-vous mises en ligne par les PSE. Les usagers ayant recours à la procédure normale se trouvent rapidement démunis, ce qui nourrit parmi les demandeurs une frustration croissante. Le développement des nouvelles technologies permet à ces sociétés de capter plus rapidement les créneaux, par le recours à des « bots », contre lesquelles les services consulaires disposent de peu de moyens.
D'autre part, dans une démarche de marchandisation de la procédure de demande de visas, ces officines peuvent proposer un accompagnement des demandeurs dans la constitution de leurs dossiers et leurs démarches auprès des services consulaires. Dans leur assistance à la constitution des dossiers des demandeurs, elles sont susceptibles d'insérer parfois des documents frauduleux parmi les pièces justificatives.
Par ailleurs, non contentes d'exploiter les failles de la procédure de prise de rendez-vous et d'en perturber le fonctionnement, les officines peuvent également mener des actions de communication agressives à l'égard des services français de délivrance des visas. Ces sociétés ont en effet tout intérêt à propager de fausses informations ou exagérer les délais d'examen des dossiers par les consulats français. La mise en avant de leurs propres services contribue par conséquent à dégrader l'image de la France dans des régions où cette dernière a pu connaître d'importants revers dans l'opinion publique.
En outre, leur action diffuse une perception erronée du « prix » de la demande de visas, en incluant le coût de leurs propres services, alors que les frais de dossiers pour la délivrance d'un visa, comme les frais de services demandés par les PSE, sont strictement encadrés.
c) Le détournement des visas à des fins migratoires
Les motivations qui s'attachent à la fraude aux visas, tant externe qu'interne, sont essentiellement de nature migratoire. La délivrance de visas à des ressortissants étrangers comporte de fait un « risque » migratoire : le détournement par le bénéficiaire de ce document par un maintien sur le territoire au-delà du délai prévu. Pour la direction générale des étrangers en France, « toute demande de visa, par nature, présente le risque d'être détournée. Pour le ressortissant de pays tiers désireux de se maintenir en France, le visa est le moyen régulier de traverser la frontière extérieure dans le but de se maintenir sur le territoire en engageant le cas échéant des démarches pour régulariser sa situation administrative. »67(*) Néanmoins, le visa court séjour présente un fort potentiel de détournement aux fins de s'établir en France.
La quantification du détournement de visas est malaisée au niveau central comme au niveau des services consulaires. Ces derniers ne disposent pas du taux de détournement des visas délivrés par le poste, rendant dès lors le pilotage de l'instruction difficile pour les services de visas. La documentation de ce phénomène devrait cependant être fiabilisée avec le règlement relatif au système d'entrée et sortie (EES), progressivement mis en place à compter d'octobre 2025, qui affectera le processus de franchissement des frontières extérieures des ressortissants de pays tiers (RPT) en court séjour. En principe, les données consolidées permettront au ministère d'établir le volume des dépassements de la durée du séjour et d'améliorer l'évaluation du risque de détournement du visa.
2. Un effort louable de structuration de la lutte contre la fraude aux visas qui devra être prolongé
a) La lutte contre la fraude, nouvelle priorité de la politique des visas
Depuis 2020-2021, la lutte contre les pratiques frauduleuses a été érigée au rang de priorité par les deux ministères compétents en matière de délivrance des visas.
En premier lieu, concernant la fraude interne, la DFAE a structuré deux niveaux institutionnels de prévention et de répression :
- en 2021, une cellule de lutte contre la fraude interne a été créée au sein du bureau de la réglementation et de la lutte contre la fraude interne de la sous-direction de la politique des visas. Chargée d'assister les postes dans la gestion de ce risque, la cellule propose des actions de formation et de conseil aux postes pour les assister dans leur organisation et diffuser de bonnes pratiques de vigilance. Au-delà de cette dimension préventive, la cellule constitue également le guichet unique de signalement de potentielles fraude interne par les postes. Lorsqu'un poste saisit la cellule, cette dernière peut mener des actions d'investigation (entretiens formels, recherches dans les archives...) ;
- en 2024, un groupe de réaction rapide contre la fraude interne a été créé, placée sous la co-présidence de la directrice des Français à l'étranger et de l'administration consulaire et du directeur général de l'administration et de la modernisation. Cette instance, dont le secrétariat est assuré par la cellule précitée, se réunit à un rythme bimensuel et rassemble l'ensemble des services impliqués au sein du MEAE (DFAE, direction des ressources humaines et inspection générale des affaires étrangères). Son rôle est d'assurer le suivi, au niveau de l'administration centrale, de l'ensemble de la chaîne de traitement d'un signalement de fraude interne. Le groupe de réaction rapide se prononce sur la nécessité d'une mission d'enquête, émet un avis à l'autorité compétente sur la mise en oeuvre de mesures conservatoires et assure le suivi des enquêtes.
En second lieu, s'agissant de la fraude externe, la compétence est partagée entre le ministère de l'intérieur et le ministère de l'Europe et des affaires étrangères.
Du côté du Quai d'Orsay, le suivi de la fraude externe est assuré tant au niveau de l'administration centrale que des postes. Ainsi :
- un pôle fraude, compétent sur l'ensemble de la fraude consulaire, est placé auprès de la DFAE et chargé du suivi de la thématique fraude, de la coordination et de la formation du réseau consulaire. Il participe également aux travaux interministériels sur la lutte contre la fraude ;
- un centre d'information Oscar (pour « outil de suivi consulaire par analyses et restitutions ») assure la compilation et la diffusion d'un ensemble d'indicateurs dédiés à la fraude ;
- des référents fraude ont été désignés au sein de chacun des postes diplomatique ou consulaire et sont chargés de la documentation du phénomène de fraude, de la coordination et de la prévention au sein du poste et des échanges avec l'administration centrale et les organismes sociaux ;
- pour les postes les plus à risques, il a été demandé aux services consulaires de créer des cellules transversales de lutte contre la fraude regroupant l'ensemble des services intéressés68(*), à l'échelle du poste, du pays ou de la région (par exemple, une cellule pilotée par l'ambassade à Addis Abeba coordonne l'action des services pour l'ensemble de la zone Afrique de l'Est-Océan indien) selon l'ampleur des risques.
Concernant le ministère de l'intérieur, les services de la DGEF interviennent à plusieurs niveaux pour lutter contre la fraude aux visas. La sous-direction des visas peut être consultée, a priori, par les services consulaires au stade de l'instruction d'une demande de visa. Les services du ministère constatent, a posteriori, le détournement des visas par un maintien au-delà de la limite de séjour sur le territoire national. De plus, le ministère pilote les révisions de la législation en vigueur afin de dissuader les pratiques frauduleuses. À titre d'exemple, l'article 47 de la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration (dite « loi CIAI ») a inséré dans le Ceseda un nouvel article L. 312-A qui permet de refuser la délivrance d'un visa de long séjour à l'étranger qui a fait l'objet d'une obligation de quitter le territoire français depuis moins de cinq ans et n'apporte pas la preuve qu'il a quitté le territoire français dans le délai imparti.
b) Les prolongements possibles
Au cours de son audition par les rapporteurs spéciaux, la direction de l'immigration a évoqué une piste d'évolution du code de l'entrée et du séjour des étrangers en France et du droit d'asile visant à renforcer la lutte contre la fraude documentaire. Une disposition, introduite dans la loi CIAI mais censurée par le Conseil constitutionnel au titre de l'article 45 de la Constitution, prévoyait ainsi de subordonner expressément l'opposabilité en France des actes d'état civil étrangers, prévue par l'article 47 du code civil, et des jugements étrangers, prévue par la jurisprudence, à leur légalisation préalable lorsque cette formalité est exigible69(*).
Ensuite, s'agissant des activités des officines, les services consulaires sont confrontés à une « course aux armements » avec ce secteur de l'économie parallèle qui a recours à des outils de plus en plus sophistiqués. Une solution plus efficace, expérimentées dans plusieurs postes, consiste à prévoir une attribution automatique des rendez-vous auprès des PSE, plutôt que de proposer différents créneaux. La lutte contre les pratiques des officines comporte également une dimension communicationnelle, comme développé infra.
Recommandation : généraliser l'attribution automatique des plages de rendez-vous pour limiter les possibilités de détournement de la procédure par les officines (direction des Français à l'étranger et de l'administration consulaire, consulats).
Enfin, des améliorations plus spécifiques à certains profils peuvent être envisagées. La situation des travailleurs saisonniers constitue une particularité ; les postes consulaires constatent depuis plusieurs mois un taux de retour trop faible des saisonniers. En Tunisie, pour l'année 2024, l'antenne de l'Office français de l'immigration et de l'intégration (Ofii) indiquait que 871 des 3 325 primo-demandeurs ne se sont pas présentés pour faire valider leur retour. L'antenne de l'Ofii à Casablanca, avec laquelle la mission de contrôle s'est entretenue au cours de son déplacement, a confirmé cette tendance, estimant à près de 20 % le « taux d'évaporation ». Cette situation s'expliquerait par un affaiblissement du contrôle des autorisations de travail, à la suite de la mise en place en avril 2021 d'une instruction centralisée au sein des plateformes interrégionales des services de main-d'oeuvre étrangère (SMOE)70(*). Des accords de partenariats locaux avec des tiers de confiance, comme celui mis en place à Casablanca avec l'Agence nationale de promotion de l'emploi et des compétences (Anapec, équivalent au Maroc de France travail), peuvent réduire le risque de fraude. Pour autant, un renforcement du contrôle des autorisations de travail en France paraît nécessaire.
Plus largement, s'agissant de l'immigration professionnelle, les rapporteurs spéciaux estiment que les services déconcentrés de l'État sont insuffisamment équipés pour obtenir une connaissance fine des besoins de main-d'oeuvre dans les départements. Si le contrôle budgétaire n'a pas permis d'aborder en profondeur cette question, la problématique du suivi du parcours migratoire des médecins étrangers en France constitue un sujet d'intérêt, qui justifierait des travaux ultérieurs du Sénat.
* 64 Les pratiques de fraude auxquelles participent les agents des prestataires de services extérieurs sont considérées comme relevant de la fraude externe.
* 65 Quatre en Afrique, trois en Asie, deux en Amérique, un au Moyen-Orient et un en Europe.
* 66 Soit les bulletins de salaire, relevés bancaires, actes d'état-civil, attestation de travail, diplômes, ou acte de mariage avec un conjoint français, etc.
* 67 Réponses de la direction de l'immigration au questionnaire des rapporteurs spéciaux.
* 68 42 cellules ont été créées dans 34 pays.
* 69 Pour présenter un document émis par un État auprès d'autorités étrangères, l'authentification préalable de la signature de l'autorité ayant délivré le document peut être exigée. La légalisation est la procédure d'authentification préalable de la signature de l'autorité ayant délivré le document.
* 70 Auparavant, le contrôle était assuré par les directions départementales de l'emploi, du travail et des solidarités (DDETS).