B. LE CONTENTIEUX DES VISAS : UNE MASSIFICATION QUI PÂTIT DE LA RÉPARTITION DES COMPÉTENCES ENTRE MINISTÈRES
1. Un contentieux de masse qui représente un coût budgétaire croissant
La contestation des refus de demandes de visas, de court comme de long séjour, s'est imposée au cours des dernières années comme un contentieux de masse, dont le traitement place les administrations comme les juridictions sous tension. Trois explications sont avancées par la direction de l'immigration pour expliquer la multiplication des recours71(*) :
- tout d'abord, la hausse des demandes de visas, accompagnée d'une stabilité du taux de refus, fait mécaniquement augmenter le nombre de recours dirigés contre les décisions de refus ;
- ensuite, l'évolution de la structure des demandes de visas et de la nature des visas demandés peut contribuer à un accroissement des recours. L'augmentation des demandes de réunification familiale, résultant de la hausse des demandes d'asile et de la protection accordée par l'Ofpra, a conduit à une augmentation des refus de visas pour ce motif (les publics concernés ne respectant généralement pas les conditions de ressources nécessaires). La contestation de ces décisions représente aujourd'hui un tiers de l'activité du tribunal administratif de Nantes ;
- enfin, le ministère de l'intérieur note une judiciarisation du droit des étrangers, avec un recours accru des demandeurs à un accompagnement juridique.
Afin de répondre au développement de ce contentieux, deux adaptations de la procédure administrative contentieuse et précontentieuse ont été opérées au cours des dernières années :
- d'une part, depuis 2000, les étrangers qui souhaitent contester une décision de refus de visa devant les juridictions administratives doivent obligatoirement saisir la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France (CRRV). Ce recours administratif préalable obligatoire (RAPO) est codifié aux articles D. 312-3 et suivants du Ceseda. Pour le professeur Vincent Tchen, la mise en place de ce RAPO « visait à éviter dans la mesure du possible une issue contentieuse en corrigeant les irrégularités commises par les autorités consulaires. »72(*)
- d'autre part, depuis 2010, la compétence de premier ressort des litiges relatifs au rejet des demandes de visa d'entrée sur le territoire de la République française relevant des autorités consulaires est attribuée au tribunal administratif de Nantes73(*). Auparavant, ces litiges, nés hors des territoires relevant de la compétence des tribunaux administratifs, ressortait de la compétence de premier ressort du Conseil d'État.
Plus récemment, deux décrets en date du 29 juin 202274(*) ont poursuivi cette démarche de rationalisation de la procédure précontentieuse et contentieuse en matière de refus de visa d'entrée.
Premièrement, ces deux textes ont transféré de la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France vers le sous-directeur des visas, au sein de la direction générale des étrangers en France du ministère de l'intérieur, le soin d'examiner les recours administratifs contre les décisions de refus de visa de court séjour prises par les autorités diplomatiques ou consulaires75(*). La CRRV demeure compétente pour les recours dirigés contre les décisions de refus de visa de long séjour.
Deuxièmement, le décret n° 2022-962 a confirmé le principe selon lequel en l'absence de décision explicite prise dans le délai de deux mois, le recours administratif contre une décision de refus de visa est réputé rejeté pour les mêmes motifs que ceux de la décision contestée.
Troisièmement, le délai d'exercice des recours devant la CRRV a été réduit de deux mois à trente jours.
Quatrièmement, le décret a supprimé la voie de l'appel pour les jugements rendus par le tribunal administratif de Nantes à l'égard des refus de délivrance de visas de court séjour.
Cette réforme visait en partie à répondre aux remarques du Conseil d'État, publiées dans une étude à la demande du Premier ministre en octobre 202076(*), qui soulignait les dysfonctionnements de la CRRV, incapable de rendre des décisions motivées sur l'ensemble des RAPO. De fait, entre 2011 et 2024, le nombre de saisines de la commission avait été multiplié par 7,5, pour atteindre près de 40 000 recours. Une situation qui avait conduit, selon le Conseil d'État, à l'apparition d'un contentieux « parasite » sur la communication des motifs des décisions implicites, en raison d'un traitement à moyens constants.
Nombre de saisines de la commission de recours
contre les décisions de refus
de visa d'entrée en France
entre 2018 et 2024
(en nombre de recours et en pourcentage)
Source : commission des finances d'après les données transmises par la direction de l'immigration
Pour autant, la progression des contestations de refus de visa demeure soutenue. Entre 2019 et 2024, le tribunal administratif de Nantes a connu une augmentation de 42 % du nombre total de recours, essentiellement du fait de la massification de ce contentieux. Sur la même période, les recours dirigés contre des refus de visas d'entrée en France ont augmenté de 115 %. Pour le seul exercice 2024, cette juridiction a enregistré environ 7 200 recours au fond et 2 150 référés77(*).
Évolution du nombre de condamnations de l'État devant la juridiction administrative en matière de refus de délivrance de visas
(en nombre de dossiers et en pourcentage)
Source : commission des finances d'après les réponses au questionnaire des rapporteurs spéciaux
S'agissant du « résultat » de ce contentieux, en 2024, une faible majorité des décisions de la juridiction administrative était favorable à l'administration (54 %) et une portion non négligeable défavorable (31 %)78(*).
2. Une répartition inadéquate des compétences entre ministères qui invite à une réorganisation du suivi du contentieux des visas
Il résulte du double pilotage de la politique des visas par Beauvau et le Quai d'Orsay une répartition parfois difficilement lisible des compétences en la matière. Ainsi, en application de la convention du 12 avril 2013 de répartition des charges communes et des charges propres relatives aux frais de fonctionnement du Secrétariat général à l'immigration et à l'intégration occupant les locaux du ministère des affaires étrangères, ce dernier est responsable de l'ensemble des frais de fonctionnement, parmi lesquels figurent les frais de justice et intérêts moratoires découlant du contentieux des visas.
De plus, depuis septembre 2021, le budget alloué aux frais de justice et destiné au paiement des contentieux de refus de demandes de visas d'entrée en France est inscrit sur le programme 151. Un avenant à la convention, en date du 31 mai 2023, à la convention de 2013 désigne la direction des Français à l'étranger et de l'administration consulaire comme ordonnatrice des dépenses de frais de justice et intérêts moratoires liés au contentieux sur les visas.
Il s'ensuit une répartition des compétences entre :
- d'une part, le bureau du contentieux de la sous-direction des visas (SDV) du ministère de l'intérieur, qui assure la défense de l'État devant les juridictions administratives ;
- d'autre part, le bureau des frais de justice et du contentieux des visas qui assure la mise en paiement des frais irrépétibles et, lorsque cela est nécessaire, des dommages pour préjudice moral et astreintes en cas de délivrance tardive des visas.
Si le paiement des frais de justice aux bénéficiaires est assuré intégralement par la sous-direction de la politique des visas de la DFAE, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères bénéficie d'un remboursement partiel en année N+1. Ainsi, par un système de refacturation interne, 50 % des frais engagés par le MEAE est remboursé l'année suivante par le ministère de l'intérieur.
Évolution des frais de contentieux visa sur la période 2017-2024
(en nombre de dossiers et en milliers d'euros)
Source : commission des finances d'après les réponses au questionnaire des rapporteurs spéciaux
La bonne articulation entre ces deux services impose une prompte transmission des décisions de justice par le ministère de l'intérieur au ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Or, la hausse continue des recours contre les refus de délivrance de visas a accru la pression sur les services. Elle s'est accompagnée d'une réforme de l'organisation interne des juridictions administratives à Nantes, avec l'ouverture de nouvelles chambres au tribunal administratif pour répondre au développement du contentieux des visas79(*).
Cette réorganisation a sensiblement accéléré les délais de traitement des recours et a mécaniquement augmenté le stock des décisions en attente d'exécution. Les délais de paiements des décisions de justice par le MEAE ont atteint un niveau préoccupant. À l'occasion des auditions menées par les rapporteurs spéciaux, la DFAE et la direction de l'immigration ont indiqué que Cour des comptes s'était inquiétée, au cours de l'année 2024, de l'allongement de ces délais.
Pour répondre à ces difficultés, les deux ministères ont engagé des efforts de rationalisation : le bureau de gestion des frais de justice en lien avec les contentieux visas (FJCV) a vu ses effectifs portés de deux à six agents, les outils à la disposition de ce service ont été modernisés (avec une refonte des tableaux de suivi, une dématérialisation des procédures et une automatisation des calculs d'intérêts) et les deux sous-directions compétentes se sont efforcées de réduire les délais de transmission.
En dépit de ces efforts, la répartition actuelle des compétences entre les deux ministères ne paraît pas satisfaisante :
- premièrement, la fluidité des échanges entre les deux ministères paraît excessivement dépendre du stock de dossiers en cours d'examen, davantage que des procédures internes aux deux services. Plus que les mesures de simplification engagées au cours des derniers mois, c'est l'apurement du stock de dossiers en attente qui a permis de réduire les difficultés rencontrées par la sous-direction de la politique des visas ;
- deuxièmement, le principe selon lequel le service qui assure la défense de l'État devant les juridictions ne s'acquitte pas des frais de justice paraît déresponsabilisant. La refacturation de 50 % des dépenses en année N+1 ne comporte aucun caractère incitatif pour les services du ministère de l'intérieur ;
- troisièmement, l'engagement de l'intégralité des dépenses de contentieux par le MEAE et la refacturation de 50 % des frais au ministère de l'intérieur l'année suivante nuit à la lisibilité des financements du programme 151. Comme l'ont regretté les rapporteurs spéciaux, lors de l'examen du projet de loi de finances pour 202580(*), et la Cour des comptes, à l'occasion de l'examen de l'exécution de l'exercice 202481(*), ce programme budgétaire pâtit d'une multiplicité de canaux de financement et dépend de transferts budgétaires d'autres départements ministériels.
Pour l'ensemble de ces raisons, il paraît nécessaire de clarifier la répartition des compétences entre les deux ministères en regroupant le suivi et le paiement des décisions de justice au sein du seul ministère de l'intérieur. La mise en oeuvre de cette recommandation impliquera, bien entendu, un transfert des moyens humains et budgétaires afférents entre les deux ministères.
Recommandation : regrouper le suivi et le paiement des frais de justice et intérêts moratoires liés au contentieux des visas au sein du ministère de l'intérieur (direction générale des étrangers en France, ministère de l'intérieur).
* 71 Audition de la direction de l'immigration par les rapporteurs spéciaux.
* 72 Vincent Tchen, JurisClasseur administratif, Fasc. 233-54 : ÉTRANGERS. - Entrée en France. - Régime général, Lexis360, publié le 25 juillet 2024, dernière mise à jour au 1er avril 2025.
* 73 Décret n° 2010-164 du 22 février 2010 relatif aux compétences et au fonctionnement des juridictions administratives.
* 74 Le décret n° 2022-963 du 29 juin 2022 relatif aux modalités de contestation des refus d'autorisations de voyage et des refus de visas d'entrée et de séjour en France, d'une part, et le décret n° 2022-962 du 29 juin 2022 relatif aux modalités de contestation des refus d'autorisations de voyage et des refus de visas d'entrée et de séjour en France.
* 75 Le sous-directeur des visas de la DGEF est également compétent pour les recours administratifs contre les refus de délivrance d'autorisations de voyage.
* 76 Conseil d'État, « 20 propositions pour simplifier le contentieux des étrangers dans l'intérêt de tous », étude à la demande du Premier ministre, octobre 2020.
* 77 Tribunal administratif de Nantes, Bilan annuel 2024, 3 avril 2025.
* 78 Pour le reste, il s'agit essentiellement de situations dans lesquelles le juge administratif a constaté qu'il n'y avait plus lieu à statuer sur les recours, le visa demandé ayant d'ores et déjà été délivré ou d'autres demandes ayant été déposées.
* 79 L'arrêté du vice-président du Conseil d'État en date du 15 mai 2023 fixant le nombre de chambres des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel a fait passer de dix à douze le nombre de chambres au tribunal de Nantes tandis que l'arrêté du 25 février 2025 a porté ce nombre à treize.
* 80 Annexe n° 1 faite par Mme Nathalie Goulet et M. Rémi Féraud, rapporteurs spéciaux des crédits de la mission « Action extérieure de l'État », au rapport général n° 144 (2024-2025) fait par M. Jean-François Husson, rapporteur général, au nom de la commission des finances, sur le projet de loi de finances considéré comme rejeté par l'Assemblée nationale, pour 2025.
* 81 Cour des comptes, Analyse de l'exécution budgétaire 2024, Mission Action extérieure de l'État, avril 2025, page 28.