III. UNE POLITIQUE PARTAGÉE ENTRE LE MINISTÈRE CHARGÉ DE L'IMMIGRATION ET LE MINISTÈRE DE L'EUROPE ET DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

A. LA POLITIQUE DES VISAS, DU FAIT D'UNE PLURALITÉ D'OBJECTIFS, COMPORTE UN CARACTÈRE ÉMINEMMENT INTERMINISTÉRIEL

La répartition de la compétence d'attribution des visas entre les deux départements ministériels traduit la pluralité des objectifs attachés à cette politique. En effet, trois dimensions principales peuvent être identifiées :

- premièrement, une dimension sécuritaire. Les contrôles sécuritaires menés au stade de l'instruction des visas, notamment par la consultation des systèmes d'information sécuritaires, permet de prévenir l'entrée sur le territoire d'individus présentant une menace pour l'ordre public. Cette dimension sécuritaire s'étend au-delà du territoire national, dans le cadre de l'espace Schengen. Dans un contexte de tensions internationales accrues, les contrôles ont pu être renforcés à l'égard des ressortissants de certains pays compétiteurs de la France14(*) ;

- deuxièmement, une dimension migratoire, découlant de l'objet même du visa, qui permet l'entrée et la circulation de ressortissants étrangers sur le territoire. La délivrance des visas constitue l'un des leviers de contrôle des flux migratoires, par un pilotage des entrées sur le territoire, pour ce qui est de l'immigration légale, et par le refus de délivrer des visas aux individus présentant un risque de détournement du titre et de maintien sur le territoire au-delà de la période prévue par le visa, pour ce qui est de l'immigration illégale. Lors des procédures d'instruction et de pré-instruction des demandes de visas, les services consulaires s'attachent à identifier et écarter les profils et dossiers présentant le plus de risques en matière migratoire. Dans le même sens, le travail de lutte contre la fraude aux visas contribue à limiter le risque de détournement du visa ;

- troisièmement, une dimension d'influence et d'attractivité. La politique de délivrance des visas peut, par des outils et procédures adaptés, prioriser la délivrance de visas au profit de profils spécifiques. Il s'agit de publics professionnels, étudiants ou contribuant au rayonnement de la France. Complémentaire de l'approche migratoire, cette dimension d'attractivité s'inscrit dans le cadre d'une démarche d'immigration choisie.

B. DEUX MINISTÈRES SONT COMPÉTENTS POUR LA DÉFINITION ET LA MISE EN oeUVRE DE LA POLITIQUE DES VISAS

Au sein du Gouvernement, depuis 200715(*), la compétence ministérielle sur la politique des visas, traditionnellement rattachée au ministre chargé des affaires étrangères, a été transférée à titre principal au ministre de l'intérieur. En l'état du droit, le décret n° 2024-29 du 24 janvier 2024 relatif aux attributions du ministre de l'intérieur et des outre-mer dispose, à son article 2, que ce dernier est « chargé, conjointement avec le ministre de l'Europe et des affaires étrangères, de la politique d'attribution des visas ». Si cette compétence se trouve par conséquent partagée entre les deux ministres, elle incombe principalement au ministre de l'intérieur. Ainsi, le décret n° 2024-37 du 24 janvier 2024 relatif aux attributions du ministre de l'Europe et des affaires étrangères ne mentionne pas la compétence de ce dernier en matière de visas.

La direction des Français à l'étranger et de l'administration consulaire (DFAE) soutient cette dyarchie en matière de visas en soulignant que « le double pilotage de la politique des visas par le MEAE et le MI est pertinent compte tenu des enjeux de politique étrangère liés aux visas (grande sensibilité de nos partenaires à la question, possibilité d'utilisation de cet outil comme levier politique, rôle du chef de poste diplomatique pour analyser les enjeux de la relation bilatérale et les meilleurs leviers à utiliser) et du pilotage par le MEAE du réseau consulaire. »16(*)

Au sein de l'administration centrale, les deux ministères disposent de services chargés du suivi de la délivrance des visas, tous deux établis à Nantes :

- la sous-direction de la politique des visas (SDPV) de la DFAE, dotée de quinze agents, pour le MEAE ;

- et la sous-direction des visas, de la direction de l'immigration du ministère de l'intérieur, dotée de 107 agents (dont 83 agents du MEAE en position normale d'activité au ministère de l'intérieur et 24 agents du ministère de l'intérieur).

Au niveau des postes, les chefs de postes consulaires et diplomatiques sont compétents pour la délivrance des visas, aux termes de l'article 1er du décret n° 2008-1176 du 13 novembre 2008. Les demandes de visas sont instruites sur le fondement des instructions ministérielles relatives à l'attribution des visas. Le décret du 13 novembre 2008 distingue :

- d'une part, les instructions générales, qui relèvent de la compétence du ministre chargé de l'immigration. Ces instructions, signées par les ministres, sont « destinées à orienter, de manière générale ou pays par pays, le travail des postes consulaires dans le traitement des demandes de visas, ainsi que des indications relatives aux modalités d'établissement des visas demandés »17(*) ;

- d'autre part, les instructions particulières qui relèvent, pour les visas délivrés sur les passeports ordinaires, du ministre chargé de l'immigration et, pour les visas sur passeports officiels, les visas relatifs aux procédures internationales d'adoption et les visas de politique étrangère, du ministre de l'Europe et des affaires étrangères.

À noter que, dès lors que la communication de l'instruction générale des visas « porterait atteinte au secret de la politique extérieure »18(*), l'accès à ce document est restreint, dans des conditions définies par le ministre de l'intérieur et le ministre de l'Europe et des affaires étrangères.

Décret n° 2008-1176 du 13 novembre 2008 relatif aux attributions des chefs
de mission diplomatique et des chefs de poste consulaire en matière de visas

Article 1er : La délivrance des visas aux étrangers titulaires d'un document de voyage reconnu par les autorités françaises relève de la compétence des chefs de poste consulaire, ainsi que des chefs de mission diplomatique lorsque la mission est pourvue d'une circonscription consulaire.

(...)

Le ministre des affaires étrangères et le ministre chargé de l'immigration peuvent fixer par arrêté conjoint la liste des pays ou des zones géographiques pour lesquels la compétence territoriale en matière de visas s'exerce, en tout ou partie, en dehors du cadre de la circonscription consulaire.

Article 2 : Par dérogation à l'article 1er, la compétence pour délivrer des visas aux étrangers titulaires d'un passeport diplomatique, d'un passeport de service, d'un passeport officiel, d'un passeport spécial ou d'un laissez-passer délivré par une organisation intergouvernementale à ses fonctionnaires appartient aux chefs de mission diplomatique.

Elle n'est exercée par le chef de poste consulaire que dans les pays où aucun chef de mission diplomatique n'est accrédité, ou si le chef de poste consulaire a reçu délégation dans les conditions prévues par l'article 5.

Article 3 : Les chefs de mission diplomatique et les chefs de poste consulaire se conforment pour le traitement des demandes de visa aux instructions générales établies par le ministre chargé de l'immigration. Ces instructions sont soumises à l'avis préalable du ministre des affaires étrangères. L'avis du ministre des affaires étrangères est réputé rendu en l'absence d'observation de sa part dans un délai de sept jours à compter de sa saisine.

Article 4 : Pour le traitement des dossiers individuels de demande de visa, les chefs de mission diplomatique et les chefs de poste consulaire se conforment aux instructions particulières qui leur sont adressées par le ministre chargé de l'immigration.

Toutefois, sont délivrés conformément aux instructions particulières du ministre des affaires étrangères :

a) Les visas relevant de l'article 2 ;

b) Après consultation du ministère chargé de l'immigration, les visas relatifs à des cas individuels relevant de la politique étrangère de la France ;

c) Les visas relatifs aux procédures d'adoption internationale.

Source : Légifrance

Ce double pilotage de la délivrance des visas, qui découle de la pluralité des objectifs attachés à cette politique, n'est pas contesté, dans son principe, par les différentes parties prenantes entendues par les rapporteurs spéciaux. Les services du ministère de l'intérieur comme les services du ministère de l'Europe et des affaires étrangères défendent un maintien de ce dualisme.

Pour autant, la mise en oeuvre concrète de ce double pilotage paraît complexe. En l'absence de priorisation entre les trois objectifs de la délivrance des visas (sécuritaire, migratoire et attractivité), les services consulaires se trouvent confrontés à des injonctions contradictoires. D'un côté, ils sont incités, dans un objectif d'attractivité et d'influence, à délivrer davantage de visas à une diversité de profils. De l'autre, ils sont encouragés à durcir les contrôles et la lutte contre la fraude. Respecter la doctrine fixée par le rapport Hermelin (accorder davantage de visas aux « publics cibles ») peut entrer en opposition avec la volonté de renforcer la maîtrise des entrées sur le territoire.

Au niveau central, un « comité stratégique migrations » (CSM) a été créé, à l'occasion du conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN) du 14 octobre 2022, pour renforcer la coopération interministérielle pour l'ensembles des thématiques relevant de la dimension externe des migrations (DEM), notamment entre le MEAE et le ministère de l'intérieur19(*). Un ambassadeur thématique, l'ambassadeur chargé des migrations en assure le secrétariat général20(*). L'ambassadeur travaille en étroite coopération, en matière de visas, avec la SDPV et la sous-direction des visas du ministère de l'intérieur. Instance de coordination, le CSM pourrait gagner, selon l'ambassadeur chargé des migrations, à être confortée comme une véritable instance de pilotage en matière de visas, notamment par la définition d'une stratégie nationale déclinée selon les types de publics.

De fait, sur le terrain, les injonctions contradictoires et changeantes peuvent créer des difficultés pour les agents instructeurs dans la conduite de leurs missions, selon les priorités du moment. Lors du déplacement de la mission de contrôle au Maroc, les services des consulats généraux de Rabat et de Casablanca ont souligné que l'épisode de la « crise des visas » entre la France et les trois pays du Maghreb (exposée infra) a conduit les agents à changer du jour au lendemain leur grille de lecture des dossiers de demandes21(*).

La direction de l'immigration regrette, quant à elle, la complexification du pilotage de la délivrance des visas dans le cadre duquel le ministère de l'intérieur rédige la plupart des instructions mais n'a pas la main sur les services des visas, en « l'absence d'autorité, y compris fonctionnelle, du ministère de l'Intérieur sur les services en charge de la délivrance des visas à l'étranger, dont la très grande majorité concerne des ressortissants de pays tiers sous passeport ordinaire. »22(*) Une mission inter-inspections sur la délivrance des visas, mandatée au premier semestre 2025, devait notamment formuler des propositions sur cette organisation. À la date d'écriture de ce rapport de contrôle, la mission inter-inspections n'a pas encore rendu ses conclusions.

Si les rapporteurs spéciaux estiment qu'une coordination plus fine des deux ministères doit être recherchée dans la définition des objectifs assignés aux services consulaires dans la délivrance des visas, il ne paraît pas opportun de transférer l'intégralité de cette activité au seul ministère de l'intérieur.


* 14 Par exemple, la presse s'est récemment faite l'écho du renforcement des contrôles de sécurité dans l'instruction des demandes de visas déposées par des ressortissants russes. Voir Le Monde, «  La France refuse en masse des demandes de visa venant de Russie, craignant l'infiltration d'espions », Jacques Follorou, publié le 25 avril 2025, consulté le 22 juillet 2025.

* 15 Et le décret n° 2007-999 du 31 mai 2007 relatif aux attributions du ministre de l'immigration, de l'intégration, de l'identité nationale et du codéveloppement.

* 16 Réponses de la DFAE au questionnaire des rapporteurs spéciaux.

* 17 Conseil d'État, 9/8 SSR, 17 février 1997, n° 150242.

* 18 Ibid.

* 19 Quatre thématiques prioritaires structurent les travaux du CSM : le dialogue et les partenariats avec les pays tiers prioritaires, la politique des visas, l'attractivité et les migrations légales et les programmes de coopération migratoire au sein de l'aide publique au développement.

* 20 M. Cyrille Baumgartner occupe les fonctions d'ambassadeur chargé des migrations depuis le 13 novembre 2024, après MM. Pascal Teixeira et Christophe Léonzi.

* 21 Le retour à la normale faisant suite à la détente franco-marocaine a conduit à un retour aux pratiques antérieures.

* 22 Réponses de la direction de l'immigration au questionnaire des rapporteurs spéciaux.

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