B. DEPUIS PLUS DE VINGT ANS, UN DIFFÉREND ENTRE LA COMMISSION EUROPÉENNE ET L'ÉTAT OBÈRE LES PERSPECTIVES DE DÉVELOPPEMENT DE LA FILIÈRE HYDROÉLECTRIQUE FRANÇAISE
1. Une première mise en demeure adressée en 2015 à la France par la Commission européenne, sur le fondement des articles 102 et 106 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE)
La première procédure, toujours pendante, engagée par la Commission européenne à l'encontre de la France, date de 2015. Il s'agit de la procédure n° 2015/2187 portée par la Direction générale de la concurrence (DG COMP). Elle concerne la méconnaissance supposée du premier paragraphe de l'article 106 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), qui prohibe les aides d'État accordées aux entreprises publiques contraires aux règles des traités et de l'article 102, qui interdit le fait pour une entreprise d'exploiter de façon abusive une position dominante sur tout ou partie d'un marché intérieur. Dans ce contexte, une mise en demeure a été adressée à la France, le 23 octobre 2015, puis une lettre de faits, le 18 décembre 2019.
Interrogée par les rapporteurs, la Commission européenne a précisé que les mesures étatiques visées par cette première procédure sont :
- le maintien en vigueur, à compter du 19 février 199926(*), de l'ensemble des mesures (lois, décrets et arrêtés préfectoraux) par lesquelles les autorités françaises ont attribué au groupe EDF, sans mise en concurrence, 189 concessions hydroélectriques27(*) antérieurement à cette date ;
- le maintien en vigueur, à compter du 19 février 1999, de l'ensemble des mesures (lois, décrets et arrêtés préfectoraux) par lesquelles les autorités françaises ont attribué au groupe EDF, sans mise en concurrence, 98 concessions hydroélectriques28(*) postérieurement à cette date ;
- l'absence de procédure de mise en concurrence pour 9 concessions hydroélectriques29(*) arrivées à échéance le 26 septembre 200830(*) et continuant d'exploitées, pour 8 d'entre elles, dans le cadre du régime dit « des délais glissants », mentionné à l'article L. 521-16 du code de l'énergie, ou d'un mandat d'exploitation.
Sollicité par les rapporteurs, le groupe EDF a indiqué contester cette mise en demeure à un double titre :
- d'une part, les concessions hydroélectriques du groupe ne sont pas susceptibles de conférer un avantage concurrentiel majeur car la production hydraulique ne représente qu'une part limitée de la production totale d'électricité et aucun avantage possible tiré de cette production hydraulique ne peut être répercuté dans les offres de détail ;
- d'une part, la concurrence s'est développée sur le marché de la fourniture d'électricité, alors que la production hydraulique est restée stable, ce qui démontre selon le groupe l'absence de lien entre la non-remise en concurrence des concessions hydroélectriques et la situation de ce marché.
De manière générale, le groupe a relevé que, de 2015 à 2019, la position de la Commission européenne n'a pas évolué en dépit des mutations du marché français et qu'elle n'a pas apporté de nouvel élément de nature à démontrer l'existence d'un abus effectif dans le cadre concessif.
De son côté, la DGEC a rappelé la contestation par le Gouvernement de cette mise en demeure, en ces termes : « Les autorités françaises ont toujours contesté ces mises en demeure. »
2. Une seconde mise en demeure adressée à la France par la Commission européenne en 2019, sur le fondement de la directive dite « Concession », du 26 février 2014, et des articles 49 et 56 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE)
La seconde procédure, elle aussi pendante, engagée par la Commission européenne à l'encontre de la France, date de 2019. Il s'agit de la procédure n° 2018/2378 lancée par la Direction générale du marché intérieur, de l'industrie, de l'entrepreneuriat et des petites et moyennes entreprises (DG GROW). Elle concerne la méconnaissance supposée de l'article 49 du TFUE, qui prohibe les restrictions à la liberté d'établissement des ressortissants, et de l'article 56, qui interdit les restrictions à la libre prestation de services. Elle porte également sur le non-respect allégué des articles 3, 30, 31 et 43 de la directive dite « Concession », du 26 février 2014 ; ces articles concernent, respectivement, les principes d'égalité de traitement, de non-discrimination et de transparence, les principes généraux de l'attribution des concessions, les avis de concessions et les modifications de contrats en cours. Dans ce contexte, une mise en demeure a été adressée à la France, le 7 mars 2019, de même qu'à 7 autres États membres sur des fondements proches : Autriche, Allemagne, Pologne, Portugal, Suède, Italie et Royaume-Uni.
Sollicitée par les rapporteurs, la Commission européenne a précisé que les mesures étatiques visées concernent :
- l'absence de procédure de mise en concurrence pour le renouvellement en temps utile des concessions hydroélectriques arrivées à échéance ;
- la prolongation des concessions contre travaux, introduite à l'article L. 521-16-3 du code de l'énergie, par la loi dite « Transition énergétique », du 17 août 2015 (article 116) ;
- les décisions de renouvellement et d'octroi de concessions hydroélectriques prises en faveur d'EDF depuis le 26 septembre 202831(*),32(*) ;
- le renouvellement des concessions hydroélectriques sans mise en concurrence, en les attribuant directement aux concessionnaires historiques, opéré par le décret du 26 septembre 200833(*) (article 36).
Interrogé par les rapporteurs, le groupe EDF a relevé que la Commission européenne a procédé au classement, le 23 septembre 2021, des procédures engagées à l'encontre de plusieurs pays européens, à raison de la méconnaissance avancée de leur régime d'autorisation avec la directive 2006/123/CE du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur, dite « Service ». De plus, le groupe a rappelé que la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) a estimé, dans son arrêt Eco-Wind, du 28 mai 2020, que les activités de production d'électricité ne constituent pas en tant que telles un service.
Quant à la DGEC, elle a ici aussi rappelé la contestation par le Gouvernement de cette mise en demeure, ainsi : « Les autorités françaises ont toujours contesté ces mises en demeure. »
3. De 2015 à 2023, des échanges n'ayant pas permis de clore les procédures engagées par la Commission européenne à l'encontre de la France
De 2015 à 2023, des échanges ont été conduits, sans succès, entre la Commission européenne et la France afin d'éteindre les deux procédures en cours en matière de concessions hydroélectriques.
Selon la DGEC, à la suite des mises en demeure de 2015 et de 2019, le Gouvernement a échangé avec la Commission européenne d'abord sur l'option de la constitution d'une quasi-régie puis sur celle d'un passage vers le régime d'autorisation. Cependant, aucun échange n'a eu lieu en 2024, à raison de l'instabilité politique. Ces échanges ont toutefois repris en 2025 au sujet de ce passage vers le régime d'autorisation, ainsi que des contreparties qu'il suppose pour être en conformité avec le droit de l'Union européenne.
Aussi la DGEC a-t-elle indiqué aux rapporteurs : « Les autorités françaises ont échangé fin 2023 avec les services de la Commission européenne à propos de la nouvelle option d'un passage sous un régime d'autorisation [...]. Ces échanges n'ont pas été conclusifs. Compte tenu du contexte politique et des travaux complémentaires menés par les autorités françaises, notamment auprès du Conseil d'État, les autorités françaises n'ont pas repris contact avec la Commission européenne en 2024. Les échanges avec la Commission européenne ont repris début 2025. Plus particulièrement, il a été proposé à la Commission une transformation du régime concessif en régime d'autorisation, tout en conservant les exploitants en place, ainsi que l'adoption de contreparties via la mise à disposition du marché de produits représentatifs des actifs hydrauliques. »
À l'évidence, le maintien des concessions hydroélectriques échues sous le régime dit « des délais glissants » ne constitue pas une solution pérenne.
Du point de vue national, c'est un régime qui ne permet pas de modifier les cahiers des charges des concessions échues, afin d'y réaliser de nouveaux investissements. C'est pourquoi la DGEC a rappelé : « Cet article dispose bien que la prorogation s'effectue aux conditions antérieures de telle sorte que les exploitants ne peuvent pas réaliser de nouveaux investissements (comme la création de station de transfert d'énergie par pompage) qui ne seraient pas prévus par leur cahier des charges ».
Du point de vue européen, c'est un régime qui ne permet pas de solder les procédures précitées, à commencer par celle engagée par la DG COMP en 2015. C'est la raison pour laquelle la Commission européenne a indiqué : « Pour ce qui concerne la procédure de la DGCOMP [...] en prorogeant les concessions arrivées à échéance au profit du seul concessionnel sortant, soit EDF dans la grande majorité des cas, ce régime contribue au maintien de la position dominante d'EDF sur l'hydroélectricité et donc à l'infraction aux articles 106 et 102 du TFUE ».
Pour autant, le risque d'astreinte pesant sur l'État en l'absence de résolution des procédures paraît à ce stade limité.
Tout d'abord, les autorités françaises ont toujours répondu aux sollicitations de la Commission européenne. Aussi la DGEC a-t-elle indiqué : « À date, les échanges entre la Commission se poursuivent [...]. Les autorités françaises se sont attachées à répondre aux différentes sollicitations et questions de la Commission à la suite des deux mises en demeure et n'ont pas dépassé le stade de la phase précontentieuse. Les pistes de solutions actuellement étudiées par les autorités françaises [...] et présentées à la Commission visent à éteindre le précontentieux en cours en vue d'un classement des mises en demeure par la Commission au regard de la mise en conformité de la France avec le droit européen. »
Plus encore, les autorités européennes n'ont pour l'heure pas saisi la CJUE. Ainsi la Commission européenne a-t-elle précisé : « S'agissant des astreintes, selon les dispositions de l'article 260 du TFUE, celles-ci ne peuvent être infligées que par la Cour de justice soit dans le cas où la Cour reconnaît qu'un État membre ne s'est pas conformé à un arrêt de manquement, soit dans le cas où la Cour constate qu'un État membre a manqué à son obligation de communiquer à la Commission des mesures de transposition d'une directive adoptée conformément à une procédure législative. »
Enfin, la Commission européenne et la France ont su, par le passé, aboutir sur d'autres dossiers en matière d'hydroélectricité :
- en 2011, la Commission européenne s'est désistée dans une affaire pendante devant la CJUE34(*), dans le cadre de l'infraction n° 2003/2237, à l'encontre du droit de préférence qui avait été codifié par un décret du 22 mars 199935(*) puis supprimé par un décret du 26 septembre 200836(*) ;
- en 2022, la Commission européenne a estimé que la prolongation, jusqu'au 31 décembre 2041, de la concession du Rhône attribuée à la CNR, dans le cadre de la loi du 28 février 2022 relative à l'aménagement du Rhône, dite « Aménagement du Rhône », ne soulevait pas de préoccupation quant à l'existence d'aides d'État.
Ainsi que l'a rappelé la CNR, la résolution en cours des concessions du groupe EDF n'appelle pas à faire évoluer sa concession du Rhône : « Quelles que soient les modalités de la réforme du secteur hydroélectrique actuellement envisagée par le législatif, CNR a pour priorité la complète réalisation de ces missions, laquelle suppose le maintien de la concession jusqu'à sa nouvelle échéance, fixée au 31 décembre 2041. [...] CNR a informé la Commission européenne de la mise en oeuvre de la loi du 28 février 2022 précitée et a des échanges réguliers avec elles dans le cadre de la mise en oeuvre de certains projets. Lors de ces échanges, la Commission européenne a pu exprimer une position favorable à des régimes adaptés en fonction des différentes situations en France. »
4. En 2021 et 2023, des échanges entre la Commission européenne et les autres pays européens ayant permis de clore les procédures initiées à leur encontre
En 2021 et 2023, les échanges conduits entre la Commission européenne et les autres pays européens ont permis d'éteindre les procédures les concernant en matière de concessions ou d'installations hydroélectriques.
Dans le cadre de la procédure n° 2018/2378 lancée par la DG GROW, 7 États membres avaient été visés, aux côtés de la France : l'Allemagne, l'Autriche, l'Italie, la Pologne, le Portugal, la Suède et le Royaume-Uni. Selon la DGEC, parmi ces pays, cinq appliquent le régime des autorisations, tandis que l'Italie et le Portugal bénéficient du régime des concessions.
Interrogée par les rapporteurs, la Commission européenne a confirmé que le différend avec la France était le seul pendant : « il n'existe plus actuellement de différends similaires dans le domaine de la gestion hydroélectrique. »
Tout d'abord, en 2021, elle a clos six procédures d'infraction à l'encontre de l'Autriche, de l'Allemagne, de l'Italie, de la Pologne, de la Suède et du Royaume-Uni, pour des raisons d'opportunité, constatant en effet l'absence d'intérêt économique des opérateurs. C'est pourquoi elle a précisé que « cette décision, motivée par des raisons d'opportunité, ne constitue pas une validation de la conformité de ces régimes au droit de l'Union européenne. La Commission européenne s'était limitée à constater, à l'époque, une absence d'intérêt économique des opérateurs pour participer à une mise en concurrence des autorisations existantes. »
Plus encore, en 2023, elle a également clos la procédure d'infraction à l'encontre du Portugal, dans la mesure où le Portugal a modifié son décret-loi n° 22A/2007 qui autorisait le renouvellement de gré à gré des concessions hydroélectriques. C'est la raison pour laquelle elle a spécifié que « s'agissant du Portugal, la Commission européenne reprochait à cet État membre d'autoriser des concessions hydroélectriques sans mise en concurrence, en méconnaissance des directives 2014/23/UE et 2006/123/CE. L'article 35, paragraphe 2, du décret-loi n° 226-A/2007 permettait en effet une telle modification sur la seule base d'un accord entre les pouvoirs adjudicateurs et les concessionnaires. À la suite de la révision de ce texte en 2023, la procédure d'infraction a été clôturée. »
Sollicitée par les rapporteurs, la DGEC a également relevé que le différend entre la Commission européenne et la France était le seul encore ouvert : « Ainsi, la France est dorénavant le seul pays mis en demeure à propos de l'hydroélectricité, les autres mises en demeure ayant été classées, soit avec l'engagement des États membres de se mettre en conformité, soit parce que les régimes d'autorisation préexistants ne n'y prêtaient pas. »
Revenant sur le classement de la procédure à l'encontre de l'Italie et du Portugal, elle a rappelé que ces pays ont procédé à la révision du régime juridique applicable à leurs concessions hydroélectriques : « L'Italie et le Portugal, exploitant sous le régime de la concession, se sont engagés à procéder à la mise en concurrence de leurs concessions [...] Si ces deux pays ont adapté leur cadre législatif aux exigences du droit européen, aucune concession d'énergie hydraulique de taille significative ne semble avoir fait l'objet d'un renouvellement avec mise en concurrence. »
De plus, elle a observé que le classement de la procédure à l'encontre de l'Allemagne, de l'Autriche, de la Pologne et de la Suède n'a pas nécessité la révision du régime juridique afférent à leurs installations hydroélectriques : « L'Allemagne, l'Autriche, la Pologne et la Suède exploitant sous le régime de l'autorisation ont quant à elles obtenu le classement de la mise en demeure de la Commission [...] sans avoir à modifier leur cadre juridique national en matière d'exploitation de l'énergie hydraulique. Il semblerait que la Commission ait considéré l'enjeu de mise en concurrence négligeable en raison de la barrière à l'entrée que représente le régime d'autorisation (rachat des infrastructures hydrauliques et essentiel du potentiel hydraulique européen déjà exploité) [...] Il est également possible que l'arrêt de la CJUE qui réaffirme que l'électricité est une marchandise et non un service (CJUE, 28 mai 2020, Eco-Wind, aff. C727/17 [...]) et qu'elle n'est donc pas soumise à la directive services, ait pu jouer dans les clôtures des mises en demeure. »
* 26 Il s'agit de la date de transposition de la directive 96/92/CE du Parlement européen et du Conseil du 19 décembre 1996 concernant des règles communes pour le marché intérieur de l'électricité.
* 27 Selon le chiffrage établi le 25 mars 2025.
* 28 Idem.
* 29 Idem.
* 30 Il s'agit de la date d'adoption du décret n° 2008-1009 du 26 septembre 2008 modifiant le décret n° 94-894 du 13 octobre 1994 modifié relatif à la concession et à la déclaration d'utilité publique des ouvrages utilisant l'énergie hydraulique et le décret n° 99-872 du 11 octobre 1999 approuvant le cahier des charges type des entreprises hydrauliques concédées.
* 31 Idem.
* 32 Notamment les décisions de renouvellement des concessions de Camon et de Valentine (18 décembre 2008), de Kembs (17 juin 2009), de Moyenne Romanche (29 décembre 2010) et de Romanche-Gavet (29 décembre 2010).
* 33 Décret n° 2008-1009 du 26 septembre 2008 modifiant le décret n° 94-894 du 13 octobre 1994 modifié relatif à la concession et à la déclaration d'utilité publique des ouvrages utilisant l'énergie hydraulique et le décret n° 99-872 du 11 octobre 1999 approuvant le cahier des charges type des entreprises hydrauliques concédées.
* 34 Affaire C-354/08.
* 35 Décret n° 99-872 du 11 octobre 1999 approuvant le cahier des charges type des entreprises hydrauliques concédées.
* 36 Décret n° 2008-1009 du 26 septembre 2008 modifiant le décret n° 94-894 du 13 octobre 1994 modifié relatif à la concession et à la déclaration d'utilité publique des ouvrages utilisant l'énergie hydraulique et le décret n° 99-872 du 11 octobre 1999 approuvant le cahier des charges type des entreprises hydrauliques concédées.