2. Le risque d'un éclatement de la catégorie des universités

a) La différenciation des opérateurs comme objectif de politique publique

Le ministère appelle, d'une manière générale, à la généralisation du mouvement de différenciation des établissements, désormais définie comme un objectif de politique publique. Plusieurs éléments témoignent de cette évolution.

ï À l'occasion d'un colloque de France Universités tenu le 13 janvier 2022, le Président de la République a affirmé son attachement à

« la poursuite de la différenciation des établissements », ainsi que son souhait d'accompagner ce mouvement par la mise en place de contrats d'objectifs et de moyens pluriannuels (Comp).

ï Au-delà des enjeux financiers portés par ces contrats, l'ensemble des universités sont incitées, dans le cadre des Comp, à définir leur « signature », qui constitue un prérequis de leur déploiement. Il s'agit ainsi, selon la Dgesip,

« de mobiliser les acteurs en fournissant un cadre clair à une démarche stratégique de réflexion, de projection et de différenciation par les établissements » ; Stéphanie Mignot-Girard a dans le même sens indiqué que la signature « oblige les établissements à s'interroger sur leurs points forts et leurs faiblesses, et à tracer une direction vers les axes de développement forts de leur université ».

L'Université Paris 8 s'est ainsi positionnée comme l'« université des créations », tandis que Paris Cité affiche un objectif d'excellence au service de la société, et que Panthéon-Assas Université met en avant la « tradition du savoir [et le] talent de l'innovation ».

ï Les deux circulaires publiées à l'été 2025 prennent par ailleurs acte de l'évolution différenciée des établissements universitaires, considérée comme un élément du contexte dans lequel se déploie le pilotage ministériel :

- la circulaire du 11 août précitée indique que « le renforcement de l'autonomie des établissements et le développement des politiques de site, ainsi que le rôle de chef de file confié aux universités sur les territoires, ont conduit à une différenciation accrue qu'illustre en particulier la création récente des établissements publics expérimentaux. Cette autonomie permet à chaque

- établissement, en fonction de sa signature, de déployer pleinement une stratégie propre [...] » ;

- la circulaire du 28 août précitée souligne que « le fonctionnement des administrations centrales et déconcentrées doit mieux s'adapter à l'autonomie et à la différenciation renforcée des opérateurs de l'État de l'ESRI ».

ï Enfin, la création par l'ordonnance du 12 décembre 2018 précitée des établissements publics expérimentaux (EPE) a permis aux établissements d'adopter de nouvelles formes de regroupement leur permettant, tout en conservant leur personnalité morale, d'adopter des modes de gouvernance différenciés et de partager des compétences en coopération.

Le projet de loi relatif à la régulation de l'enseignement supérieur privé, déposé le 30 juillet 2025 sur le bureau de l'Assemblée nationale, comporte des dispositions relatives à la poursuite de cette expérimentation. Son étude d'impact affirme à ce titre que « l'uniformité d'organisation qui est aujourd'hui imposée aux universités, laquelle est régie par les articles L. 712-1 et suivants du code de l'éducation, constitue un frein à leur autonomie, à leur développement et à leur reconnaissance internationale. Afin d'éviter de substituer un autre régime uniforme à celui existant aujourd'hui, il a été fait le choix d'inciter les établissements à se saisir de différents outils expérimentaux pour déterminer l'organisation qui leur semble le mieux correspondre à leurs besoins ».

Des établissements publics expérimentaux aux grands établissements,

le développement d'un statut institutionnel dérogatoire à la catégorie des EPSCP

L'ordonnance du 12 décembre 2018 permet de réunir, au sein d'un établissement public expérimental (EPE), des établissements d'enseignement supérieur et de recherche publics et privés (dits « établissements-composantes »). Ces EPE, d'une durée maximale de dix ans, ont la possibilité de déroger partiellement au régime des EPSCP tracé par le code de l'éducation.

Après deux ans, les EPE ont la possibilité de sortir de l'expérimentation et de demander à cette occasion le statut de grand établissement, également dérogatoire au droit commun des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel (EPSCP), et qui leur est reconnu par décret après évaluation du Hcéres. Ces dérogations permettent notamment de mettre en place une sélection à l'entrée des études et de fixer de manière autonome les droits de scolarité des formations conduisant à des diplômes d'établissement.

23 EPE ont vu le jour sur le fondement de l'ordonnance de 2018. Parmi eux, 7 anciens EPE ont obtenu le statut de grand établissement : l'université Paris sciences et lettres, l'université Grenoble Alpes, CY Cergy Paris université, l'université Polytechnique Hauts-de-France, l'université Paris-Panthéon-Assas, l'université Gustave Eiffel et l'université Côte d'Azur. L'université de Lorraine et l'université Paris Dauphine 1 ne sont pas passées par le dispositif expérimental pour obtenir le statut de grand établissement.

1 Respectivement en 2004 et 2011, avant que la relative à l'enseignement supérieur et à la recherche du 22 juillet 2013 restreigne, à l'article L. 717-1 du code de l'éducation, les conditions d'accès au statut de grand établissement.

b) Le pilotage étatique au défi de la diversité des modèles

ï Dans ce contexte mouvant, l'État n'a pas développé les outils de catégorisation qui lui permettraient d'assurer le pilotage de cet ensemble hétérogène d'établissements. Cette lacune est patente sur le plan juridique comme d'un point de vue opérationnel :

- au plan juridique, l'avènement en 2018 du statut de grand établissement a, selon la Cour des comptes, « [achevé] l'éclatement du concept unifié d'université » ;

- d'un point de vue opérationnel, les pouvoirs publics ne disposent pas des critères qui leur permettraient de piloter des établissements aux modèles de fonctionnement de plus en plus hétérogènes. La Cour relève ainsi que

« la puissance publique est aujourd'hui confrontée à la gestion d'une diversité qu'elle a de plus en plus de mal à réguler, faute de disposer des outils de catégorisation nécessaires pour le faire, notamment en vue de fixer les critères qui sont ceux de l'allocation des moyens aux établissements ou de suivre la pertinence de leurs différentes implantations territoriales ».

Le seul outil de catégorisation à la main des pouvoirs publics est en effet aujourd'hui celui de la différenciation produite de facto par les critères d'attribution des PIA, centrés sur la taille des établissements et l'importance de leur activité de recherche, sans prise en considération des conditions de l'accomplissement de l'ensemble de leurs missions de service public. Aucun indicateur opérationnel ne permet a contrario de mesurer la capacité des établissements à répondre aux priorités de l'action publique et de permettre à l'État de les accompagner pour ce faire.

Ce vide stratégique explique, selon la Cour, le déploiement d'un pilotage au cas par cas, selon une « logique dérégulée [...] préjudiciable au déploiement équitable d'un service public de qualité sur l'ensemble du territoire national ». Il contribue également certainement à la diversité du jugement porté sur la différenciation des universités, dont témoigne la divergence des expressions recueillies par la mission. Tandis que certains établissements ont dénoncé ses effets avec virulence, d'autres ont considéré que la prise en compte des spécificités de chaque établissement était à ce jour « minimale ».

Le vide stratégique est également patent en ce qui concerne le rôle donné aux antennes universitaires, dont résulte un débat souvent fondé sur leur contribution à l'aménagement du territoire plutôt que sur leur mission de formation et de recherche (voir encadré ci-dessous).

Des universités de proximité aux antennes universitaires, la stratégie territoriale des établissements en question

Plusieurs dispositifs permettent de développer une offre d'enseignement supérieur de proximité, sans faire toutefois l'objet à ce jour d'une stratégie lisible pour l'ensemble des acteurs.

ï Après le développement d'universités de proximité à la fin du XXe siècle, de nombreux établissements ont créé des antennes permettant d'assurer l'accès des néo-bacheliers à une offre universitaire. Selon la Cour des comptes, il existe à ce jour environ 150 antennes accueillant 90 000 étudiants, soit environ 11-12 % des néo-bacheliers. Souvent situées dans des villes moyennes ou des zones rurales, ces antennes présentent un taux de réussite comparable à celui des universités principales, pour un coût par étudiant également comparable, voire moins élevé ; leurs étudiants poursuivent cependant moins fréquemment leurs études en deuxième et troisième cycles. Elles constituent au total une voie d'accès à l'enseignement supérieur privilégiée par les étudiants défavorisés et les étudiants ruraux.

Les campus connectés, initiés en 2019, couvrent des sites plus éloignés des grandes métropoles, comme à Redon, à Saint-Affrique ou encore à Saint-Flour. Cette formule est jugée moins efficace par la Cour en raison notamment de son coût par étudiant très élevé et d'une fréquentation décevante.

Au cours de ses travaux, la mission a pu prendre connaissance de la diversité des modèles d'antennes développés par les établissements. Tandis que certaines d'entre elles proposent une offre de formation pluridisciplinaire, d'autres ont développé une offre spécialisée en lien avec les caractéristiques de leur bassin d'emploi. Le site délocalisé d'Aix Marseille Université (AMU) à Gap propose ainsi un cursus de Staps spécialisé autour des métiers de la montagne.

ï La Cour des comptes relève que le suivi des antennes ne fait pas l'objet d'un suivi rigoureux qui permettrait un pilotage efficace. Sur le plan financier en particulier, l'absence de compensation spécifiquement dédiée aux antennes entretient l'idée qu'elles constitueraient un surcoût net pour les établissements.

Surtout, la Cour relève que l'efficacité des antennes universitaires est limitée par l'absence d'une doctrine stable de l'État sur sa stratégie territoriale en matière d'enseignement supérieur, et l'instabilité qui en découle dans la conduite des politiques territoriales.

N'est pas tranchée, en particulier, la question de la nature de l'offre à développer dans les territoires - pluridisciplinaire dans l'objectif d'assurer l'égal accès à l'enseignement supérieur dans toutes les zones, ou spécialisée en assumant une inégalité partielle entre les néo-bacheliers.

En l'absence d'une telle clarification, la question de la place de ces antennes, voire des universités de proximité dans l'offre d'enseignement supérieur a fait l'objet de jugements très contrastés au cours des travaux de la mission. Certains acteurs ont ainsi pu considérer que les antennes comme les établissements de proximité devaient être recentrés sur la mission de formation des universités en premier cycle uniquement 1, la recherche ayant besoin de concentration de moyens. La question de leur implantation est par ailleurs posée sous l'angle de leur contribution à l'aménagement du territoire plutôt que de leurs missions universitaires.

1 La mission d'information du Sénat sur les conditions de la vie étudiante, présidée par Pierre Ouzoulias, a ainsi adopté en juillet 2021 la recommandation de son rapporteur Laurent Lafon tendant à « favoriser une offre diversifiée dans l'enseignement supérieur et encourager le choix de petites structures par certains étudiants ayant besoin d'un accompagnement pédagogique personnalisé, notamment pendant le premier cycle ».

La Cour recommande au total de mieux prendre en compte le territoire dans l'allocation des moyens, en développant des critères permettant de reconnaître leurs spécificités géographiques, sociales et économiques.

ï Plusieurs acteurs ont conséquence appelé à une intervention de la puissance publique pour redonner de la cohérence au paysage universitaire et valoriser la pluralité des missions incombant aux universités. À défaut de pouvoir assurer, dans une période budgétaire contrainte, une forme de péréquation entre les gagnants et les perdants de la différenciation, l'enjeu est ici de garantir une forme d'équivalence entre les missions assurées par les établissements et les diplômes délivrés.

B. UN OBJECTIF D'AUTONOMISATION SANS MOYENS OPÉRATIONNELS

Le paysage universitaire se caractérise en second lieu par des établissements présentant un degré d'autonomie limité au regard des objectifs tracés par les pouvoirs publics. Alors que la logique de contractualisation tend à déplacer la fonction stratégique à l'échelle de chaque établissement, ceux-ci ne disposent pas des moyens opérationnels qui leur permettraient de s'engager dans cette voie.

La mission s'est principalement intéressée à ce titre aux difficultés posées par le sous-calibrage des fonctions supports des établissements, ainsi qu'à celles résultant du cadre actuel de la dévolution immobilière.

Près de vingt ans après la loi LRU, une autonomie « en trompe-l'oeil »

Le principe et le cadre de l'autonomie des universités ont été tracés en 2007 par la loi relative aux libertés et responsabilités des universités, dite « LRU », ouvrant la voie à un alignement de la France sur le reste du monde en matière d'organisation de l'enseignement supérieur universitaire. Le passage aux « responsabilités et compétences élargies » prévues par ce texte visait à donner aux établissements les marges de manoeuvre leur permettant de définir une stratégie propre. Il s'est notamment traduit par une présidentialisation accrue de leur gouvernance, l'intégration de la masse salariale à leur budget, une maîtrise renforcée de leur carte d'emplois, ou encore la création d'outils destinés à augmenter leurs ressources propres.

Les principes définis par ce texte n'ont jamais été remis en cause, ni par les gouvernements qui se sont succédé depuis lors, ni par les établissements eux-mêmes. Pour autant, cette autonomie est loin d'être pleinement aboutie. La Cour des comptes a ainsi évoqué, dans son rapport de 2021 précité, l'autonomie « en trompe-l'oeil » des universités. Laurent Batsch a évoqué devant la mission d'information une

« déconcentration de gestion » plutôt qu'une véritable autonomisation des

établissements. Ce constat est confirmé au niveau international : une étude réalisée en 2023 par l'association européenne des universités (EUA) a mis en évidence une dégradation de la position relative de la France, par rapport à 2017, en ce qui concerne l'autonomie institutionnelle de ses universités (24ème place sur 35, -4 places), leur autonomie financière (27ème, - 3 places), la gestion autonome de leurs ressources humaines (31ème, -4 places) et leur autonomie académique (32ème, -5 places).

Près de vingt ans après l'adoption de la LRU, l'autonomie des universités demeure ainsi un objectif plus qu'une réalité pour la plupart des établissements. Pour l'ensemble de ceux entendus par la mission, cette situation résulte du fait que l'autonomie a été reconnue aux établissements sans transfert des moyens opérationnels correspondants.

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