B. S'IL EST POSSIBLE D'ENVISAGER UNE APPROCHE PLUS PARTENARIALE, L'AIDE AU DÉVELOPPEMENT NE CONSTITUE QU'UNE PARTIE DE LA DIMENSION EXTÉRIEURE DES POLITIQUES MIGRATOIRES

1. Sans opter pour une stricte conditionnalité de son aide publique au développement, la France devrait s'orienter vers une approche plus partenariale en matière de migrations

La notion de conditionnalité recoupe, en matière d'aide publique au développement, l'ensemble des conditions exigées par les bailleurs aux États bénéficiaires. Par exemple, les programmes d'ajustement structurel portés par le FMI ou la Banque mondiale ont traditionnellement comporté une conditionnalité macroéconomique.

Appliquer une conditionnalité négative à l'APD en matière de migrations, c'est-à-dire conditionnant le versement de l'aide à un niveau de coopération migratoire, présenterait néanmoins des limites de trois ordres.

Tout d'abord, la conditionnalité négative soulève une difficulté majeure s'agissant de la comptabilisation de l'aide comme APD. Si, pour le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, « il n'existe pas de contrainte juridique stricto sensu à la mise en relation du niveau d'aide au développement avec le niveau de coopération migratoire des pays bénéficiaires de l'aide »65(*), la comptabilisation par le comité de l'aide au développement (CAD) de l'OCDE répond à des règles strictes, exposées supra (partie I.C.). La formalisation explicite d'une conditionnalité des versements à des objectifs de politique migratoire et donc à un avantage pour le pays donateur, exclurait de fait cette aide de la qualification d'APD. Pour l'OCDE, l'aide au développement conserve un but unique : l'amélioration des conditions de vie des populations et le développement économique des pays bénéficiaires. Toute action dont le bénéfice principal revient au donateur ne saurait être comptabilisée comme de l'APD.

Cette contrainte n'empêcherait donc pas la France de développer une conditionnalité négative mais aurait pour conséquence de mécaniquement réduire le montant de l'APD française validée et formellement affichée par le CAD. Or, en raison des mesures de restrictions budgétaires décidées par les lois de finances pour 2024 et 2025, le volume d'aide apportée par la France risque déjà de reculer dans les classements internationaux.

Ensuite, d'un point de vue plus opérationnel et pratique, la décision de suspendre l'aide comporte des difficultés conséquentes. La temporalité du contrôle de la coopération migratoire, généralement mesurée par les facilités d'octroi des laissez-passer consulaires par les représentations diplomatiques présentes sur le territoire français, s'oppose à celle, plus courte, relative à la mise en oeuvre des projets d'aide au développement. À titre d'exemple, un projet de l'AFD suit une instruction de neuf mois et une exécution de l'ordre de deux ans. La suspension soudaine d'un projet en cours rend particulièrement incertaine sa reprise. Les trois ambassadeurs auditionnés par les rapporteurs spéciaux ont souligné les effets néfastes d'une irrégularité des financements, dans une logique de « stop and go ».

De plus, le précédent de l'interruption de la coopération en matière d'APD, décidée par les pays du Sahel (Mali, Niger et Burkina Faso) en 2022-2023, a permis d'identifier des difficultés juridiques et économiques dans la mise en extinction de projets en cours. La suspension du contrat pour un motif extracontractuel expose, de fait, l'opérateur au paiement de pénalités à l'égard des entreprises prestataires et fragilise l'activité de ces dernières qui, dans une forte proportion, sont des entreprises françaises.

Enfin, la conditionnalité comporte des risques politiques et réputationnels non négligeables pour nos opérateurs et entreprises. D'une part, suspendre l'aide signifie renoncer aux avantages induits par la logique d'aide au développement en termes d'appui au dialogue politique, de soutien aux entreprises françaises et de projection de nos valeurs. Cela équivaut également à laisser la place à des États compétiteurs de la France. D'autre part, introduire une conditionnalité négative consiste également à faire primer la dimension migratoire dans la relation bilatérale et à renoncer à une approche holistique de la coopération. Conditionner l'APD à une coopération migratoire expose le pays donateur à des effets contreproductif en plaçant le pays bénéficiaire de l'aide en position de force dans les négociations. Pour renoncer aux revenus de transfert et à l'influence des diasporas, les pays d'origine peuvent entrer dans une logique d'enchères pour accepter un renforcement des contrôles frontaliers et de leur coopération consulaire. Il s'agit, en outre, d'une problématique politiquement sensible pour les opinions publiques locales, qui offre un levier aisé à un gouvernement souhaitant encourager un discours hostile à la France.

Dans son approche de l'APD en matière de migration, la France défend une conditionnalité positive, selon le principe de « more for more » : une augmentation de l'aide à destination des pays les plus coopératifs en matière migratoire. S'opposant à une conditionnalité négative, cette conception, plus conforme aux règles d'éligibilité à l'APD, présenterait l'avantage de renforcer notre soutien aux pays les plus volontaristes. En ce sens, les réunions du CPD et du Cicid de 2023 puis du conseil présidentiel des partenariats internationaux de 2025 ne se sont pas prononcées en faveur d'une conditionnalisation de notre APD.

Les rapporteurs spéciaux, conscients des limites d'une conditionnalité « stricte », défendent cependant une orientation plus transactionnelle de notre politique de développement, qui doit assumer la préservation des intérêts de la France, dans le respect de l'objectif prioritaire de l'APD, à savoir le développement des pays bénéficiaires. Dans leur appréciation des contributions multilatérales de la France, les rapporteurs spéciaux avaient soutenu une approche similaire en recommandant un recours plus systématique au fléchage des contributions volontaires aux organisations internationales vers nos priorités thématiques et géographiques.

Dans une même perspective, le MEAE et ses opérateurs devraient défendre plus systématiquement un ensemble de priorités qui permettrait de mesurer la qualité de la coopération. Dans cette approche globale, la thématique migratoire n'apparaitrait pas comme le seul déterminant de la qualité de la relation bilatérale.

Recommandation : adopter une approche transactionnelle, y compris dans la coopération migratoire, en matière d'aide au développement, en priorisant notre soutien aux pays les plus volontaristes (Gouvernement).

2. Une approche globalisante de la coopération pourrait également être privilégiée

Les difficultés soulevées par une éventuelle conditionnalisation de l'APD en matière migratoire, si elles ne doivent pas conduire à écarter toute approche transactionnelle, invitent à envisager la problématique migratoire dans une approche « globalisante » de l'aide au développement.

Dans une logique transactionnelle, l'Union européenne a développé, dans le cadre de sa politique de voisinage, des « partenariats stratégiques globaux » avec plusieurs États du voisinage méditerranéen (Tunisie, Égypte, Liban, Jordanie) ou d'Afrique subsaharienne (Mauritanie). Selon une approche globalisante, ces accords comprennent des actions portant sur l'ensemble du champ migratoire (des causes profondes à la mobilité légale) et intègrent un renforcement du contrôle aux frontières (qui ne relève pas du champ de l'aide au développement).

Ces accords sont de nature multisectorielle. À titre d'exemple, le partenariat stratégique global UE-Jordanie, signé en janvier 2025, s'organise autour de cinq piliers (relations politiques et coopération régional, sécurité et défense, résilience économique/commerce et investissements, capital humain, migration, protection et soutien aux réfugiés). La thématique migratoire n'est donc qu'une composante de cette coopération. Il importe également de souligner que tous les partenariats stratégiques globaux ne poursuivent pas les mêmes objectifs, y compris sur la dimension migratoire. Ainsi, le partenariat entre l'UE et l'Égypte, signé le 17 mars 2024, n'a pas été conclu avec l'objectif de réduire les flux irréguliers depuis ce pays. Il vise prioritairement à renforcer les capacités d'intégration de ce pays à l'égard des étrangers présents sur son territoire (l'Égypte connaît une forte pression régionale, avec plus de neuf millions d'étrangers principalement originaires du Soudan) et subsidiairement à renforcer le contrôle de ses frontières avec la Libye.

Le caractère contractualisé de cette coopération permet de suivre la logique de « more for more » en accentuant les volumes d'engagement en fonction des résultats constatés sur les flux migratoires.

En dépit des limites inhérentes à tout exercice de corrélation en matière de migrations, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères met en avant les résultats encourageants des partenariats stratégiques globaux déjà conclus. Ainsi, le partenariat conclu entre l'Union européenne et la Tunisie le 16 juillet 2023 et comportant un important volet migratoire, aurait contribué à une réduction des entrées irrégulières dans l'espace Schengen par la route de la Méditerranée centrale de 16 % entre janvier et mars 2025 par rapport à 2024 et de 59 % par rapport à 2023. De même, le renforcement de la coopération entre l'UE et la Turquie, le Liban et la Jordanie aurait conduit à une diminution des entrées par la Méditerranée orientale de l'ordre de 28 % au premier trimestre 2025.

Recommandation : au niveau européen, soutenir la conclusion de partenariats stratégiques globaux avec l'ensemble des pays-clés dans le transit des migrations, et y défendre l'inclusion des priorités stratégiques de la France (ministère de l'Europe et des affaires, ministère de l'intérieur).

Néanmoins, tout en soutenant le recours à l'échelon européen et la démarche de contractualisation engagée par l'Union européenne avec ses voisins il convient d'en mentionner les limites, rappelées par l'ambassadeur chargé des migrations66(*) :

- tout d'abord, la conclusion d'accords entre l'Union et les États de transit peut avoir pour effet de déplacer les flux vers d'autres routes migratoires, avec un impact potentiel sur les entrées en France. Dans le même sens, Flore Gubert utilise la métaphore de la digue, lorsqu'un pays de transit contrôle ses frontières, les flux se déportent ;

- ensuite, ces accords, passés au niveau de l'Union européenne, ne comprennent pas de stipulations spécifiques aux enjeux bilatéraux sur lesquels la France est prioritairement engagée, notamment les retours et réadmissions ;

- enfin, la mise en oeuvre de ces accords peut avoir pour effet indirect une dégradation des conditions de vie des migrants, exposés à des violations des droits humains. Il en découle un risque réputationnel pour l'Union européenne.


* 65 Réponses au questionnaire des rapporteurs spéciaux.

* 66 Réponses de l'ambassadeur chargé des migrations au questionnaire d'audition des rapporteurs spéciaux.

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