PREMIÈRE TABLE RONDE

CROISSANCE DURABLE : QUELS LEVIERS CONCRETS POUR SOUTENIR LES ENTREPRISES ULTRAMARINES ?

Mme Annick Girardin, vice-présidente de la délégation sénatoriale aux outre-mer, sénatrice de Saint-Pierre-et-Miquelon, ancienne ministre des outre-mer. - J'avais envie de porter ici un message d'espoir et d'optimisme, au moment où l'on peut douter, mais surtout au moment où nous avons besoin de reprendre en main l'avenir de nos territoires, de nous projeter, d'avoir de l'ambition et l'envie d'agir. Il faut sortir de notre zone de confort et nous penser autrement que comme des comptoirs disséminés sur toute la planète et destinés à apporter nos richesses à l'Hexagone, à la France. Comment nous penser autrement, dans notre relation à la France, à l'Europe, mais aussi à nos bassins régionaux ? Tel est l'enjeu majeur.

Mon collègue Teva Rohfritsch a évoqué la nécessité de travailler tous ensemble. Une vraie question se pose : comment la suradministration de nos territoires peut-elle réellement servir le développement économique ? Un territoire existe non par ses administrations, mais par son activité économique. Ce sont ces raisons - économiques et géopolitiques - qui fondent notre fierté. Pour ma part, je suis une Française d'Amérique du Nord, issue d'un territoire né de la pêche, et cette histoire doit rester une source de fierté.

Saint-Pierre-et-Miquelon illustre bien cette transformation : autrefois territoire de pêcheurs, il compte aujourd'hui 70 % de fonctionnaires dans sa population active. Bien entendu, nous sommes des marins, des pêcheurs, et la mer demeure une richesse considérable. Mais les politiques en direction des outre-mer ont souvent eu pour objectif principal de maintenir la paix sociale. Depuis une dizaine d'années, nous sommes tous volontaires, élus comme acteurs du monde économique, pour faire autre chose de ces territoires. Nos outre-mer regorgent d'atouts : le nickel en Nouvelle-Calédonie, les ressources maritimes, la vanille à La Réunion, les perles en Polynésie, la biodiversité et nos traditions, sans oublier un atout sous-exploité, le décalage horaire. Celui-ci pourrait permettre d'assurer vingt-quatre heures sur vingt-quatre des services médicaux ou techniques entre les territoires.

Notre positionnement géostratégique est également déterminant. Forte de l'expérience acquise au sein des ministères des outre-mer et de la mer, je rappelle que nous disposons du deuxième domaine maritime mondial, que nous ne protégeons ni n'exploitons encore pleinement. Surtout, nous n'en avons pas une véritable connaissance, alors que ce domaine présente de très fortes possibilités de développement. À titre de comparaison, si les États-Unis disposent du premier domaine maritime national, l'UE possède le premier domaine maritime mondial grâce à la France, même si elle l'a longtemps ignoré.

Ce domaine maritime comporte des richesses, notamment celles qui résultent de la pêche et dont la valeur pourrait doubler si nous savions nous organiser. La tradition voulait que l'on envoie en Europe la morue ; aujourd'hui, la vente directe vers les États-Unis permet d'en tirer trois fois plus de valeur. Nous devons cependant veiller à ce qu'une partie de cette production soit transformée localement et que les retombées reviennent pleinement aux territoires dont ces droits sont issus.

En outre, face au dérèglement climatique, les règles européennes et les efforts mondiaux que nous devons fournir peuvent devenir une opportunité pour les outre-mer. La mer est une solution pour le climat ; la forêt également. Comment allons-nous, les uns et les autres, être indemnisés par l'Europe, et de quelle manière ? Se pose ainsi la question du juste retour dû aux territoires qui protègent ces biens communs.

Nos positionnements géographiques sont également intéressants : Saint-Pierre-et-Miquelon pourrait devenir une station géostratégique en Amérique du Nord. Cet ancrage, c'est de la connaissance, de l'emploi et du développement.

S'agissant du numérique, la France devrait être capable d'offrir à l'Europe un câble souverain faisant le tour du monde. Or nous avons été devancés par le Portugal et l'Espagne, ayant déjà obtenu des financements pour rejoindre l'Amérique du Sud. Il nous faudra bien, un jour, assurer une liaison souveraine reliant l'Europe, Saint-Pierre-et-Miquelon, les Antilles, la Guyane, avant de rejoindre le câble portugais et espagnol, puis l'Amérique du Nord, dans un contexte international de multiplication des conflits. La Guyane, la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie sont pleinement investies sur ces sujets, y compris sur les enjeux liés à l'implantation de bases militaires.

Les petits marchés constituent aussi des terrains d'expérimentation naturels, avec des populations restreintes faciles à observer, des circuits courts de décision, des coûts limités pour tester les produits, des identités fortes. Loin d'être des contraintes, ce sont des avantages.

De nombreux moyens ont été mis en place par l'Europe, l'État et les collectivités : les mesures de l'Agence de l'outre-mer pour la mobilité (Ladom) devraient, je l'espère, être sauvées ; s'y ajoutent les dispositifs de défiscalisation, les outils financés par la Banque des territoires, Bpifrance et l'Agence française de développement (AFD) - avec sa stratégie Trois Océans et Proparco - ; les aides spécifiques de filières ; enfin, la Fédération des entreprises des outre-mer (Fedom), le Cluster maritime français (CMF), etc.

Nous sommes organisés : tout le monde est présent, mais il manque encore une coordination claire autour d'objectifs communs, portée par les chefs de file que sont les gouvernements locaux, les régions ou les collectivités.

Nous avons également des besoins importants. Dans le cadre de la seconde table ronde, nous allons travailler sur les freins au développement. Nous souffrons d'un déficit important de chiffrage, de données et de connaissances. L'Insee, par exemple, n'est pas présent dans tous les territoires ultramarins. Quant aux instituts de recherche, beaucoup agissent en outre-mer, mais peu agissent réellement pour l'outre-mer. La différence est majeure : agir pour l'outre-mer suppose que les territoires définissent eux-mêmes leurs priorités et que l'ensemble des acteurs s'y alignent.

M. Loup Wolff, inspecteur général de l'Institut national de la statistique et des études économiques, ancien directeur interrégional La Réunion-Mayotte. - L'Insee produit de nombreuses données et études au niveau national et régional, et bénéficie, dans les cinq départements et régions d'outre-mer (Drom), de moyens renforcés pour développer la production statistique ; dans les autres territoires, cette mission est assurée par des instituts affiliés.

Nous publions régulièrement des analyses économiques territorialisées. Elles mettent en évidence un fort dynamisme des petites entreprises et de la création d'entreprises, mais aussi la présence de très grandes entreprises appartenant à de grands groupes, parfois en situation monopolistique, qui concentrent une grande part des emplois et de la valeur ajoutée.

Il existe une forme de déficit du tissu économique dans les moyennes entreprises, qui rencontrent notamment des difficultés à asseoir une rentabilité financière suffisante pour pouvoir croître, en raison notamment d'un coût supérieur des consommations intermédiaires. S'ajoute à cela un accès au crédit souvent plus complexe, qui pénalise ces entreprises.

Récemment, nous avons publié sur les écarts de prix entre les territoires ; les résultats sont connus et ont été assez largement commentés.

J'attire aussi votre attention sur un facteur déterminant pour une croissance durable, le facteur démographique. Les départements et régions d'outre-mer présentent des profils très différents, avec des enjeux spécifiques.

En Guadeloupe et Martinique, on observe un vieillissement global de la population et une forte contraction de la population active dont les effets se ressentent déjà au niveau du développement économique du territoire. À l'inverse, Mayotte et la Guyane sont portées par un fort dynamisme démographique, ce qui représente à la fois un atout et un défi. Il s'agit d'accompagner ces nouvelles générations dans la qualification, l'insertion et l'emploi.

Enfin, La Réunion, après une période de croissance économique soutenue, se trouve dans une phase transitoire. Les projections démographiques montrent qu'à l'horizon 2050, les seniors seront trois fois plus nombreux sur le territoire. Pour ce qui est de la population active, les enjeux concernent à la fois les jeunes sans qualification, qui éprouvent des difficultés d'insertion, et les jeunes très qualifiés, qui ne trouvent pas de débouchés dans une économie où les emplois à forte valeur ajoutée sont insuffisants.

M. Yannick Lecornu, secrétaire général de ISLE, modérateur de la table ronde. - Vous avez évoqué les fragilités structurelles des entreprises ultramarines. Je me tourne vers Mme Françoise de Palmas, secrétaire général de la Fédération des entreprises des outre-mer (Fedom), pour savoir si elle partage ce constat.

Mme Françoise de Palmas, secrétaire générale de la Fédération des entreprises des outre-mer. - Sur la structuration des entreprises, une récente note de l'Iedom a mis en avant un certain nombre de spécificités. Le nombre d'entreprises appartenant à des groupes est moindre que dans l'Hexagone. Une majorité d'entreprises relèvent de la sphère dite présentielle : elles sont en général peu structurées - on recense un nombre important d'entreprises individuelles - et offrent des emplois proches du consommateur.

La surface financière de ce type d'entreprises n'étant pas très importante, la perception du risque par les acteurs bancaires ou financiers est accrue. En conséquence, les taux d'intérêt sont plus élevés, et la possibilité de mobiliser des moyens importants en termes d'investissement est plus difficile.

Néanmoins, des entreprises continuent d'investir. Pour cela, elles ont besoin de stabilité et de visibilité, deux éléments fortement mis à mal ces derniers mois ; je pense notamment à la remise en question des dispositifs de soutien à la compétitivité des entreprises. Les entreprises ont appris à se débrouiller avec les handicaps structurels et les moyens disponibles. Si ces derniers doivent changer chaque année, cela pose un problème de visibilité. C'est la raison pour laquelle, depuis un certain nombre d'années, nous plaidons pour la mise en place d'une loi de programme qui permette aux entreprises de se projeter à moyen terme.

Pour être entrepreneur dans les territoires d'outre-mer, quel que soit le secteur d'activité, il s'agit d'avoir les reins solides. De nouvelles difficultés apparaissent aujourd'hui, face auxquelles les entrepreneurs se trouvent démunis ; je pense, par exemple, au problème de la sécurité qui pèse fortement sur les comptes de charges des entreprises, notamment à Mayotte. À cela s'ajoutent la délinquance et le développement du narcotrafic. Les territoires ne peuvent répondre à ces difficultés sans une présence et une action fortes de l'État.

Par ailleurs, la multiplication et la gravité des phénomènes climatiques ont des effets sur le plan économique. La notion de risque, par exemple, a beaucoup évolué.

En conclusion, je souhaite insister sur le maintien des conditions qui ont permis aux entreprises de se développer ; je pense notamment aux dispositifs de défiscalisation et d'exonération de charges. L'État doit également agir afin de préserver un environnement propice à l'investissement. Il n'est pas rassurant pour de jeunes couples de s'installer dans un territoire où la sécurité n'est pas garantie, avec des difficultés pour se loger et un risque climatique accru. Il s'agit de réinventer un environnement favorable aux entreprises.

M. Yannick Lecornu. - Vous avez évoqué la question des difficultés d'accès au financement, ainsi que les taux d'intérêt trop élevés pour les entreprises ultramarines. Je me tourne vers Mme Angélina Simoni, directrice interrégionale outre-mer Bpifrance. Partagez-vous ce constat ? Quels sont les leviers existants et ceux que l'on pourrait déployer dans les prochaines années ?

Mme Angélina Simoni, directrice interrégionale outre-mer Bpifrance. - Notre banque est fière d'agir en outre-mer. Nous sommes un acteur privé-public qui joue sur le levier privé. Notre gamme de produits est assez complète et répond parfaitement à l'offre bancaire, dans le sens où nous intervenons au stade de la création d'entreprises. En 2024, nous avons ainsi accompagné près de 10 000 porteurs de projets. Nous intervenons également dans les opérations de développement et de transmission. Au regard du vieillissement de la population dans certains territoires ultramarins, la transmission est un sujet important, lié à la préservation des savoir-faire et des emplois. Cela se prépare en amont, sachant qu'il faut compter trois ou quatre ans pour réaliser une transmission dans de bonnes conditions.

Nous finançons les relais de croissance sur le marché domestique, ainsi que dans l'Hexagone et au niveau international. Nous intervenons aussi sur l'accompagnement. Notre banque prête de l'argent et développe des services de conseil, chose importante dans les territoires ultramarins. L'idée est de permettre aux entrepreneurs de changer d'échelle.

Avec les acteurs privés et publics, nous faisons partie d'un écosystème. Nous avons donné délégation aux banques pour engager des crédits jusqu'à 200 000 euros, avec une quotité de garantie allant de 50 % à 70 %. Notre objectif est de réduire l'incertitude pour les acteurs financiers.

À mon sens, les outils existent ; il s'agit de les trouver. Il existe deux directions régionales implantées dans les Antilles-Guyane et dans l'océan Indien.

Je souhaite insister sur la résilience des entrepreneurs d'outre-mer, sachant toutes les difficultés auxquelles ils doivent faire face ; je pense notamment au stockage, aux délais de règlement, à la concurrence internationale et aux coûts de structure. En dépit de cela, on observe une énergie et une agilité qui méritent d'être saluées.

Un porteur de projet doit bien réfléchir à son marché et à son plan financement. De nombreuses entreprises s'avèrent sous-capitalisées, ce qui peut freiner leur accès au crédit. Lorsqu'on sollicite un prêt bancaire, un partenariat se noue entre le banquier et le porteur de projet.

Nous disposons d'outils spécifiques pour les territoires ultramarins. Nous proposons des crédits à moyen terme, des prêts sans garantie qui facilitent l'accès au crédit. Dans le cadre de ces derniers, nous nouons également des partenariats avec les collectivités, les conseils régionaux et l'État, via le ministère des outre-mer.

Certains produits sont uniquement dédiés aux territoires ultramarins ; je pense notamment au prêt de développement outre-mer (Pedom), qui dépend du budget du ministère des outre-mer. Une enveloppe de 10 millions d'euros est prévue dans le PLF pour 2026. Il s'agit d'un prêt à taux bonifié destiné aux petites entreprises. Nous proposons également des subventions pour l'innovation et la décarbonation des entreprises outre-mer. Enfin, nous accordons des prêts territoriaux aux collectivités.

L'incertitude politique pèse également sur l'investissement des dirigeants et le déploiement de leurs opérations. Selon une récente étude, seuls 29 % des dirigeants maintiennent leur projet d'investissement au quatrième trimestre en 2025, contre 44 % au troisième trimestre en 2024.

De nombreuses personnes souhaitent contribuer à la construction des économies ultramarines. Pour cela, il convient de raisonner à l'échelle du territoire et de travailler sur l'attractivité des investisseurs et des talents.

M. Yannick Lecornu. - Je me tourne à présent vers le professeur Sean Ennis. La semaine dernière, il intervenait devant le Parlement britannique, et je me réjouis qu'il ait pu se libérer pour être parmi nous. Sachant les contraintes et les freins exposés, la croissance des économies ultramarines est-elle possible ?

M. Sean Ennis, professeur à University of East Anglia's business school. - De nombreux facteurs stimulent l'innovation et la productivité dans les petites économies. Les problèmes sont complexes et appellent des réponses subtiles. La recherche est peu diserte sur le sujet. Ayant travaillé plusieurs années pour le compte du gouvernement de Maurice, j'ai pu constater ces manques.

L'idée est de s'appuyer sur des avantages économiques comme la pêche et de les faire interagir. Les petites économies ont besoin d'une politique globale plutôt que d'instruments isolés.

Je souhaite insister sur l'innovation et la productivité ; les deux domaines sont liés, mais peuvent être distingués.

L'investissement dans la recherche et le développement, ainsi que dans la création des connaissances, est très important, y compris dans les petites économies où chaque problème appelle une réponse adaptée. Les nouveaux équipements, l'acquisition des connaissances externes et la formation renforcent l'innovation des entreprises. À cela s'ajoutent le capital humain et les compétences. Un niveau plus élevé d'éducation et des compétences spécialisées sont toujours associés à de meilleurs résultats en matière d'innovation.

Enfin, un dernier point concerne la capacité d'absorption et l'effet de diffusion. Les petites économies profitent des connaissances des entreprises étrangères et des technologies mondiales, mais seulement si les entreprises locales disposent d'une capacité suffisante, d'une compétence et d'une organisation pour absorber et adapter celles-ci. Les investissements directs étrangers et la participation aux chaînes de valeur mondiales sont des éléments décisifs, qui peuvent stimuler l'innovation en exposant les entreprises nationales à de nouvelles technologies.

Concernant la productivité, l'adaptation est un point important. L'adaptation technologique et la numérisation sont fondamentales dans plusieurs domaines, notamment l'information, la communication, l'automatisation des outils et la gestion.

Par exemple, l'intelligence artificielle (IA) est un atout important pour les petites économies. Cela aide notamment les entrepreneurs à développer des capacités. De récents travaux indiquent que les zones rurales ne bénéficient pas des mêmes possibilités ; l'État peut agir pour encourager l'accès à ces technologies et leur utilisation par les entrepreneurs.

L'environnement des affaires et des institutions s'avère un autre facteur décisif. L'enjeu de la stabilité macroéconomique est différent dans les petites économies. Les institutions doivent être de haute qualité pour assurer l'exécution des contrats. La politique de la concurrence est également un facteur important, ainsi que la protection des consommateurs et la qualité toujours évolutive de la réglementation. Chaque gouvernement est libre d'établir des réglementations qui limitent certains échanges ; il est important de les évaluer.

Enfin, je souhaite mettre l'accent sur l'importance des capacités organisationnelles et de management pour les petites et moyennes entreprises (PME). Cela implique la qualité des gérants, le comportement de l'investissement stratégique et une gestion efficace des ressources humaines et des opérations fondées sur les données. Ces actifs immatériels comptent souvent autant que le capital physique pour assurer une croissance durable et la productivité.

M. Yannick Lecornu. - Le sujet de l'adaptation et de la différenciation des solutions est cher à Pierre-Yves Chicot. Quelles sont les solutions opérationnelles qui peuvent être mises en oeuvre en termes de gouvernance et d'évolution du cadre juridique ?

M. Pierre-Yves Chicot, professeur des universités des facultés de droit, avocat à la Cour. - J'enseigne en troisième, quatrième et cinquième années de droit, et ma matière préférée est le droit public économique ; je sensibilise aussi mes étudiants, depuis quelques années, à une discipline qui s'installe progressivement dans les facultés, à savoir l'analyse économique du droit.

La question que vous posez peut être appréhendée au prisme de ces deux disciplines, auxquelles il convient d'ajouter le droit public général. Ce dernier recourt à un véritable maquis de sigles et acronymes : collectivités d'outre-mer (COM), pays d'outre-mer (POM), régions ultrapériphériques (RUP), etc. Dans ce cadre, la question de l'ordre public est essentielle : les entreprises vont-elles vassaliser les législateurs, ou un ordre normatif dicté par la volonté générale émergera-t-il ?

L'analyse économique du droit constitue selon moi une approche indispensable : quelle lecture économique du droit pouvons-nous faire ? Le triptyque « compétitivité-efficacité-performance », très à la mode, vise ainsi à étudier la manière dont le droit se met au service du développement économique et de la croissance.

L'ordre public économique ultramarin repose sur deux piliers : le premier est celui de l'assimilation législative, et le second celui de la spécialité législative, notamment avec la nouvelle catégorie créée à l'issue de la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, c'est-à-dire le statut de Pays d'outre-mer (POM) pour la Polynésie française.

Mme Micheline Jacques a évoqué le concept de « vulnérabilité », ce qui me conduit à m'interroger : n'existe-t-il pas, lorsque l'on parle de nos territoires ultramarins, une fiction de la vulnérabilité ? Étymologiquement, le terme vient du latin vulnus, qui signifie « blessure », mais de quelles blessures parle-t-on quand on évoque les vulnérabilités de nos territoires ? Je pense qu'il faut faire attention au vocabulaire et, plus largement, je me demande s'il est encore possible de considérer que nous sommes des territoires « vulnérables ».

Sur le plan géographique, la plupart de ces territoires ultramarins sont en effet situés dans des zones qui comptent. La Guadeloupe et la Martinique sont ainsi à quelques encablures de la Floride, c'est-à-dire de la dixième puissance économique mondiale : en quoi est-ce une vulnérabilité ? Par ailleurs, l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) ne fait que vanter les atouts et les qualités des territoires ultramarins.

Mme Annick Girardin a mis en avant notre rapport à l'Europe : de ce point de vue, l'industrie spatiale implantée en Guyane contribue à ce qu'elle soit une grande puissance dans ce domaine : où se trouve la vulnérabilité ?

Je remercie également Mme Angélina Simoni d'avoir souligné la résilience des entrepreneurs ultramarins : quand on a été entrepreneur dans les outre-mer, on peut l'être partout !

Concernant l'un des débats qui animent les juristes, ma collègue de La Réunion, Mme Véronique Bertile, plaide en faveur d'une fusion des articles 73 et 74 de la Constitution : je n'étais pas convaincu dans un premier temps, mais je pense désormais qu'il s'agit d'une bonne proposition. M. Georges Othily, ancien sénateur guyanais, disait que les Français avaient créé un statut « cousu main ».

Sur le plan de la sécurité juridique, j'observe une contradiction entre un libéralisme échevelé et une centralisation - vous me permettrez l'expression - béatement imbécile, là encore au sens du latin imbecillus, c'est-à-dire « faible d'esprit ». Il a ainsi fallu bien du temps pour comprendre qu'il n'était pas question d'« un » outre-mer, mais « des » outre-mer, la Polynésie étant bien différente de la Guyane, par exemple.

Françoise de Palmas, vous me pardonnerez, mais je ne supporte pas l'expression « handicaps structurels » : j'ai un fils de 24 ans qui a envie de devenir entrepreneur, sans doute parce que je ne lui ai jamais dit que la Guadeloupe souffrait de tels maux, et je pense qu'il faudrait bannir définitivement ce vocabulaire. J'en ai discuté avec un ami qui avait travaillé pour la chambre de commerce et d'industrie (CCI) en m'étonnant de l'utilisation de ce vocabulaire, mais il m'avait expliqué que cette expression avait permis de solliciter des fonds.

Elle est pourtant complètement dépréciative et, à ce titre, inadmissible. Je pense qu'il faut libérer les énergies, M. Loup Wolff ayant heureusement souligné que nous avons un taux de créations d'entreprise extraordinairement important ; il s'accompagne malheureusement d'un taux de mortalité des sociétés tout aussi fulgurant ! Il faut donc modifier le cadre juridique, le droit de la sécurité sociale ou le droit des affaires ne pouvant en aucun cas s'appliquer de manière identique en Auvergne et en Guadeloupe !

Je pense même qu'il ne faut pas parler de différenciation, mais de « différentialisme », sans qu'il faille y voir une quelconque radicalité. Lors de la rédaction de ma thèse, j'avais beaucoup aimé ce que disait Constantinos Bacoyannis, selon qui une collectivité territoriale, avant d'être un territoire, est une collectivité humaine.

Je rêve donc d'un Small Business Act pour nos territoires. Par ailleurs, il faut penser une nouvelle étape législative ou constitutionnelle, même si je n'ai pas de réponse plus précise à cette question à ce stade. J'ai envie de dire à M. Teva Rohfritsch qu'il existe une forme de vertu dans la radicalité : quand les Polynésiens sont passés du statut de territoire d'outre-mer à celui de POM, la radicalité a permis de reconnaître les intérêts propres d'une collectivité territoriale à l'intérieur de la République. Il me semble que le manque d'audace nous empêche de bousculer des schémas éculés et de franchir des seuils qualitatifs.

J'en viens à un aspect qui me semble essentiel, à savoir la sécurité. Le cinquante-deuxième homicide de l'année vient de se produire en Guadeloupe, et l'État n'assume pas cette fonction régalienne : si des discours martiaux sont tenus à Paris, il existe une forme d'accommodement à la délinquance dans les territoires ultramarins, ce qui n'est ni supportable ni compatible avec le développement économique et la croissance.

Enfin, j'entends depuis des années le même discours sur l'éloignement des centres d'approvisionnement, mais pourquoi toujours choisir les mêmes ? L'une de mes étudiantes, âgée de 21 ans, a consacré son mémoire à la lutte contre la vie chère en imaginant un système basé sur l'approvisionnement depuis les États-Unis. Les générations nouvelles ne peuvent plus entendre le discours selon lequel il n'existe point de salut hors de Paris et de Bruxelles : ce n'est plus dans leur ADN !

M. Yannick Lecornu. - Merci pour cette intervention passionnée. Monsieur Rohfritsch, la Polynésie dispose d'un statut particulier lui permettant d'imaginer ses propres politiques économiques : est-elle un laboratoire d'innovation pour les autres outre-mer ? Quelles sont les limites de cette expérience ? Votre retour, en tant que parlementaire, et en tant qu'ancien vice-président de la collectivité de Polynésie française, nous intéresse.

M. Teva Rohfritsch. - Je tiens tout d'abord à remercier l'ensemble des intervenants. Je souscris aux propos de M. Pierre-Yves Chicot s'agissant de la « radicalité vertueuse » et du différentialisme, non pas par opposition à la République ou à la métropole, mais parce que la gouvernance libre et démocratique a du sens sur le plan économique, à 16 000 kilomètres de Paris, ce qui ne nous empêche pas par ailleurs d'être fiers de faire partie de la République française et de bénéficier de sa solidarité comme de sa protection.

L'arrêt des essais nucléaires - sans entrer dans le débat sur leurs conséquences sanitaires et environnementales - a eu de grandes répercussions économiques en Polynésie en ce que les transferts financiers massifs qui y étaient liés se sont taris. Ayant occupé la fonction de ministre de la reconversion économique, j'ai pu contribuer aux efforts visant à réorienter l'économie en trouvant de nouveaux relais de croissance.

Il s'agit de l'un des défis contemporains : quels leviers concrets pouvons-nous actionner pour soutenir nos entreprises ultramarines ? Comment accompagner cette reconversion économique en s'appuyant sur les locomotives du passé ? C'est d'ailleurs à l'abri de cette forme de bulle économique qu'ont pu naître des situations de monopole et de captation, tous les efforts de régulation visant à en atténuer les effets et les éventuelles nuisances.

En somme, comment pouvons-nous nous appuyer sur les acquis du passé pour favoriser une réorientation vers l'économie endogène ou le développement de nouvelles filières d'excellence ? La délégation aux outre-mer se penchera d'ailleurs prochainement sur ces dernières.

Pour avoir été chargé de ces sujets, je peux vous dire que la démarche n'a rien d'évident et que nous affrontons même un paradoxe : d'un côté, nous souhaitons, grâce à la régulation, diversifier les acteurs et encourager l'initiative ; de l'autre, notre capacité d'action économique repose aussi sur les moteurs du passé, c'est-à-dire les grandes entreprises, qui ne représentent que 5 % du tissu économique.

Concrètement, nous avons tenté, par le biais d'un mécanisme local, d'accompagner l'effort de l'État en termes de défiscalisation des investissements productifs, afin de stimuler les filières « stratégiques » telles que le tourisme, la pêche et la construction navale. Pour ce dernier secteur, nous avons en effet souhaité encourager la construction locale en vue de créer un effet de rebond de type keynésien.

Cette démarche est cependant consommatrice de ressources publiques, dans un contexte de tension sur les finances publiques que nous ne pouvons ignorer : le Gouvernement nous invite donc à dépenser mieux.

J'en viens à plusieurs préconisations concrètes, à commencer par la nécessité d'échanger davantage entre territoires ultramarins, car les bonnes pratiques qui peuvent être déployées aux Antilles, à Mayotte, en Polynésie, en Nouvelle-Calédonie ou encore à Saint-Pierre-et-Miquelon ne sont guère connues des autres territoires, ce qui nous conduit à rester dans un « couloir de discussion » avec Paris. Ce dernier donne certes satisfaction, puisque l'actuel directeur général des outre-mer connaît bien nos territoires, mais il faut aussi que nous échangions entre nous, qu'il s'agisse des réussites ou des erreurs économiques qui ont pu être commises.

Ensuite, on demande de plus en plus aux entreprises d'adopter le credo du verdissement, au point même d'y conditionner l'accès aux financements. Si l'intention est louable, il ne faudrait pas qu'elle conduise à s'acheter une bonne conscience dans les outre-mer lorsqu'on ne peut pas le faire ailleurs. Pourquoi ne pas y ajouter une exigence de reconfiguration ou de transition économique ? Cela suppose, certes, que les territoires aient défini leurs priorités économiques, mais il me semble nécessaire d'associer ces dimensions de verdissement, de développement local, de transition et de reconversion économiques, car le seul impératif de verdissement pourrait être identifié comme un frein à l'initiative ou à l'accès au crédit.

Enfin, il me semble nécessaire de passer d'une logique patrimoniale à une logique productive. En lien avec le CNRS, le Conseil économique, social, environnemental et culturel (Cesec) de Polynésie a organisé un colloque consacré aux crédits carbone et au carbone bleu, afin de réfléchir à la manière de valoriser nos écosystèmes, véritables poumons de la planète, avec un retour pour nos territoires.

Nous ne pouvons pas en effet- Bercy nous le rappelle régulièrement - rester dans une logique de main tendue et de préservation à tout prix d'acquis budgétaires : nous devons objectiver les demandes et les orienter vers une reconversion économique appuyée sur de nouveaux moteurs de développement.

Plusieurs leviers concrets ont déjà été cités, dont la formation, l'IA, qui ouvre des possibilités énormes pour nos territoires, l'innovation ou encore l'investissement stratégique. J'y ajouterai la notion de « diffusion économique », car la fracture sociale est importante dans nos territoires, quels qu'ils soient : si nous devons actionner ces leviers de soutien aux entreprises ultramarines, c'est aussi pour mieux diffuser les fruits du développement.

M. Yannick Lecornu. - Merci à tous les intervenants. Nous allons passer à la seconde table ronde consacrée à la régulation, un terme qui crispe autant qu'il passionne.

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