ANNEXES

Synthèse thématique (ISLE) 63

Présentation de l'ISLE 85

Présentation de la délégation sénatoriale aux outre-mer 93

Lexique et acronymes 96

SYNTHÈSE THÉMATIQUE (ISLE)

Cette synthèse a été réalisée par
l'Institute for small markets law & economics

1. Préambule 65

2. Les enjeux structurels des économies ultramarines 66

3. Les leviers de soutien aux entreprises ultramarines 68

4. L'innovation et la productivité dans les petites économies 71

5. La régulation économique comme levier de croissance 73

6. Intégration régionale et coopération inter-territoires 78

7. Vers un modèle productif ultramarin 79

8. Conclusion 81

1. Préambule

À un moment où la Nation s'interroge sur son modèle de développement et sur la place qu'elle souhaite donner à chacun de ses territoires, il est de notre responsabilité collective de regarder les Outre-mer non plus seulement à travers leurs difficultés, mais à travers ce qu'ils apportent, ce qu'ils inspirent et ce qu'ils peuvent devenir.

C'est dans cet esprit qu'a été organisé ce colloque, autour d'un constat largement partagé : la croissance des économies ultramarines demeure un sujet trop rarement traité, alors même qu'il se trouve au croisement de défis majeurs, tels que la transition économique, la soutenabilité budgétaire, la cohésion sociale et la souveraineté nationale. Les territoires ultramarins doivent composer avec des réalités structurelles fortes (éloignement, insularité, faibles économies d'échelle, dépendance logistique) qui fragilisent leur tissu productif et compliquent la construction d'un véritable modèle de développement.

Mais ces contraintes ne doivent pas masquer des atouts déterminants : un dynamisme démographique rare, un potentiel maritime et écologique exceptionnel, une capacité d'expérimentation propre aux petites économies, et une énergie entrepreneuriale qui ne demande qu'à être accompagnée.

L'enjeu n'est donc plus de savoir si les modèles économiques ultramarins doivent évoluer, mais comment accompagner cette transformation pour qu'elle soit durable, inclusive et créatrice de valeur.

À quelques heures de l'examen parlementaire de la mission Outre-mer, il s'agissait non pas d'ajouter un discours supplémentaire, mais de proposer une vision articulée, construite à partir de l'expertise et du retour d'expérience des territoires. Comprendre les Outre-mer, c'est reconnaître qu'ils ne sont pas seulement des espaces éloignés ; ce sont des laboratoires économiques, des périphéries stratégiques, et des sources d'innovation pour la République. Une approche efficace doit articuler en un même cadre les besoins immédiats (pouvoir d'achat, coûts logistiques, investissement), les enjeux structurels (modèle productif, filières d'excellence, innovation) et les grands équilibres institutionnels (régulation, concurrence, fiscalité, cadre européen).

Ce colloque résulte d'une coopération étroite entre la Délégation sénatoriale aux Outre-mer (DSOM) et l'Institute for small markets in law & economics (ISLE).

La DSOM éclaire depuis plusieurs années les politiques publiques ultramarines par un travail rigoureux de documentation et d'auditions. L'Institut ISLE, dédié aux économies de petite taille, mobilise quant à lui une expertise combinée en droit, économie et régulation afin de proposer des cadres adaptés et opérationnels.

Cette collaboration traduit une conviction commune : face à la complexité ultramarine, aucune solution ne peut être exclusivement administrative, économique ou juridique ; seule une approche interdisciplinaire permet d'apporter des réponses pertinentes.

Le choix du Sénat pour accueillir ce colloque n'est pas anodin. Chambre du temps long, de l'équilibre territorial et de l'expertise, le Sénat affirme ainsi que les Outre-mer occupent une place pleine et entière dans le débat national, et que la République doit leur garantir un environnement économique stable, protecteur et propice à l'innovation comme à la concurrence équitable.

L'ambition de cette rencontre est de passer du diagnostic à l'action, identifier des leviers concrets, repenser la régulation économique comme un instrument de confiance, et dessiner des trajectoires propres à chaque territoire, fondées sur leurs atouts et sur les aspirations des populations.

Ainsi, cet événement s'inscrit dans un mouvement plus large, celui de la construction d'un nouveau récit économique ultramarin, centré non plus sur les limites, mais sur les potentiels, la création de valeur et la justice économique.

2. Les enjeux structurels des économies ultramarines
a) Contraintes structurelles récurrentes

Les interventions du colloque mettent en évidence une série de contraintes structurelles qui, bien que connues, demeurent d'une acuité particulière dans les économies ultramarines. Elles constituent le cadre dans lequel s'inscrit toute réflexion sur la croissance, la concurrence et la transformation des territoires.

La petite taille des marchés : des économies structurellement limitées

Tous les intervenants convergent sur ce point : la petite taille des marchés ultramarins entraîne des volumes insuffisants pour amortir les coûts fixes, réduisant mécaniquement les possibilités d'économies d'échelle. Cette réalité, évoquée dès l'ouverture des débats, favorise la concentration des acteurs, parfois jusqu'à la situation de monopole naturel. Comme l'a rappelé l'un des intervenants, dans ces territoires, « on se retrouve très vite avec un ou deux acteurs dominants », ce qui complexifie la création d'un véritable espace concurrentiel et limite la capacité des entreprises à se projeter sur des marchés plus larges.

L'éloignement géographique et la dépendance logistique : la contrainte cardinale

Le transport est apparu comme l'élément structurant de la vie économique ultramarine. Les surcoûts logistiques, soulignés à plusieurs reprises, pèsent sur l'ensemble des filières : importation des intrants, exportation des productions locales, circulation inter-îles, maintenance des infrastructures. Un intervenant a rappelé que dans certains territoires, « la logistique représente une part disproportionnée du coût final des biens ». L'éloignement génère également une vulnérabilité accrue aux chocs extérieurs, comme l'a illustré la période post-pandémie, marquée par l'explosion du coût des conteneurs et la désorganisation des chaînes d'approvisionnement.

Une intégration régionale insuffisante : un paradoxe persistant

Plusieurs intervenants ont souligné un paradoxe économique : malgré leur proximité immédiate avec de vastes zones de croissance (Asie-Pacifique, Caraïbes, océan Indien, Amérique du Nord et du Sud), les économies ultramarines échangent encore très peu avec leurs voisins naturels. Les obstacles sont multiples :

- absence d'instruments institutionnels adaptés,

- normes ou régimes douaniers peu compatibles,

- faiblesse des infrastructures portuaires ou de connectivité,

- manque d'incitations à la projection régionale.

Comme l'a rappelé une intervenante, « nous regardons trop souvent vers Paris, et pas assez vers nos propres bassins de vie ». Ce déficit de coopération prive les territoires d'un levier essentiel pour dépasser la contrainte de la petite taille.

Des surcoûts structurels et l'absence d'amortisseurs économiques

Dans de nombreux secteurs stratégiques (santé, énergie, numérique, transport inter-îles), les territoires ultramarins doivent engager des investissements lourds, souvent sans commune mesure avec leur capacité contributive. Cette réalité, rappelée notamment par les élus et les représentants des institutions financières, génère des coûts structurels élevés qui pèsent durablement sur les budgets publics comme sur la compétitivité des entreprises. La Commission européenne a également souligné que ces surcoûts ne relèvent pas de défaillances ponctuelles mais d'une structure permanente des marchés, justifiant une adaptation continue du cadre de régulation et des aides d'État.

b) Des atouts rarement exploités comme leviers

Si les contraintes structurelles sont bien identifiées, les interventions du colloque ont également mis en lumière un ensemble d'atouts propres aux économies ultramarines, souvent sous-valorisé dans les politiques publiques, alors même qu'ils pourraient constituer de puissants leviers de croissance. Plusieurs intervenants ont insisté sur la nécessité de changer de regard. Ce qui limite peut aussi libérer, et la petite taille n'est pas seulement une contrainte : elle peut devenir une force.

La petite taille comme atout d'agilité et d'expérimentation

L'idée a été formulée explicitement : « Quand on est petit, on est plus agile, on dispose d'une capacité à expérimenter. » Les économies ultramarines, précisément parce qu'elles sont compactes, peuvent mettre en oeuvre plus rapidement des réformes ciblées, tester des innovations sectorielles ou réglementaires, et mesurer leurs effets à l'échelle d'un territoire cohérent. Cette capacité d'ajustement rapide, rarement exploitée, fait des Outre-mer des terrains privilégiés pour des expérimentations à forte valeur ajoutée : fiscalité environnementale, innovation dans l'énergie renouvelable, modèles alternatifs de transport, outils de régulation adaptés aux marchés concentrés, ou encore politiques alimentaires différenciées.

Des laboratoires économiques pour la transition et l'innovation

Plusieurs participants ont rappelé que les Outre-mer sont en première ligne des transitions contemporaines (transition énergétique, souveraineté alimentaire, économie bleue, préservation des ressources naturelles, numérisation des services, résilience climatique). Cette exposition aux enjeux globaux fait des territoires ultramarins de véritables laboratoires économiques, capables de développer des solutions exportables vers l'Hexagone, l'Europe ou des pays voisins. Leur situation insulaire impose des réponses inventives : autoconsommation énergétique, gestion décentralisée de l'eau, circuits courts alimentaires, entrepreneuriat numérique malgré l'éloignement, nouvelles formes de concurrence dans les secteurs régulés. Plusieurs intervenants ont souligné que ces innovations émergent déjà, mais qu'elles manquent encore de politiques d'accompagnement structurées pour changer d'échelle.

Une jeunesse dynamique et un entrepreneuriat en pleine expansion

L'INSEE, BPI France et plusieurs élus ont insisté sur un constat majeur : la jeunesse ultramarine est un atout stratégique. Elle constitue une population plus jeune, plus formée et plus tournée vers l'innovation que la moyenne nationale. Le tissu entrepreneurial, notamment dans les secteurs du numérique, du tourisme durable, de l'agro-transformation ou des services, se révèle particulièrement réactif et innovant. Les intervenants ont décrit une génération prête à s'emparer des nouveaux outils (transition digitale, data, design de services, économie circulaire) et disposant d'une forte capacité d'adaptation, qu'il s'agisse d'intégrer de nouvelles technologies ou de concevoir des solutions adaptées à des contextes insulaires spécifiques.

Un potentiel d'innovation encore sous-mobilisé

« Il n'y a pas assez de recherche sur les petites économies », alors même que ces territoires sont des environnements privilégiés pour analyser les interactions entre régulation, innovation et concurrence. Ce déficit de recherche contribue à sous-estimer leur potentiel :

- potentialités maritimes et halieutiques,

- innovations énergétiques adaptées à des réseaux isolés,

- solutions logistiques propres aux archipels,

- modèles de régulation pour marchés restreints,

- développement de niches exportables (cosmétique naturelle, agro-transformation tropicale, technologies de gestion de l'eau, etc.).

Les territoires ultramarins disposent ainsi de capacités uniques pour créer, prototyper et diffuser des innovations originales, à condition de transformer ces atouts en stratégies économiques cohérentes.

3. Les leviers de soutien aux entreprises ultramarines
a) Financements publics et fiscalité

Les débats ont montré un consensus clair : les outils actuels de soutien financier et fiscal demeurent indispensables, mais leur efficacité comme leur lisibilité doivent être réexaminées à l'aune des réalités économiques ultramarines. L'enjeu n'est pas de remplacer les dispositifs existants, mais de les adapter, de les simplifier, et de mieux les articuler aux besoins concrets des entreprises et des collectivités.

Maintenir les soutiens budgétaires : un socle indispensable dans un contexte contraint

Plusieurs sénateurs ont rappelé que les dispositifs fiscaux et les compensations, notamment ceux prévus dans le cadre du projet de loi de finances 2026 (PLF), constituent des outils essentiels pour corriger les désavantages structurels propres aux Outre-mer. Loin d'être des mécanismes d'exception, ces soutiens sont conçus comme des compensations nécessaires dans des contextes où les surcoûts logistiques, énergétiques ou structurels pénalisent mécaniquement les entreprises locales. Les parlementaires ont insisté sur le fait que, sans ces dispositifs, certaines filières (construction, agriculture, hôtellerie, transformation agroalimentaire) ne pourraient tout simplement pas maintenir leur niveau d'activité ni investir à long terme.

Aides à finalité régionale : un cadre européen plus flexible qu'on ne le croit

La Commission européenne a rappelé un point majeur, souvent mal perçu : le droit européen, loin de restreindre les soutiens publics dans les Outre-mer, offre au contraire une latitude exceptionnelle. En raison de leur statut de régions ultrapériphériques (RUP), les territoires ultramarins peuvent bénéficier d'une compensation intégrale des surcoûts liés :

- au transport des marchandises ou des intrants,

- à l'amortissement du capital dans des marchés étroits,

- au recours à des compétences rares et coûteuses,

- aux contraintes climatiques et environnementales spécifiques.

Plusieurs intervenants ont souligné que cette flexibilité européenne est encore insuffisamment mobilisée, faute d'ingénierie administrative ou d'une connaissance précise des coûts éligibles.

Dispositifs d'investissement : un dynamisme entrepreneurial freiné par des obstacles d'accès au financement

BPI France a présenté un diagnostic encourageant : les Outre-mer disposent d'un tissu entrepreneurial dynamique, marqué par une forte création d'entreprises, une jeunesse active, et une montée en puissance des secteurs innovants (numérique, transition énergétique, agro-transformation). Cependant, ce dynamisme se heurte à plusieurs obstacles :

- difficulté d'accès au financement bancaire, notamment pour les entreprises sans garanties patrimoniales solides,

- insuffisance des fonds disponibles pour la montée en gamme, l'innovation ou l'export,

- inadaptation des dispositifs généralistes aux réalités des marchés insulaires, où les cycles économiques sont souvent plus longs et plus irréguliers.

BPI a également insisté sur la nécessité de développer des outils sur mesure, capables d'accompagner les filières émergentes ou les projets à haute intensité capitalistique, encore trop peu financés.

Une lisibilité fiscale insuffisante et des dispositifs parfois instables

Plusieurs représentants des entreprises ont insisté sur un problème récurrent : l'instabilité et la complexité des dispositifs fiscaux, qu'il s'agisse des régimes de défiscalisation, des incitations à l'investissement ou des dispositifs liés à la transition énergétique. Les entreprises expriment un besoin de :

- prévisibilité (dispositifs pluriannuels, stabilité réglementaire),

- simplicité (procédures allégées, guichet unique),

- adaptation aux réalités sectorielles et à la saisonnalité économique ultramarine,

- prise en compte des contraintes climatiques et logistiques dans les critères d'éligibilité.

Certains intervenants ont également mis en garde contre le risque d'une transition trop rapide vers des dispositifs de verdissement sans accompagnement approprié, qui pourrait fragiliser des entreprises déjà contraintes par des coûts fixes élevés.

b) Développer l'économie locale et les filières stratégiques

Au-delà des dispositifs de financement, plusieurs intervenants ont souligné la nécessité d'engager une stratégie de développement endogène, fondée sur les atouts propres aux territoires ultramarins. L'enjeu est de cesser de concevoir les Outre-mer uniquement comme des économies dépendantes de transferts publics pour les envisager comme des espaces capables de créer, transformer et exporter de la valeur, à condition d'identifier clairement leurs filières porteuses et de les accompagner dans la durée.

Les discussions ont permis de dégager plusieurs secteurs stratégiques, dont le potentiel est avéré mais encore inégalement exploité.

Pêche, aquaculture et valorisation des ressources marines

Les intervenants ont rappelé que les Outre-mer disposent de zones économiques exclusives parmi les plus vastes au monde. Pourtant, cette ressource demeure très largement sous-exploitée. La pêche et l'aquaculture représentent des leviers majeurs de création de valeur, non seulement pour l'alimentation locale mais aussi pour l'export, à condition de structurer les infrastructures de débarquement, la transformation locale, la certification sanitaire, et les chaînes logistiques.

Cette structuration est d'autant plus stratégique que l'économie bleue, dans toutes ses dimensions (algoculture, biotechnologies marines, valorisation des bio-ressources), a été identifiée comme l'une des voies les plus prometteuses de développement à long terme.

Énergies renouvelables : des territoires pionniers malgré les contraintes

Plusieurs intervenants ont souligné que les Outre-mer sont confrontés à des défis énergétiques lourds : réseaux isolés, coûts de production élevés, dépendance au fioul. Mais ces contraintes en font paradoxalement des laboratoires avancés de la transition énergétique. Les projets en cours ou en devenir (photovoltaïque, biomasse, hydroliennes, énergie thermique des mers, stockage massif) illustrent le rôle que pourraient jouer les Outre-mer comme vitrines technologiques de la France dans ce domaine. L'atteinte des objectifs d'autonomie énergétique, évoquée par plusieurs élus, nécessitera toutefois un accompagnement renforcé en matière d'ingénierie, de financement et de régulation.

Économie bleue, biodiversité et recherche : des avantages comparatifs mondiaux

Les interventions ont insisté sur la richesse exceptionnelle de la biodiversité ultramarine et sur les opportunités qu'elle représente, tant pour la recherche scientifique que pour des filières émergentes telles que la biotechnologie marine, la cosmétique naturelle, la pharmacologie inspirée des écosystèmes tropicaux, la conservation et la valorisation écologique. Certaines petites économies, lorsqu'elles se concentrent sur un domaine d'excellence, peuvent devenir des acteurs majeurs à l'échelle internationale. Les Outre-mer disposent précisément de ces niches à haut potentiel, encore insuffisamment exploitées.

Agriculture tropicale et souveraineté alimentaire

La question alimentaire a été abordée sous l'angle de la résilience et de la souveraineté. Les Outre-mer importent encore une part très importante de leur alimentation, alors qu'ils possèdent un potentiel agropastoral et agroforestier considérable. Les intervenants ont évoqué la nécessité de :

- développer les filières locales (fruits tropicaux, horticulture, transformation agro-alimentaire, agriculture circulaire),

- sécuriser l'accès à la terre,

- soutenir la diversification agricole,

- favoriser la transformation locale pour capter la valeur ajoutée.

Dans plusieurs territoires, la demande sociale et politique en faveur d'une plus grande autonomie alimentaire constitue un moteur puissant.

Numérique, innovation et data centers insulaires

Le numérique est apparu comme un accélérateur transversal de développement territorial. La représentante de BPI comme plusieurs intervenants ont évoqué la croissance du secteur digital, le développement de start-up locales, les opportunités liées à la cybersécurité, les technologies pour les services publics insulaires (e-santé, e-éducation, e-administration). Le débat a également souligné le potentiel de data centers insulaires, permettant d'exploiter les atouts climatiques ou géographiques des territoires pour offrir des services à forte intensité technologique, tout en renforçant la souveraineté numérique.

Formation, recherche et capital humain : la condition de réussite de toute stratégie

De nombreux intervenants ont insisté sur un point structurant : aucune filière stratégique ne peut émerger durablement sans un investissement massif dans la formation et les compétences locales. Il s'agit notamment de renforcer les formations techniques et professionnelles dans les secteurs clés, structurer des centres de recherche connectés aux réalités ultramarines, favoriser la mobilité étudiante régionale, et créer des écosystèmes d'innovation associant universités, entreprises et institutions.

Le capital humain, décrit comme un « atout majeur mais sous-utilisé », constitue l'un des leviers les plus déterminants pour réorienter les trajectoires économiques.

4. L'innovation et la productivité dans les petites économies

L'intervention de l'économiste Sean Ennis, spécialiste mondial des marchés de petite taille et de la régulation, a constitué l'un des temps forts du colloque. Son analyse offre un cadre théorique précieux pour comprendre pourquoi les économies ultramarines rencontrent des obstacles persistants en matière d'innovation et de productivité et surtout comment elles peuvent les dépasser.

La plupart des outils déployés dans les Outre-mer sont calqués sur des modèles conçus pour de grandes économies, mal adaptés à la réalité des territoires insulaires. Comprendre les contraintes structurelles des petites économies, mais aussi leurs atouts spécifiques, est donc indispensable pour concevoir des politiques efficaces.

a) Une recherche encore trop limitée

Les défis des petites économies sont « extrêmement complexes et demandent des réponses subtiles ». Pourtant, il est constaté que la recherche académique sur ces questions demeure insuffisante, tant en économie qu'en régulation ou en politiques publiques.

Ce manque de production scientifique conduit à plusieurs conséquences :

- des politiques économiques inadaptées, car souvent inspirées de modèles valables pour des marchés continentaux beaucoup plus vastes,

- une compréhension insuffisante des mécanismes de productivité dans les contextes insulaires,

- un déficit d'outils d'évaluation, alors que les petites économies sont particulièrement sensibles aux effets de seuil, aux rentes de situation et aux variations de concurrence,

- une faible visibilité internationale des innovations déjà existantes dans les Outre-mer.

Il existe pourtant un champ de recherche émergent (économie des petites nations, régulation des marchés restreints, innovation dans les systèmes isolés) dans lequel les Outre-mer pourraient jouer un rôle pionnier s'ils investissaient davantage dans la production de connaissances adaptées à leur réalité.

b) Trois facteurs clés pour stimuler l'innovation

Trois leviers déterminants sont identifiés pour transformer les petites économies en espaces d'innovation, malgré leur taille limitée.

Investir dans une R&D contextualisée et adaptée aux réalités locales

Même si les budgets sont plus faibles que dans les grandes économies, les Outre-mer peuvent développer une recherche ciblée et pertinente, particulièrement dans leurs domaines d'excellence : économie bleue, biodiversité tropicale, énergies marines, gestion des réseaux isolés, technologies pour la résilience climatique.

L'enjeu n'est pas d'imiter les grands centres de recherche internationaux, mais de développer une R&D de proximité, orientée vers les solutions adaptées aux contraintes des territoires insulaires. Ce type d'innovation, frugale et spécialisée, peut créer des niches d'excellence, exportables bien au-delà de la région.

Développer des avantages comparatifs ciblés et assumés

Les économies de petite taille peuvent devenir « très fortes dans des domaines précis ». Mais cela suppose de renoncer à la dispersion des efforts et de miser sur quelques secteurs réellement porteurs, tels que : pêche et aquaculture avancée, transformation agroalimentaire tropicale, tourisme durable et haut de gamme, cosmétique naturelle issue de la biodiversité, et technologies adaptées aux milieux insulaires (eau, déchets, énergie, connectivité).

Plutôt que de vouloir tout développer, les territoires doivent identifier leurs niches, les renforcer, y concentrer leurs investissements et y associer formation, innovation et régulation. Cette logique de spécialisation permet :

- de créer de la valeur exportable,

- de protéger les filières des chocs externes,

- et d'accroître la productivité dans des secteurs réellement compétitifs.

Adopter une approche systémique plutôt qu'une addition de mesures

Une politique économique efficace ne peut plus « se contenter d'actions isolées ». Les dispositifs dispersés tels que les aides fiscales, les subventions sectorielles, et un soutien ponctuel à l'innovation, ne produisent pas d'effet durable s'ils ne s'inscrivent pas dans une stratégie intégrée, articulant :

- fiscalité adaptée aux petites économies,

- formation et montée en compétences,

- régulation sectorielle (prix, concurrence, accès au marché),

- infrastructures physiques (logistique, énergie) et numériques (connectivité, data centers),

- soutien à l'export et à l'intégration régionale.

Autrement dit, l'innovation n'est pas un silo, mais un système. Faute de cohérence, les initiatives locales peinent à changer d'échelle. Il convient donc d'adopter une approche où chaque mesure publique s'inscrit dans un schéma global visant à :

- augmenter la productivité,

- abaisser les coûts,

- stimuler la concurrence,

- renforcer la résilience,

- et développer des filières stratégiques cohérentes.

5. La régulation économique comme levier de croissance

L'un des enseignements centraux du colloque est que la régulation économique, souvent perçue comme une contrainte ou un frein à l'activité, constitue en réalité un levier stratégique de développement, particulièrement dans les économies insulaires et de petite taille.

Plusieurs intervenants ont rappelé que la régulation n'a pas seulement pour fonction d'encadrer les acteurs : elle permet aussi de corriger les déséquilibres structurels, de réduire les rentes, de stimuler l'innovation, et de créer un environnement propice à l'investissement.

a) Une régulation protectrice mais aussi incitative

Dans les Outre-mer, où les phénomènes de concentration sont structurels et où les asymétries de pouvoir économique sont marquées, la régulation joue un rôle déterminant pour garantir l'équité, soutenir l'investissement et protéger les consommateurs. Les interventions ont permis d'identifier quatre fonctions essentielles de la régulation dans les territoires ultramarins.

Un instrument de justice économique

La régulation corrige les déséquilibres inhérents aux marchés étroits. Elle encadre les positions dominantes, limite la captation de rentes, renforce la transparence et veille à ce que la concurrence ne soit pas faussée par des acteurs trop puissants ou par des barrières à l'entrée artificielles.

Dans cette perspective, la régulation n'est pas seulement un outil technique : elle incarne une exigence de justice, permettant de garantir que les entreprises opèrent dans un environnement équitable et que les consommateurs bénéficient d'un fonctionnement normal du marché.

Un moyen de protéger le pouvoir d'achat

Les débats ont montré que la régulation économique a un effet direct sur le niveau de vie des ménages. Dans les secteurs essentiels (énergie, télécommunications, transport, distribution), elle permet :

- d'encadrer les marges excessives,

- d'éviter les hausses injustifiées des prix,

- de contrôler les coûts dans les filières importatrices,

- et de favoriser la présence d'offres alternatives plus compétitives.

Cette fonction apparaît d'autant plus stratégique que la vie chère demeure l'un des principaux défis économiques et sociaux des Outre-mer. La régulation devient ainsi un levier de protection du pouvoir d'achat, fondé sur l'équité et la transparence.

Un outil pour stabiliser les règles du jeu

Les petites économies sont plus sensibles à l'incertitude. Pour les entreprises ultramarines, la stabilité des règles est une condition essentielle pour investir, recruter et se moderniser. La régulation clarifie les droits et obligations de chaque acteur, garantit la continuité des règles dans le temps, réduit les risques liés aux interventions arbitraires, crée un cadre lisible, compréhensible et prévisible.

Cette stabilisation est d'autant plus cruciale que les secteurs innovants (énergies renouvelables, numérique, économie bleue) nécessitent des investissements lourds, amortis sur de longues périodes.

Un levier pour encourager l'investissement privé

Contrairement à une perception répandue, une régulation bien conçue attire les investisseurs. En fixant des règles claires, proportionnées et stables, elle réduit l'incertitude, prévient les distorsions de marché et favorise l'arrivée de nouveaux acteurs.

Plusieurs intervenants ont montré que, dans certains secteurs, l'absence de régulation est plus pénalisante que son existence, car elle laisse place à l'imprévisibilité, à la domination de quelques opérateurs historiques et à la stagnation de l'innovation.

Le cadre européen applicable aux Outre-mer (rappelé par la Commission européenne) renforce encore cet effet positif, puisque les RUP bénéficient d'une flexibilité accrue en matière d'aides d'État et de compensation des surcoûts structurels.

b) La réalité des monopoles et oligopoles ultramarins

Les débats du colloque ont souligné une réalité incontournable : dans les économies ultramarines, la concentration n'est pas une éventualité théorique, mais une caractéristique structurelle. La taille réduite des marchés, les coûts fixes élevés et la faible profondeur des filières créent des conditions favorables à l'émergence de monopoles ou d'oligopoles, parfois naturels, souvent renforcés par des barrières à l'entrée historiques ou institutionnelles.

Cette situation n'est pas propre aux Outre-mer, mais elle y prend une intensité particulière, car les marchés sont plus sensibles aux asymétries de pouvoir et aux effets de seuil. Plusieurs intervenants ont rappelé que, dans ces contextes, l'absence de régulation conduit mécaniquement à des positions dominantes durables, avec des conséquences directes sur les prix, l'innovation et la qualité de service.

La nécessité d'une surveillance active des pratiques anticoncurrentielles

Les autorités de régulation et les parlementaires ont insisté sur l'importance d'un contrôle continu des comportements de marché. Dans des économies restreintes, même de faibles variations de pratiques commerciales peuvent fausser la concurrence, verrouiller un marché entier, empêcher l'émergence de nouveaux acteurs, et réduire les incitations à investir ou à innover.

Les abus de position dominante, ententes tacites, accords exclusifs ou restrictions verticales prennent une importance d'autant plus grande qu'ils affectent directement la formation des prix et le pouvoir d'achat des ménages. Une surveillance active est donc un outil de protection, mais aussi un instrument de dynamisation des marchés locaux.

La lutte contre les barrières artificielles à l'entrée

Plusieurs intervenants ont mis en avant l'existence de barrières à l'entrée non naturelles, héritées de structures économiques anciennes, de comportements protectionnistes ou de contraintes administratives disproportionnées. Ces barrières peuvent être contractuelles (exclusivités, accords logistiques verrouillés), réglementaires (conditions d'accès aux licences), techniques (accès aux infrastructures critiques), financières (coût d'entrée trop élevé), ou liées à la maîtrise de réseaux d'influence.

Dans des marchés étroits, même de « petites » barrières peuvent suffire à bloquer un nouvel entrant. La lutte contre ces obstacles constitue une condition préalable à la diversification des acteurs et à la baisse des prix.

Une régulation sectorielle adaptative pour les secteurs essentiels

Les secteurs structurants (télécommunications, énergie, transport maritime et aérien, distribution) exigent des dispositifs de régulation spécifiques. Plusieurs interventions ont souligné que les modèles continentaux ne peuvent être transposés tels quels dans les Outre-mer : les contraintes techniques, les coûts d'infrastructures, les volumes ou l'insularité imposent une régulation sur mesure.

Cette régulation doit tenir compte des coûts fixes incompressibles, garantir un accès équitable aux infrastructures essentielles, prévenir les comportements tarifaires abusifs, assurer la continuité du service, et encadrer la structure des marchés lorsque la concurrence totale est impossible.

Les télécommunications ont notamment été citées comme un secteur où la régulation joue un rôle décisif pour limiter les rentes, encourager l'investissement et améliorer la qualité de service.

Un droit européen flexible, adapté à la réalité des petits marchés

La Commission européenne a rappelé que le droit de la concurrence dispose d'une plasticité importante, permettant de l'adapter aux contraintes spécifiques des Outre-mer. Contrairement à certaines idées reçues, le cadre européen autorise des compensations de surcoûts, des interventions ciblées dans les secteurs dominés, des aides publiques à forte intensité, une appréciation contextualisée des pratiques concurrentielles.

Les RUP bénéficient ainsi d'un régime particulier, conçu pour tenir compte de l'éloignement, de la dépendance logistique, des coûts structurels, et des déséquilibres intrinsèques des marchés. Cette flexibilité ouvre des marges de manoeuvre que les territoires n'utilisent pas encore pleinement.

c) La question des données économiques

L'un des constats les plus largement partagés au cours du colloque concerne le manque de données économiques fiables, complètes et harmonisées dans les Outre-mer. Comme l'a résumé un intervenant : « Nous avons un gros déficit de chiffrage, de connaissance, de données économiques. »

Ce déficit informationnel constitue un frein majeur à la conception, à l'évaluation et à l'ajustement des politiques publiques. Il limite la capacité des autorités de régulation, des collectivités et des acteurs économiques à appréhender correctement la structure des marchés, les mécanismes de formation des prix et la réalité des marges, et complique le calibrage des aides publiques comme l'évaluation de leur efficacité.

Un manque de données à la fois structurel, méthodologique et institutionnel

Les intervenants ont souligné que cette carence ne résulte pas uniquement d'un déficit de production statistique, mais de plusieurs facteurs combinés :

- l'hétérogénéité des sources, rendant difficile toute comparaison interterritoriale,

- la discontinuité temporelle des séries statistiques, empêchant l'analyse des tendances de fond,

- une granularité insuffisante, en particulier dans les secteurs concentrés ou stratégiques,

- un manque de transparence dans certaines filières d'importation, de distribution ou de logistique,

- l'absence de données systématiques sur les coûts, les marges, les stocks et les circuits de valeur.

Dans des marchés étroits, où chaque acteur peut peser significativement sur les indicateurs globaux, cette faiblesse statistique est d'autant plus problématique. Elle rend indispensable une information économique fine, harmonisée et régulièrement actualisée.

Un dynamisme entrepreneurial réel mais insuffisamment documenté

L'INSEE a rappelé que, contrairement à certaines idées reçues, les Outre-mer connaissent un véritable dynamisme entrepreneurial avec un rythme soutenu de créations d'entreprises, l'émergence de nouveaux secteurs, la vitalité des services et du numérique. Toutefois, ce dynamisme reste difficile à analyser et à accompagner, faute de données précises sur les coûts de production et d'importation, les marges par maillon de filière, les niveaux de concentration sectorielle ou la structure des prix à la consommation. Il en résulte une situation paradoxale : un écosystème économique vivant, mais mal connu, et donc plus difficile à soutenir efficacement par des politiques publiques ciblées.

Un obstacle majeur pour la régulation et l'action publique

Plusieurs intervenants ont insisté sur le fait que ce manque de données affaiblit directement l'efficacité de la régulation économique. Il limite la capacité à détecter les abus de position dominante, à identifier les rentes dans les filières sensibles, à évaluer l'impact des dispositifs de soutien, à définir des tarifs régulés ou des mécanismes de compensation adaptés, et à garantir la transparence vis-à-vis des citoyens et des entreprises. Ce déficit statistique réduit également la portée du débat démocratique, en privant les décideurs publics et les citoyens d'une base factuelle solide pour éclairer les choix économiques.

La nécessité d'un observatoire économique pérenne et partagé

Dans ce contexte, la création d'un observatoire économique des Outre-mer, évoquée par plusieurs intervenants, apparaît comme une réponse structurante. Un tel dispositif permettrait d'harmoniser les données entre territoires, de produire des indicateurs réguliers sur les filières clés, d'intégrer les dimensions logistiques et concurrentielles, de centraliser les informations sur les prix, les marges et les coûts de production, et d'appuyer tant les autorités de régulation que les collectivités dans leurs analyses et leurs décisions.

Un observatoire partagé constituerait ainsi un socle indispensable pour renforcer la qualité de l'action publique, améliorer la transparence économique et préparer des politiques plus efficaces, plus lisibles et mieux acceptées.

d) Relations entre régulation et vie chère

La question de la vie chère a traversé l'ensemble des échanges comme un enjeu central, mais trop souvent laissé en arrière-plan. L'un des intervenants l'a formulé sans détour : « La vie chère est l'éléphant dans la pièce ». Autrement dit, elle constitue le problème majeur, visible de tous, mais rarement traité à la hauteur de ses effets économiques et sociaux.

Dans les Outre-mer, où les ménages consacrent une part plus importante de leur revenu aux dépenses essentielles, la régulation économique joue un rôle déterminant pour contenir les coûts, limiter les rentes et améliorer la transparence. Les débats ont permis d'identifier plusieurs leviers structurels d'action.

Renforcement de la concurrence dans les flux import-export

Une part significative des prix à la consommation s'explique par les coûts d'importation et par la structuration des filières logistiques. Plusieurs intervenants ont souligné que la dépendance aux importations, combinée à la faible diversité des opérateurs, peut entraîner des situations où les coûts logistiques sont répercutés sans contrôle, les marges se concentrent sur certains maillons, la faiblesse de la concurrence limite la baisse des prix.

Renforcer la concurrence sur ces maillons critiques (transport maritime, transit, stockage, distribution) constitue un levier essentiel pour réduire les prix finaux.

Ouverture contrôlée des marchés à de nouveaux acteurs, notamment régionaux

Les marchés ultramarins souffrent souvent d'un manque d'acteurs alternatifs. Plusieurs interventions ont insisté sur l'intérêt d'ouvrir, de manière contrôlée et progressive, l'accès à des entreprises issues des régions voisines (Pacifique Sud, Caraïbes, Océan Indien), permettant d'introduire une pression concurrentielle nouvelle, de stimuler l'innovation, d'améliorer la qualité et la diversité de l'offre, de réduire les positions de rente historiques.

Cette ouverture ne doit pas être anarchique ; elle nécessite une régulation sectorielle précise, garantissant l'équilibre entre attractivité et protection des filières locales.

Améliorer la transparence sur les prix, les marges et la structure des filières

L'un des constats récurrents du colloque est l'opacité des circuits économiques dans certains secteurs clés (importation alimentaire, carburants, construction, télécommunications). Sans transparence, les pouvoirs publics ne peuvent ni comprendre la formation des prix ni identifier les maillons où se concentrent les marges. Les intervenants ont appelé à :

- une publication régulière de données sur les prix et les marges,

- des analyses comparatives interterritoriales,

- un meilleur suivi des coûts logistiques,

- une obligation de transparence renforcée dans les filières dominantes.

La transparence apparaît ainsi comme une condition préalable à toute action efficace contre la vie chère.

Utilisation active du droit de la concurrence pour prévenir et corriger les abus

Les autorités ont rappelé que le droit de la concurrence ne doit pas rester un outil théorique. Dans les Outre-mer, il doit être utilisé de manière proactive pour empêcher les opérations de concentration susceptibles de verrouiller durablement un marché, sanctionner les abus de position dominante lorsqu'ils affectent les prix ou la qualité, contrôler les pratiques restrictives dans l'import-distribution, garantir l'accès équitable aux infrastructures essentielles, et faciliter l'entrée de nouveaux acteurs.

Plusieurs intervenants ont souligné que certaines opérations de concentration, acceptables dans de grands marchés, peuvent être dangereuses dans des économies de petite taille, où elles réduisent drastiquement la concurrence.

6. Intégration régionale et coopération inter-territoires

La coopération régionale a été identifiée comme l'un des gisements de croissance les plus sous-exploités des Outre-mer. Plusieurs intervenants ont rappelé le paradoxe suivant : alors que les territoires ultramarins sont situés au coeur de zones dynamiques (Asie-Pacifique, Caraïbes, Amérique du Sud, Afrique orientale, océan Indien) leurs échanges économiques restent majoritairement tournés vers la métropole, au prix de coûts logistiques élevés et d'une dépendance accrue aux importations lointaines.

L'intégration régionale n'est pas seulement une question de commerce : elle constitue un levier de diversification, de résilience et de compétitivité, essentiel pour dépasser la contrainte de la petite taille des marchés locaux.

a) Développer les échanges avec les pays voisins

Les témoignages des acteurs économiques ont mis en lumière les difficultés persistantes à établir des flux commerciaux réguliers avec les pays voisins. Des entrepreneurs réunionnais ont notamment souligné la complexité des échanges avec Madagascar ou Maurice, alors même que la proximité géographique pourrait permettre une réduction des coûts logistiques, une diversification des importations, des partenariats industriels ou agricoles, un accès facilité à des marchés régionaux de plusieurs millions d'habitants.

Les obstacles identifiés incluent des normes non alignées, des cadres douaniers rigides, des infrastructures portuaires insuffisantes ou peu coordonnées, un manque d'accords bilatéraux opérationnels, et des incitations économiques limitées.

Plusieurs intervenants ont plaidé pour une diplomatie économique renforcée, ainsi que pour des partenariats institutionnels visant à fluidifier les échanges au sein des zones naturelles d'influence.

b) S'appuyer sur les bassins de vie naturels

Le colloque a mis en avant l'idée que chaque territoire ultramarin doit concevoir sa stratégie de développement non pas seulement dans son lien avec la France hexagonale, mais en fonction de son bassin de vie régional. Cette approche géoéconomique permet de replacer les Outre-mer dans leurs environnements naturels :

- Pacifique Sud pour la Polynésie française et la Nouvelle Calédonie, avec des ponts possibles vers la Nouvelle-Zélande, l'Australie, les Fidji et les Samoa,

- Arc antillais pour la Martinique et la Guadeloupe, avec des connexions vers la Dominique, Sainte-Lucie, Haïti ou Cuba,

- Océan Indien pour La Réunion et Mayotte, avec Madagascar, Maurice, les Seychelles ou le Mozambique,

- Amérique du Nord pour Saint Pierre et Miquelon,

- Plateforme amazonienne et caribéenne pour la Guyane, avec le Brésil, le Suriname et les Caraïbes continentales.

Cette logique s'inscrit dans l'idée que les Outre-mer peuvent devenir des noeuds régionaux, en participant activement aux chaînes de valeur régionales et en développant des alliances économiques et universitaires.

Elle permet également de réduire la dépendance aux importations lointaines et d'accroître la résilience face aux chocs logistiques mondiaux.

c) Faire entrer de nouveaux acteurs régionaux

Le développement de la coopération régionale ne repose pas seulement sur des accords institutionnels : il implique aussi une diversification des acteurs économiques présents dans les territoires. Plusieurs intervenants ont indiqué que l'arrivée de nouveaux opérateurs, notamment régionaux, pourrait briser la concentration dans certains secteurs clés (logistique, transport, distribution, numérique), offrir des alternatives de service à un meilleur coût, stimuler l'innovation et la modernisation des infrastructures, renforcer la concurrence dans les filières d'import-export, diminuer les coûts structurels liés au transport et au stockage.

Cette ouverture doit toutefois être encadrée par une régulation sectorielle adaptée, afin d'assurer une concurrence loyale, la protection des filières locales, et un équilibre entre attractivité économique et souveraineté.

La présence de nouveaux acteurs régionaux est perçue comme un moyen concret de créer un écosystème économique plus diversifié, moins dépendant des opérateurs historiques, et mieux intégré à son environnement immédiat.

7. Vers un modèle productif ultramarin

Les travaux du colloque convergent vers une conviction largement partagée : la croissance ultramarine est non seulement possible, mais atteignable, à condition de sortir des schémas traditionnels et de repenser le modèle productif à l'échelle de chaque territoire. Les Outre-mer ne pourront relever leurs défis structurels qu'en opérant un véritable changement de paradigme, fondé sur l'innovation, la régulation, la diversification et l'intégration régionale.

a) Sortir de l'opposition stérile entre consommateurs et entreprises

Plusieurs intervenants ont insisté sur la nécessité d'abandonner une vision trop répandue, selon laquelle les intérêts des consommateurs seraient mécaniquement opposés à ceux des entreprises. Selon les mots d'un participant : « Cette logique de confrontation est dépassée ».

L'avenir repose sur un modèle où les acteurs économiques, les ménages, les institutions et les autorités de régulation partagent un objectif commun : l'amélioration du bien-être et de la prospérité collective. Ce nouveau modèle suppose une régulation lisible et prévisible. Elle doit sécuriser les entreprises, protéger les consommateurs et offrir un cadre clair pour l'investissement et l'innovation.

Des entreprises soutenues mais responsables

Les aides publiques doivent accompagner la montée en gamme, la modernisation, la gouvernance et la transition écologique, tout en évitant les comportements de rente.

Un accompagnement structuré des filières locales

Il s'agit de renforcer les secteurs stratégiques (économie bleue, agriculture, numérique, énergie), d'améliorer leur productivité et de soutenir leur exposition à l'export.

Une politique d'innovation ambitieuse

Elle doit s'appuyer sur la recherche locale, les savoir-faire endogènes, l'expérimentation et les niches technologiques où les Outre-mer disposent d'avantages comparatifs.

b) Des actions prioritaires se dégagent clairement

Au terme des échanges, un ensemble de priorités apparaît avec une remarquable convergence entre les intervenants. Elles dessinent les contours d'un modèle productif ultramarin renouvelé, plus résilient, plus compétitif et plus inclusif.

Construire un modèle productif propre à chaque territoire

Chaque Outre-mer dispose de ressources, d'atouts et de contraintes spécifiques : biodiversité exceptionnelle, potentiel maritime, richesse agricole, capacité d'innovation, position géostratégique. Le modèle productif doit s'adapter à ces réalités, en évitant les approches uniformes ou importées, et en valorisant les filières réellement porteuses. Enfin, ce modèle doit obéir à une gouvernance claire, partagée et prévisible, articulant les responsabilités de l'État, des collectivités et des acteurs économiques, afin d'assurer la cohérence des politiques publiques, la stabilité des règles du jeu et la continuité des investissements dans le temps. Dans ce cadre, la collectivité mère de chaque territoire pourrait être clairement identifiée comme chef de file « développement économique », via une agence de développement, laquelle hébergerait l'ensemble des ressources (Etat, collectivités) mobilisables.

Stabiliser les outils de soutien

Les entreprises ont exprimé un besoin clair : prévisibilité, simplification et stabilité. Cela suppose une lisibilité accrue des dispositifs fiscaux, des financements pérennes, des règles de verdissement adaptées aux contraintes locales, des circuits administratifs simplifiés.

Accroître la concurrence et la régulation sectorielle

La concentration économique étant structurelle, il est indispensable de réduire les rentes, faciliter l'entrée de nouveaux acteurs, encadrer les filières essentielles (import-export, énergie, télécoms), utiliser pleinement le droit de la concurrence pour corriger les abus. Cette action est directement liée à la lutte contre la vie chère.

Renforcer les données économiques

L'un des manques les plus criants identifiés est l'absence de données fiables, harmonisées et régulières. La création d'un observatoire économique permanent apparaît comme une priorité absolue. Ses missions incluraient un suivi des prix et des marges, une cartographie des coûts logistiques, une analyse des concentrations, une évaluation des filières stratégiques, et un appui aux régulateurs et aux collectivités.

Intensifier la coopération régionale

L'intégration régionale permettrait de diversifier les débouchés, abaisser les coûts logistiques, attirer de nouveaux acteurs, créer des chaînes de valeur régionales, renforcer la souveraineté économique. Les Outre-mer doivent devenir des noeuds régionaux de croissance, connectés à leurs bassins naturels.

Soutenir l'innovation et la montée en gamme

L'innovation est le levier permettant aux petites économies d'échapper à la stagnation. Les territoires doivent bénéficier de dispositifs moins contraints, mieux dotés et mieux adaptés pour financer la R&D locale, développer leurs niches technologiques, moderniser leurs entreprises, favoriser les transitions écologique et numérique, encourager les investissements à forte valeur ajoutée.

8. Conclusion

Le colloque marque une étape importante dans la réflexion nationale sur les Outre-mer : celle d'un passage assumé du constat à l'action, d'une analyse éclatée à une vision structurante, d'un débat dispersé à une ambition partagée. Les intervenants ont exprimé une volonté claire : faire de la croissance ultramarine non pas un sujet périphérique, mais un enjeu stratégique pour l'ensemble de la République.

Les discussions ont révélé une conviction commune : les territoires ultramarins disposent de ressources, de talents et de leviers d'innovation considérables, mais ces atouts ne produiront pleinement leurs effets que si l'action publique parvient à « irriguer » concrètement les territoires (selon l'expression d'un intervenant) autrement dit, à faire en sorte que la « tuyauterie » institutionnelle, administrative et réglementaire laisse réellement l'eau arriver au bon endroit.

Cela suppose une régulation lisible et stable, des données économiques fiables, une concurrence saine et dynamique, un accompagnement structuré des filières, des outils de soutien adaptés, une coopération régionale renforcée, et une politique d'innovation ambitieuse.

Loin d'être un frein, la régulation apparaît ainsi comme l'un des piliers d'un développement ultramarin juste, efficace et ambitieux. Elle garantit l'équité dans les marchés de petite taille, protège le pouvoir d'achat, sécurise l'investissement et oriente les territoires vers des trajectoires productives plus résilientes et plus durables.

Le colloque ouvre donc une voie : celle d'un nouveau récit économique ultramarin, fondé sur la confiance, la transparence, la responsabilité partagée et la transformation structurelle. Un récit où les Outre-mer ne sont plus envisagés sous le seul prisme des contraintes, mais comme des espaces d'innovation, de croissance et de solutions, pleinement intégrés au projet national.

L'enjeu désormais est de faire de cette vision une stratégie opérationnelle, portée par des politiques publiques cohérentes et par un partenariat renouvelé entre l'État, les collectivités, les entreprises, les chercheurs et les populations. C'est à ce prix que la croissance ultramarine pourra s'enraciner, se diffuser et contribuer durablement à l'équilibre, à la prospérité et à la souveraineté de la République.

Propositions

Les propositions suivantes sont issues des travaux réalisés lors de la préparation du colloque. Destinées à alimenter la réflexion publique, elles ne sauraient engager tout ou partie des intervenants.

Proposition n°1 : création d'un Observatoire national des données économiques ultramarines

Objectif : Remédier au déficit de données.

Contenu :

- Production trimestrielle des données coûts/marges/prix.

- Accès obligatoire des entreprises dominantes aux régulateurs (obligation de transmission).

- Coordination INSEE-régulateurs sectoriels.

- Publication ouverte des indicateurs.

- Obligation de transmission des données sous astreinte administrative en cas de refus répété.

- Interopérabilité numérique obligatoire avec INSEE et DGCCRF.

Proposition n°2 : clarification et sécurisation pluriannuelle des dispositifs fiscaux ultramarins

Objectif : prévisibilité pour les entreprises.

Contenu :

- Obligation d'étude d'impact spécifique ultramarine pour toute réforme fiscale.

- Création d'un « guichet unique fiscal ultramarin ».

- Clause de stabilité législative de 5 ans inscrite dans le CGI pour certains secteurs (énergie, transport, agro-transformation).

Proposition n°3 : adaptation du droit de la concurrence aux marchés de petite taille

Objectif : accroître l'efficacité de la régulation dans les RUP.

Contenu :

- Critères spécifiques pour les concentrations en marchés restreints.

- Pouvoir renforcé pour conditionner les fusions (désinvestissement, obligations d'accès).

- Définition légale d'« infrastructure essentielle ultramarine » et « marché ultramarin à forte concentration structurelle ».

Proposition n°4 : création d'un régime sectoriel de transparence logistique

Objectif : lutter contre la vie chère.

Contenu :

- Publication obligatoire des coûts de fret, transit, stockage.

- Transparence des marges dans l'importation-distribution (similaire à l'énergie).

- Encadrement des exclusivités verticales abusives.

- Registre public numérique des tarifs logistiques imposé aux transitaires et armateurs.

Proposition n°5 : intégration régionale économique renforcée

Objectif : réduire la dépendance vis-à-vis de l'Hexagone.

Contenu :

- Mandat donné aux collectivités pour conclure des accords bilatéraux logistiques, sanitaires et douaniers.

- Création de plateformes portuaires régionales.

- Facilitation de l'entrée d'acteurs régionaux (Pacifique, Caraïbes, océan Indien).

Proposition n°6 : programme national « petites économies innovantes »

Objectif : stimuler la R&D contextualisée.

Contenu :

- Fonds dédié à l'innovation ultramarine (R&D, expérimentation publique).

- Soutien aux pôles d'excellence (économie bleue, énergies marines, biodiversité, agro-transformation).

- Dispositif type « Small markets innovation testbed ».

Proposition n°7 : encadrement renforcé des pratiques anticoncurrentielles en Outre-mer

Objectif : lutter contre les rentes.

Contenu :

- Réduction des seuils pour que l'ADLC/autorités locales puissent intervenir plus tôt.

- Sanctions aggravées en cas d'abus dans les marchés essentiels (télécoms, énergie, distribution).

- Obligation de partage des infrastructures en cas de domination structurelle.

Proposition n°8 : stratégie nationale pour la souveraineté alimentaire ultramarine

Objectif : réduire la dépendance.

Contenu :

- Fonds de diversification agricole.

- Programme de transformation locale (fruits tropicaux, horticulture, agro-transformation durable).

- Sécurisation du foncier agricole.

Proposition n°9 : développement de l'économie bleue ultramarine

Objectif : exploiter un potentiel économique majeur.

Contenu :

- Plan national de valorisation des bioressources marines.

- Lignes budgétaires pour algoculture, aquaculture, biotechnologies et recherche océanique.

- Plateformes de transformation locale dans les ports.

Proposition n°10 : transparence des prix dans les secteurs essentiels

Objectif : lutter contre la vie chère.

Contenu :

- Obligation d'information renforcée (prix, marges, coûts, stocks).

- Outils de comparaison publique des prix de l'énergie, des télécoms et de la distribution alimentaire.

Proposition n°11 : package « Stabilité de l'investissement ultramarin »

Objectif : sécuriser l'investissement privé.

Contenu :

- Cadre législatif de stabilité pour 10 ans dans les secteurs infrastructurels.

- Garantie publique partielle sur certains investissements lourds.

- Simplification du code des marchés publics ultramarin (modèle polynésien/inspiré RUP).

Proposition n°12 : création d'un mécanisme d'expérimentation économique ultramarin

Objectif : faire des Outre-mer des laboratoires économiques.

Contenu :

- Possibilité d'expérimenter des dispositifs fiscaux, réglementaires ou concurrentiels pour 5 ans.

- Évaluation obligatoire, ouverture à généralisation.

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