B. UNE GESTION MEDIOCRE DES CRISES

Lorsqu'on veut illustrer l'incapacité de l'Europe à influencer la vie internationale, on souligne souvent qu'elle ne sait ni gérer les conflits, ni les prévenir.

Il s'agit là de deux aspects très différents des choses et si l'on doit malheureusement admettre que l'Union a connu peu de réussite dans le règlement des crises, il en est tout autrement du problème de la prévention des conflits.

1. La prévention des conflits : un mauvais procès

Lorsqu'une crise éclate, c'est à l'évidence que les tentatives pour la prévenir n'ont pas été couronnées de succès. Mais comment peut-on apprécier l'excellence d'une politique de prévention puisque, par définition, elle se traduit par l'absence d'événement ?

Accuser l'Union d'incapacité dans sa politique de prévention constitue donc un bien mauvais procès : inutile, compte tenu des crises ouvertes avérées auxquelles l'Europe n'a pu faire face, et fort injuste car son action extérieure se caractérise, au contraire, par un fort contenu préventif.

Ainsi, celui-ci a trouvé sa traduction dans le domaine des exportations d'armes, le code de conduite sur les exportations d'armements conventionnels ayant été adopté par le Conseil le 8 juin 1998. Il organise notamment un dispositif d'information entre les pays membres sur leurs exportations respectives d'armes pour qu'un pays tiers se voyant refuser une autorisation d'achat ne puisse recourir à un autre Etat membre de l'Union.

La réussite du pacte de stabilité en Europe de l'Est , première action commune de l'Union, est aussi une illustration positive de la politique de prévention européenne.

Pour limiter les risques de tension après l'éclatement du bloc socialiste, l'Union a ainsi organisé, en mai 1994, une conférence de lancement d'un pacte de stabilité en Europe. Très largement inspiré d'une initiative du premier ministre français, M. Edouard Balladur, ce pacte prévoyait l'organisation de relations de bon voisinage entre Etats. Sur cette base, des traités ont ainsi pu être conclus entre la Lituanie et la Pologne, la Lituanie et la Biélorussie, ainsi que la Roumanie et la Hongrie.

Plus généralement, on peut considérer que l'Europe se préoccupe de la prévention des déséquilibres, par une approche économique, globale, menée sur le long terme. Désamorcer les conflits sociaux, protéger l'environnement, veiller aux équilibres démographiques et migratoires, influer sur les négociations commerciales internationales, c'est aussi faire acte diplomatique ; une diplomatie sans vaine gloire, peut être, mais qui n'est pas sans effet.

La véritable défaillance des outils que peut mettre en oeuvre l'Europe se mesure lorsqu'elle est confrontée à une situation de conflit ouvert et d'agression , de celles qui cristallisent les sentiments de l'opinion publique et font subir aux gouvernements une pression médiatique sans cesse croissante. L'histoire récente a fourni plusieurs illustrations de la faiblesse des possibilités d'action au niveau européen.

2. La PESC à l'épreuve de la guerre

Deux conflits ont particulièrement mis à mal la crédibilité de l'Europe et de sa capacité à jouer les médiateurs dans leur règlement, pour des raisons différentes : en Europe centrale, pour des motifs liés notamment à l'existence de divergences d'opinions entre Etats membres, en Afrique subsaharienne, du fait d'une mauvaise analyse des situations et du désintérêt de certains Etats membres pour cette guerre lointaine.

a) Dans l'ex-Yougoslavie.

Dès l'éclatement des hostilités entre les Serbes, les Slovènes et les Croates, en juin 1991, l'Union prend, dans un premier temps, l'initiative de susciter les accords de Brioni pour le maintien de la Fédération yougoslave. Dans le même temps, une démarche franco-allemande propose d'établir une force de maintien de la paix de l'UEO en Croatie. Cette proposition n'aboutit pas en raison des désaccords entre l'axe Paris-Bonn et Londres et très vite, le Conseil européen s'efface devant l'ONU. Le 8 octobre 1991, M. Cyrus Vance est nommé médiateur de l'ONU, et c'est le Conseil de sécurité des Nations Unies qui jouera un rôle déterminant dans l'évolution de la crise yougoslave durant les deux années suivantes.

A la suite des échecs successifs des plans Vance-Owen, Owen-Stoltenberg et Juppé-Kinkel, un groupe de contact des Cinq, associant l'Allemagne, les Etats-Unis, la France, la Grande-Bretagne et la Russie, prend le pas sur l'ONU. C'est en définitive la diplomatie américaine qui impose la fin du conflit , au cours de l'été 1995, grâce aux initiatives de M. Richard Holbrooke.

C'est surtout dans la gestion militaire du conflit que les performances européennes sont médiocres : aucune contribution en matière de forces terrestres n'est venue de l'UEO. Les apports de troupes au sein de la Forpronu ont été effectués à titre national, essentiellement par la France, la Grande-Bretagne et l'Espagne. Les opérations aériennes ont été conduites par l'OTAN sous commandement américain. Les responsabilités incombant à l'UEO en tant qu'organisation de défense européenne, ont uniquement concerné l'embargo fluvial sur le Danube et l'aide à la gestion, par l'Union européenne, de la ville de Mostar. La quasi inexistence de l'UEO dans le conflit bosniaque est d'autant plus flagrante que, à cette époque même, il était procédé à un renforcement substantiel de cette organisation.

En revanche, les aides financières apportées par l'Union européenne à l'ex-Yougoslavie ont été considérables : elles se sont élevées à près de 780 millions d'écus, soit 60 % des dépenses d'assistance humanitaire accordées à cette région, auxquels s'ajoutent 100 millions d'écus destinés à la ville de Mostar. Depuis la signature des accords de Dayton, l'Union européenne a doté la Bosnie d'un programme Phare de 400 millions d'écus pour la période 1996-1999.

Diverses raisons peuvent expliquer l'absence européenne dans la crise bosniaque. D'abord, des divergences entre Etats membres sur l'opportunité d'une reconnaissance diplomatique des Républiques. Ensuite, l'hostilité constante de la Grande-Bretagne à l'association de l'UEO comme organe militaire de l'Union. Enfin, l'extrême dépendance militaire des européens à l'égard des Etats-Unis et des moyens de l'OTAN, alors même qu'il n'existait pas, au fond, de totale convergence d'analyse entre les intérêts américains -plutôt favorables aux musulmans bosniaques- et franco-britanniques, soucieux de maintenir une politique de neutralité humanitaire.

b) Dans la région des grands lacs

• Au Rwanda

Avant le déclenchement de la crise du printemps 1994, l'Union s'est peu impliquée dans la situation rwandaise et a maintenu toutes ses coopérations en dépit des atteintes aux droits de l'Homme qu'on signalait déjà.

Lorsque la guerre a éclaté, elle s'est bornée à rendre publiques quelques déclarations et les Etats membres ont privilégié la voie de l'ONU. Les divergences entre les partenaires ont conduit la France à prendre seule en charge l'opération " Turquoise " dans l'ouest du pays : une intervention de l'Union, aurait nécessité l'adoption d'une action commune, qui ne recueillait pas l'unanimité.

Ce n'est que six mois après le début de la crise et du génocide, que l'Union s'est accordée sur un moins-disant politique : l'adoption d'une position commune, le 24 octobre 1994, donnant la priorité au retour des réfugiés. Une première tranche de 67 millions d'écus - dont 5 destinés à l'envoi sur place d'observateurs des Droits de l'Homme - a été affectée à un programme de réhabilitation. Les actions, axées classiquement sur le développement économique et social, ont certes été utiles, mais il aurait sans doute fallu apporter aussi un soutien aux partis politiques capables de constituer un contrepoids à l'option militaire.

Sur les 350 millions d'écus d'aide accordés par la Commission en 1994, 280 millions ont été consacrés à l'action humanitaire en faveur des deux millions et demi de réfugiés, 80 millions à l'aide alimentaire et 67 millions au programme de réhabilitation du pays.

Au sein de l'Union, des divergences opposaient les Etats membres sur l'évaluation de la crédibilité à accorder aux nouvelles autorités rwandaises. La France, plutôt réservée sur ce point, finit par rejoindre la position commune soutenue par la Présidence allemande. Cette décision a comporté un réel intérêt politique : notamment, en disqualifiant les responsables rwandais agissant dans les camps, l'Union a empêché que des milices créent une force crédible sur le plan international. En ce sens, elle a joué un rôle réel dans la seconde phase de la crise. Une position commune adoptée plus tôt, prise sur le fondement d'une analyse partagée, aurait peut-être pu produire un effet préventif dans la région des grands lacs.

• Au Congo

En novembre 1996, à la suite de la rébellion dans l'Est Zaïre, les forces sous commandement de Laurent-Désiré Kabila, avec l'aide des tutsis zaïrois -et celle, inavouée, de l'armée rwandaise- ont attaqué des camps de réfugiés accueillant plus d'un million de personnes, pour l'essentiel hutus. A la suite de cette attaque, 850.000 réfugiés sont rentrés au Rwanda entre novembre et décembre 1996, mais plus de 200.000 personnes ont disparu entre novembre 1996 et le printemps 1997, disparitions qui sont actuellement l'objet d'une enquête de l'ONU.

A l'époque, une tentative canadienne d'envoi d'une force multinationale (FMN) a échoué, devant les résistances américaines et avec le consentement tacite de quelques pays européens qui ont ignoré le nouveau massacre qui était en train de se produire. L'UEO a été sollicitée par le Conseil européen afin d'étudier quelle pourrait être sa contribution. Les lourdeurs administratives, mais surtout le veto britannique opposé par le gouvernement Major, n'ont pas permis la moindre conclusion positive, aussi minime soit-elle, de contribution de l'UEO à effort humanitaire.

Le problème avait des causes plus lointaines. Au Conseil " Affaires Générales " du 28 octobre 1996, Mme Emma Bonino déclarait, que " les temps de la politique, et notamment ceux de la PESC, ne sont pas toujours compatibles avec l'évolution des situations de crises déclarées. On discute désormais depuis deux ans de l'exigence de trouver une solution politique à cette crise humanitaire, sans issue. L'humanitaire ne peut et ne doit constituer un alibi pour l'absence de volonté politique ".

Le Haut Commissariat aux Réfugiés a également fait appel, en vain pendant ces deux années, à la communauté internationale pour qu'elle intervienne afin de séparer, dans les camps, les éléments armés des véritables réfugiés.

Qu'en fin de compte la seule issue ait été celle de la violence n'a surpris personne. La communauté internationale a laissé se dégrader la situation sans jamais montrer de signe de vouloir vraiment intervenir.

Si les mécanismes de la PESC n'ont pas fonctionné, c'est aussi parce que celle-ci semble souvent reposer sur des analyses très approximatives. Dans ce cas, il a été consacré beaucoup d'énergie à la recherche d'une " solution globale " qui, manifestement, avait très peu de chances de se matérialiser.

3. Les dysfonctionnements de la PESC

L'absence d'une véritable politique étrangère de l'Union dans ces conflits récents ne peut s'expliquer de manière unique, mais on peut dégager quelques constantes qu'il est essentiel de souligner.

Une cause fondamentale :

la faiblesse essentielle de l'Union, tient à sa défaillance politique : les Etats membres n'ont pas encore surmonté les divergences de fond qui les opposent sur la conception même de la PESC.

Des causes formelles :

- la cohérence entre le premier et le deuxième pilier demeure insuffisante. La Commission, ne s'estime pas liée juridiquement par les actions communes mais, en même temps, elle entend revendiquer d'avoir, dans la PESC, le rôle premier que lui assignent les traités au titre des relations extérieures de la Communauté.

- la PESC manque de visibilité dans les conflits géographiques, comme pour les initiatives horizontales (non prolifération...).

- l'Union secrète une diplomatie de réaction plutôt que d'initiatives : elle a surtout recours aux sanctions plutôt qu'aux incitations ; elle intervient de façon ponctuelle en matière de droits de l'Homme, sans que l'on perçoive la stratégie de promotion globale qu'elle souhaite mettre en oeuvre ; et surtout, c'est une diplomatie essentiellement déclaratoire : plus de quarante déclarations ont été produites sur le Kosovo dans les derniers mois....

- en matière de sécurité et de défense, le bilan de l'UEO est médiocre, que cela soit le fait de l'obstruction de certains partenaires ou des lenteurs propres à cette organisation.

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