M. Ronan Dantec. Très bonne question !
M. Jean-Pierre Corbisez. Ce qui est certain, c'est que nous ne devons pas procéder à du cas par cas législatif, ce qui serait non seulement chronophage pour nous, parlementaires, mais aussi, comme l'a souligné notre collègue Philippe Folliot, source d'iniquité entre les projets et entre les territoires.
Mon groupe et moi-même sommes très attachés à la séparation des pouvoirs fondateurs de notre République, ainsi qu'au respect du pouvoir judiciaire, lequel a rendu une décision contre laquelle l'État fait désormais appel. On ne peut pas dire qu'un juge est hors sol…
Si la décision du tribunal administratif peut s'entendre, elle arrive très tardivement et elle risque d'être lourde de conséquences pour les finances publiques, alors même que le projet est déjà bien engagé et que plusieurs collectivités locales – cela a été rappelé – en sont parties prenantes.
Telles sont les raisons pour lesquelles, à titre personnel et comme ma collègue Marie-Claude Varaillas, je voterai cette proposition de loi. Mon groupe, en revanche, votera majoritairement contre, pour les raisons précédemment exposées.
M. Ronan Dantec. Cela me rassure !
M. Jean-Pierre Corbisez. J'appelle toutefois à ne pas poursuivre la fuite en avant.
Le 21 mai prochain, si la cour d'administrative d'appel accorde un sursis à exécution de l'annulation de l'autorisation environnementale et que, dans l'attente de la décision du tribunal au fond, le chantier peut théoriquement reprendre, j'estime qu'il sera malgré tout plus sage d'attendre la décision définitive pour reprendre les travaux, afin de ne pas courir le risque d'un gaspillage supplémentaire d'argent public. Au sein de cette assemblée, qui s'est toujours montrée particulièrement attentive à la dépense publique, il est de notre devoir d'y veiller, mes chers collègues. (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE et INDEP.)
M. le président. La parole est à M. Jacques Fernique. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
M. Jacques Fernique. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, « toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ».
Nous examinons aujourd'hui une proposition de loi qui entend contourner deux décisions de justice en accordant un blanc-seing politique à un projet destructeur, la liaison autoroutière entre Castres et Toulouse.
Il arrive que des décisions de justice déplaisent. C'est la vie démocratique. Ce n'est pas un problème, c'est même une preuve de bonne santé.
Aujourd'hui, nous débattons de la frontière entre le législatif et le judiciaire, et de la légitimité d'un Parlement à se substituer aux juges à une semaine de leur prise de décision. Pire, le législateur crée un précédent grave. En tentant d'influencer une cour de justice à quelques jours de son audience, le Gouvernement, lui, perturbe le cours du droit.
Cette proposition de loi répond non pas à une urgence ni même à une nécessité sociale ou environnementale indiscutable, mais à une forme d'entêtement. Surtout, elle fait primer une volonté politique sur l'État de droit, en bafouant le jugement rendu par le tribunal administratif de Toulouse le 27 février 2025.
Les magistrats ont en effet estimé que le projet « ne répond pas à une raison impérative d'intérêt public majeur au sens des dispositions du c) de l'article L. 411-2 du code de l'environnement ». Ces dispositions sont claires : une atteinte aux espèces protégées ne peut être tolérée qu'en présence d'un intérêt économique ou social majeur.
Le juge motive sa décision point par point – aucun critère de dérogation n'est éludé, les critères étant cumulatifs. Je vous en donne lecture, mes chers collègues : « les bénéfices d'ordre social que le projet litigieux est susceptible d'apporter, lesquels sont, somme toute limités, ne sauraient caractériser une raison impérative d'intérêt public majeur » ; « les motifs économiques avancés pour justifier un tel projet ne sauraient caractériser l'existence d'une raison impérative d'intérêt public majeur » ; « les motifs de sécurité avancés ne sauraient davantage caractériser l'existence d'une raison impérative d'intérêt public majeur ».
M. Franck Dhersin, rapporteur. Plus de vingt morts !
M. Jacques Fernique. Vous avez bien entendu : social, économique, de sécurité. C'est bien plus large, mon cher collègue François Bonhomme, que quelques chiroptères ou autres libellules. (M. François Bonhomme rit.)
Que fait notre rapporteur ? De fait, cher Franck Dhersin, vous balayez d'un revers de la main l'avis du tribunal, et ce sans produire d'analyse environnementale ni d'étude économique détaillée. Vous affirmez sans vraiment démontrer, vous avancez sans vraiment prouver.
À la rigueur juridique du tribunal, vous opposez des justifications politiques vaguement ébauchées, si peu argumentées et à peine assumées.
Et puis, nous découvrons que les mesures de compensation environnementale prendront fin une fois les travaux terminés. C'est un comble ! Autrement dit, on détruit, on compense tant bien que mal et, dès que le bitume est coulé, la nature peut se débrouiller seule. Ce n'est pas seulement inefficace, c'est irresponsable ! Allez donc voir sur le terrain, dans le département dont je suis élu, en Alsace, l'état actuel accablant des compensations du grand contournement ouest de Strasbourg.
Que dire, par ailleurs, de l'argument économique ? Aucune étude sérieuse ne démontre que cette autoroute favorisera le développement durable des territoires traversés.
Alors oui, l'État, censé incarner la puissance publique et la neutralité de la justice, a choisi de commencer les travaux avant même que le recours ne soit purgé. C'est une entorse grave au principe de séparation des pouvoirs. Faut-il vraiment importer le modèle trumpiste de mépris des contre-pouvoirs ? (M. François Bonhomme ironise.)
Quant au coût supposé d'un arrêt des travaux, nous avons encore une fois été mal informés, voire trompés. En réalité, ce projet coûte déjà cher en biodiversité, en argent public, en crédibilité démocratique.
Pourquoi une telle proposition de loi ? Pour gagner quelques mois, selon les mots mêmes des promoteurs du texte. Quelques mois, alors que ce projet est en gestation depuis plus de quinze ans ! C'est un texte à visée occupationnelle pour les politiques que nous sommes et un signal adressé aux partisans de l'autoroute.
Notre époque a fait de la simplification et du détricotage ses mots d'ordre. Vous y ajoutez les atteintes à l'État de droit, mes chers collègues.
En validant cette proposition de loi, vous créez un dangereux précédent. Vous instaurez les conditions pour que, demain, n'importe quel projet contesté en justice puisse passer en force.
Je reviendrai enfin sur le gentleman's agreement en vertu duquel les textes examinés dans le cadre de niches parlementaires sont soit des textes spécifiques dont l'objet, restreint, est relativement consensuel, soit des textes d'affirmation politique qui n'ont pas vocation à aboutir. Or ce texte par lequel vous tentez de contourner la loi n'est ni l'un ni l'autre. C'est une première, quasi historique.
Cette proposition de loi ne pouvant pas relever de notre gentlemen's agreement, nous avons déposé une motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité. (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
M. le président. La parole est à M. Hervé Gillé. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Hervé Gillé. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous examinons aujourd'hui une proposition de loi aux implications profondes tant sur les plans économique, financier et juridique que dans le domaine institutionnel.
Il ne s'agit pas ici d'un débat pour ou contre l'A69. Ce n'est pas un débat sur la pertinence ou la non-pertinence d'une infrastructure ni sur la réalité des attentes locales. C'est un débat sur le respect de l'État de droit, sur la place du juge dans notre démocratie et sur les limites qu'impose notre Constitution au pouvoir législatif lui-même.
M. Guy Benarroche. Absolument !
M. Ronan Dantec. Tout à fait !
M. Hervé Gillé. Ce texte comporte un article unique visant à valider rétroactivement deux arrêtés, l'un interdépartemental, l'autre préfectoral, qui ont été suspendus par le juge administratif en février dernier, au motif que le projet de liaison autoroutière Castres-Toulouse ne répondait pas à une raison impérative d'intérêt public majeur, condition indispensable à toute dérogation au régime de protection des espèces et habitats protégés.
Cette décision du tribunal administratif n'est pas isolée. Elle s'inscrit dans le cadre très clair posé par le code de l'environnement transposant la directive européenne 92/43/CEE du 21 mai 1992 concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages, dite directive Habitats.
Le droit est clair : lorsqu'un projet porte atteinte à des espèces protégées, trois conditions strictes doivent être réunies pour que l'État puisse accorder une dérogation : l'absence d'alternatives, la préservation de l'état de conservation des espèces et, surtout, la démonstration d'une raison impérative d'intérêt public majeur.
M. Philippe Folliot. C'est ce qu'on a fait !
M. Hervé Gillé. Or le juge – et c'est son rôle – a estimé que cette dernière condition n'était pas remplie en l'espèce, malgré la déclaration d'utilité publique prononcée en 2018, laquelle a été confirmée par le Conseil d'État en 2021.
Le juge a opéré une distinction entre utilité publique et intérêt public majeur, lesquels relèvent de deux procédures différentes. Une telle distinction est conforme au droit.
La présente proposition de loi entend contourner cette décision de justice en validant a posteriori, par la loi, des autorisations administratives devenues illégales. Est-ce le rôle du Parlement de se substituer au juge lorsque l'on n'est pas satisfait d'une décision de justice ? Est-ce notre rôle de créer un précédent en validant rétroactivement un acte administratif suspendu, alors même que des recours sont en cours d'instruction ?
Sauf report éventuel, la cour administrative d'appel de Toulouse devrait se prononcer le 21 mai prochain. Nous verrons bien.
Le calendrier d'examen de cette proposition de loi, présentée en urgence, avant même que la justice ait terminé son travail, envoie un message trouble, celui d'un Parlement qui interviendrait pour sauver un projet juridiquement en difficulté, au mépris du principe de séparation des pouvoirs.
Sur le fond, le texte soulève d'importants risques constitutionnels. Dans une décision du 5 mars dernier, le Conseil constitutionnel a clairement rappelé que l'intérêt public majeur ne peut être reconnu par la loi que pour certains projets spécifiques, notamment les projets relevant de la souveraineté nationale ou de la transition écologique, les projets de production d'énergies renouvelables ou nucléaire ou des projets comme la reconstruction de Notre-Dame de Paris. Nous en sommes loin ! En tout état de cause, les projets d'infrastructures routières ne relèvent pas de cette catégorie.
Si elle était adoptée, cette proposition de loi pourrait donc être censurée par le Conseil constitutionnel, ce qui créerait encore davantage de confusion juridique, d'incertitude et d'instabilité pour l'ensemble des parties prenantes du projet.
À ceux qui évoquent les coûts de suspension du chantier, les risques d'indemnisation ou encore les inquiétudes économiques, je réponds clairement que ces inquiétudes sont légitimes. Mais ce risque n'a été créé ni par le droit ni par le juge. Il est la conséquence de la décision de commencer les travaux avant l'épuisement des recours. La prudence aurait dû prévaloir. Or la responsabilité d'une telle précipitation ne peut pas être reportée sur le Parlement.
Le Gouvernement devrait du reste être à l'origine de cette initiative. Je tiens à saluer votre position courageuse, monsieur le ministre : vous n'en avez rien fait ! Vous laissez au Parlement le soin de le faire, sans vous positionner. Il faut reconnaître que cela interroge.
M. Hervé Gillé. Au stade où en est ce chantier, un retour en arrière serait lourd de conséquences. Sans doute faudra-t-il donc le poursuivre.
Cette affaire montre la nécessité de réfléchir de manière apaisée et constructive à une amélioration de la sécurité juridique des projets, pour l'ensemble des parties prenantes. Lors de l'examen du projet de loi de simplification de la vie économique, il avait été proposé que la raison impérative d'intérêt public majeur puisse être reconnue plus tôt, dès le stade de la déclaration d'utilité publique, pour éviter que les projets ne soient arrêtés en plein chantier. Ce débat légitime est devant nous. Il nous revient de le rendre possible, mes chers collègues, et ce à plus forte raison que, n'ayant pas défini clairement cette raison impérative d'intérêt public majeur, nous avons laissé au juge le soin d'en apprécier le périmètre. Nous sommes donc les premiers fautifs.
Certains collègues estiment que les juges seraient hors sol. Si l'on me propulsait juge administratif, je serais particulièrement hors sol, car je méconnaîtrais mon sujet ! Les juges administratifs, eux, connaissent leur sujet, et c'est parce que nous n'avons pas défini clairement dans la loi la notion de raison impérative d'intérêt public majeur qu'il leur est revenu d'en apprécier le périmètre !
Plutôt que la présente proposition de loi, monsieur le rapporteur, nous devrions donc examiner une proposition de loi visant à clarifier la notion de raison impérative d'intérêt public majeur et à qualifier les projets qui en relèvent ou non le plus en amont possible, de manière à éviter les recours successifs.
M. Franck Dhersin, rapporteur. C'est ce que nous faisons !
M. Hervé Gillé. En l'occurrence, l'État est responsable, car il a volontairement mobilisé la raison impérative d'intérêt public majeur pour tenter d'accélérer les procédures, ce qui a ouvert la porte à de nouveaux recours et à de nouvelles interprétations juridiques.
Pour toutes ces raisons, le groupe SER, dans sa grande majorité, ne prendra pas part au vote. Si nous pouvons entendre et comprendre les intérêts des parties prenantes à ce projet, nous estimons en effet que toute procédure parlementaire visant à fragiliser l'État de droit est avant tout un signe de fragilité politique. (Très bien ! et applaudissements sur les travées des groupes SER, GEST et CRCE-K.)
M. le président. La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion de la motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.
Exception d'irrecevabilité
M. le président. Je suis saisi, par MM. Dantec, Fernique, Benarroche et G. Blanc, Mme de Marco, MM. Dossus et Gontard, Mme Guhl, MM. Jadot et Mellouli, Mmes Ollivier et Poncet Monge, M. Salmon et Mmes Senée, Souyris et M. Vogel, d'une motion n° 1.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l'article 44, alinéa 2, du règlement, le Sénat déclare irrecevable la proposition de loi relative à la raison impérative d'intérêt public majeur de la liaison autoroutière entre Castres et Toulouse (n° 585, 2024-2025).
La parole est à M. Ronan Dantec, pour la motion. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
M. Ronan Dantec. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, comme Jacques Fernique vient de le rappeler, « toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ». Or nul ne connaît mieux la Constitution qu'un sénateur, puisque celui-ci fait toujours sienne la phrase que le président Larcher aime à rappeler, selon laquelle « il ne faut toucher à la Constitution que d'une main tremblante » !
Je ne sais pas si la main des auteurs de cette proposition de loi a tremblé au moment de l'écrire ou de la déposer. Il me paraît qu'à tout le moins ils ne devaient pas avoir en tête l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, qui est le socle de la Constitution de 1958, comme cela est précisé dans la première phrase de son préambule.
Comme l'indiquait Hervé Gillé, la question qui nous est posée ce matin n'est pas la suivante : « Êtes-vous pour ou contre le doublement de la route existante entre Toulouse et Castres par une autoroute payante ? » Mais bien celle-ci : « Sommes-nous respectueux des principes mêmes de la Constitution ? »
En toute liberté, et de manière très étayée dans son délibéré, le tribunal administratif de Toulouse a considéré, par deux jugements en date du 27 février 2025, que deux projets, parmi lesquels la création d'un axe autoroutier entre Castres et Toulouse, ne répondaient pas à une raison impérative d'intérêt public majeur, telle que la loi la définit, et a donc annulé les deux autorisations environnementales de ces projets.
Pour étayer sa décision de ne pas retenir la qualification de raison impérative d'intérêt public majeur – on ne le souligne pas suffisamment –, le tribunal administratif s'est référé à la définition des infrastructures prioritaires introduite par la proposition de loi sénatoriale visant à faciliter le désenclavement des territoires, votée à la quasi-unanimité par le Sénat en 2019, qui précise qu'« aucune partie du territoire français métropolitain continental [ne doit être] située soit à plus de cinquante kilomètres ou de quarante-cinq minutes d'automobile d'une unité urbaine de 1 500 à 5 000 emplois, d'une autoroute ou d'une route aménagée pour permettre la circulation rapide des véhicules ».
Castres étant, selon Waze, à 48 kilomètres de l'A68, et une vitesse de 63 kilomètres par heure étant aujourd'hui accessible à la plupart des véhicules, cette liaison ne satisfait donc pas aux critères d'une infrastructure prioritaire tels que le Sénat les avait définis.
Je ne doute pas que, pour forger leur conviction, les juges du tribunal administratif ont tenu compte de cette définition, par laquelle, un an après la déclaration d'utilité publique de 2018, les sénateurs, dans leur sagesse légendaire et à la quasi-unanimité, ont exclu la liaison Castres-Toulouse du périmètre des infrastructures prioritaires. De nombreux sénateurs d'Occitanie – je dispose de la liste – défendaient alors ce texte.
Aussi, il paraît délicat d'affirmer aujourd'hui que le Sénat doit inscrire dans la loi que ce projet répond à une raison impérative d'intérêt public majeur, quand un grand nombre de sénateurs, dont certains soutiennent aujourd'hui la présente proposition de loi, pensaient l'inverse six ans plus tôt.
Pensez-vous vraiment que, dans de telles conditions, le Conseil constitutionnel jugera qu'il s'agit finalement d'un motif d'intérêt général impérieux, mes chers collègues ? Je ne crois pas, du reste, que ce caractère impérieux ait été justifié à ce stade – je crois même que le mot n'a pas encore été prononcé –, mais je ne doute pas que notre collègue Rochette le fera dans un instant. J'attends son intervention avec intérêt.
M. Pierre Jean Rochette. Oui, j'arrive !
M. Ronan Dantec. Nous ne sommes qu'au début d'un festival de trouvailles législatives à faire sursauter dans leur tombe les pères de la Constitution et à faire saliver d'envie tous les avocats spécialistes du droit constitutionnel.
Prenez par exemple l'utilisation de la loi de validation pour tenter d'effacer des tablettes la décision du tribunal administratif, mes chers collègues.
Historiquement, une loi de validation a pour objet de prévenir l'annulation, par le juge administratif, de certaines décisions entachées d'un vice de forme mineur, et, donc, d'éviter une annulation aux conséquences disproportionnées. En l'occurrence, nous avons passé le stade de la prévention…
On détourne donc le principe même de la loi de validation en intervenant après la première décision du tribunal administratif, sur un sujet qui – ce n'est rien de le dire – ne fait pas consensus.
De nombreux maires du territoire – j'en ai aussi la liste – ont toujours manifesté leur refus de ce projet. C'est un dossier qui divise politiquement, nous le savons. Utiliser une loi de validation, prévue par le législateur comme un texte consensuel pour régler des difficultés spécifiques, crée de manière évidente un très grave précédent.
Cela veut-il dire, monsieur le rapporteur – votre avis nous intéresse –, que, dès qu'un projet sera annulé par le tribunal, le Parlement déposera aussitôt une loi de validation ? On voit bien la fuite en avant qui se profile et l'engorgement du Parlement qui s'ensuivra.
Ce n'est pas sérieux, mes chers collègues.
Monsieur le rapporteur, sur quelles lois de validation de même importance vous êtes-vous appuyé pour considérer qu'il ne s'agissait pas, en l'espèce, d'un détournement du principe même des lois de validation, lequel est pourtant clairement précisé par le Conseil constitutionnel, notamment dans sa décision du 14 février 2014 ?
De plus, et surtout, une loi de validation doit, par principe, respecter la Constitution, notamment l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, et, partant, le principe de séparation des pouvoirs. Telle est à mes yeux la question majeure : intervenir, à quelques jours d'une décision de justice, par une loi de rectification d'urgence, n'est-il pas constitutif d'une grave remise en cause du principe socle de l'article 16 de notre loi fondamentale ?
Dois-je rappeler, par ailleurs, que l'article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l'homme interdit toute ingérence du pouvoir législatif dans l'administration de la justice ?
Il ne manquerait plus qu'un sénateur prétende que les juges administratifs sont hors sol ! (Sourires.) Heureusement, personne n'a rien dit…
Ces questions nous taraudent, mes chers collègues, et nous aurions pu interroger le rapporteur sur les sentiments que suscitait chez lui cette urgence à convoquer le Parlement, mais ce n'est plus nécessaire, car il nous a déjà répondu.
En proposant, par l'amendement n° 4, d'introduire les termes « sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée », M. le rapporteur, que je salue, nous a déjà répondu que, face au méga-problème qui se présente à lui, il tente de colmater la brèche. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
M. François Bonhomme. C'est du mauvais esprit !
M. Loïc Hervé. Ce n'est pas le cas !
M. Ronan Dantec. Des esprits mal intentionnés pourraient voir, dans une telle proposition, une forme de fébrilité, voire de bricolage législatif, mais, pour ma part, j'estime que votre honnêteté vous honore, et je vous en remercie, monsieur le rapporteur. (Sourires.)
M. Franck Dhersin, rapporteur. Je ne me prends pas pour un juge constitutionnel, moi !
M. Ronan Dantec. Certains opposants à l'A69 m'en voudront peut-être de lancer l'alerte de la sorte. En tout état de cause, chers défenseurs de cette autoroute payante, si vous voulez éviter d'alerter le Conseil constitutionnel pour rien, ne mettez pas vous-mêmes des phrases d'excuse dans le texte. C'est un peu comme si Maradona, après avoir éliminé l'Angleterre d'un but de la main, était allé voir l'arbitre pour lui dire : « Tu as vu ? J'ai triché, mais c'est la main de Dieu ! » (Rires et applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
M. Loïc Hervé. C'est clair !
M. Ronan Dantec. Je ne suis pas certain que la cour administrative d'appel aujourd'hui et, demain, le Conseil constitutionnel, apprécieront l'intervention de la main, même tremblante, du Sénat. Vous me pardonnerez cette métaphore footballistique, qui, sur ce projet situé en pays de rugby, n'était sans doute pas du meilleur goût, mes chers collègues ! (Sourires.)
Voulez-vous d'autres arguments juridiques ? Savez-vous par exemple que le Conseil constitutionnel refuse les lois de validation totale ? Si la cour d'appel voulait se montrer chafouine après cette intervention du pouvoir politique – qui n'a, heureusement, pas qualifié sa décision d'ubuesque (Sourires.) –, pourrait donc évoquer d'autres motifs pour maintenir l'annulation de l'autorisation environnementale. J'espère que l'on vous a informés de cette petite difficulté supplémentaire, mes chers collègues.
Comme il me reste un peu de temps, je ferai enfin un peu de publicité pour le bassin économique de Castres-Mazamet. (Sourires.)
Je citerai tout d'abord le document de référence que constitue le jugement du tribunal administratif : « le bassin de Castres-Mazamet ne saurait être qualifié, sur le plan du dynamisme démographique, comme étant en situation de décrochage. […] Si le bassin de Castres-Mazamet est le seul de cette importance à ne pas être relié à la métropole toulousaine par une infrastructure de type autoroutière, il résulte de l'instruction qu'il dispose de tous les services des gammes de proximité et intermédiaire, d'un centre hospitalier, de formations primaires à universitaires, d'équipements de tourisme, d'hypermarchés, de laboratoire de recherches, notamment, qui lui permettent une certaine autonomie. […] Dans ces conditions, le bassin de Castres-Mazamet dispose de services et d'équipements de qualité, qui, s'ils ne sont pas du niveau de ceux offerts au sein de la métropole toulousaine, ne sont toutefois pas, sur un plan qualitatif, significativement moindres. »
Sans la campagne de dénigrement systématique orchestrée par les partisans de l'autoroute A69 dont ce bassin d'emploi fait l'objet, on aurait presque envie d'y vivre ! Mais il faut dire qu'avec autant de promoteurs, ce territoire n'a pas besoin d'ennemis ! (Applaudissements sur les travées du groupe GEST. – Protestations sur les travées du groupe UC.)
M. Philippe Folliot. C'est scandaleux !
M. Ronan Dantec. Bien que seule une route départementale aussi peu goudronnée que les ribines des courses cyclistes du Tro Bro Leon relie Castres à la civilisation toulousaine, il ne semble pas, au vu des chiffres de l'Insee, que cette commune soit en situation d'effondrement économique et démographique. Nous voilà donc rassurés !
M. Philippe Folliot. Quelle honte !
M. Ronan Dantec. En bref, en rejetant tout de suite ce texte dangereux et mal ficelé, nous gagnerons du temps, de l'énergie et de la sérénité ! (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
M. le président. La parole est à M. Pierre Jean Rochette, contre la motion.
M. Pierre Jean Rochette. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, bien entendu, je m'opposerai à cette motion déposée par les sénateurs du groupe écologiste, et, pour ce faire, je répondrai de manière très factuelle, en quatre points, aux arguments avancés par ses auteurs.
Ces derniers affirment premièrement que, par cette proposition de loi, il serait procédé à un détournement de la fonction des lois de validation, lesquelles ne viseraient en principe que des motifs d'annulation de minime importance, tels que des vices de forme.
Si, traditionnellement, les lois de validation ont en effet été fréquemment utilisées pour prévenir des annulations résultant de vices de procédure, il est tout à fait admis qu'elles puissent porter sur des motifs de fond. La jurisprudence du Conseil constitutionnel compte d'ailleurs de nombreux exemples de cet usage des lois de validation, y compris en matière de projets d'infrastructures.
Une disposition de validation relative à la déclaration d'utilité publique du projet de tramway de Strasbourg avait par exemple été adoptée dans la loi du 18 janvier 2005 de programmation pour la cohésion sociale. Le juge administratif avait alors prononcé l'annulation de cette déclaration d'utilité publique pour des motifs tenant notamment aux insuffisances pointées dans le travail de la commission d'enquête publique.
S'agissant du motif d'intérêt général devant justifier l'intervention du législateur, il va de soi que le juge constitutionnel examine avec une exigence renforcée les dispositions de validation relatives à des motifs de fond. J'y reviendrai ultérieurement, mais il me semble qu'en l'espèce la robustesse de ces motifs est bien démontrée.
De manière plus générale, le recours à des lois de validation est une pratique courante qui permet, dans certains cas particuliers et à condition de respecter strictement les exigences fixées par la Constitution, de conforter la sécurité juridique de situations déjà constituées et de prévenir les conséquences dommageables d'annulations contentieuses.
Le deuxième argument des auteurs de la présente motion a trait à l'articulation de cette proposition de loi avec la procédure juridictionnelle en cours.
Le texte proposé n'a nullement pour but d'influer ou de faire pression sur le dénouement du litige devant le juge d'appel, comme le soutiennent les auteurs de la motion, que ce soit au fond ou dans le cadre du sursis à exécution sollicité par l'État.
Comme cela a été rappelé, le législateur ne saurait substituer son analyse à celle du juge d'appel, et j'estime qu'il est en l'occurrence pleinement dans son rôle, puisqu'il s'efforce de prévenir la mise en péril d'un intérêt public majeur en cas d'arrêt définitif du projet d'A69, d'une part, et de concilier la protection et la mise en valeur de l'environnement et le développement économique et le progrès social, d'autre part.
La réalisation du projet d'A69 s'inscrit en outre pleinement dans le cadre fixé par le législateur dans la loi du 24 décembre 2019 d'orientation des mobilités (LOM).
J'ajoute que si la disposition en cause neutralise le motif tiré de l'absence présumée de raison impérative d'intérêt public majeur (RIIPM) du projet d'autoroute A69, l'autorisation préfectorale dont il fait l'objet demeure attaquable devant le juge administratif pour tout autre motif, y compris les deux autres conditions exigées par le code de l'environnement au titre de la dérogation « espèces protégées ». Le contrôle juridictionnel de l'acte validé demeure donc possible, comme l'exige la jurisprudence constitutionnelle.
Enfin, le Conseil constitutionnel n'interprète pas le principe de séparation des pouvoirs comme proscrivant par principe le recours à des lois de validation lorsqu'une annulation a été prononcée en première instance. En effet, sa jurisprudence est constante : ce principe interdit au législateur de remettre en cause des décisions de justice ayant force de chose jugée. Or ce n'est pas le cas de cette proposition de loi.
Je reviens à la décision du Conseil constitutionnel relative au chantier du tramway de Strasbourg : la disposition en cause a finalement été censurée au motif que sa portée était trop large et que les motifs d'intérêt général invoqués étaient insuffisants, et non pas parce qu'une procédure d'appel était pendante.
Troisièmement, comme le soulignent les auteurs de la motion, seuls d'« impérieux motifs d'intérêt général » peuvent justifier le recours à une loi de validation. Or, en l'espèce, ces motifs sont bien démontrés, tant du point de vue des bénéfices attendus du projet qu'au regard des conséquences dramatiques qu'emporterait son abandon définitif pour l'intérêt général.
Ces motifs sont avant tout d'ordre démographique. Nous ne sommes pas tous d'accord sur la question, mais, pour ma part, j'ai plutôt tendance à croire les sénateurs qui vivent sur le territoire concerné.