M. Mickaël Vallet. C'est vrai !

Mme Cécile Cukierman. En 2017, le discours de la Sorbonne promettait une souveraineté européenne et une autonomie stratégique.

Huit ans plus tard, où en sommes-nous ? Les dirigeants européens acceptent désormais docilement une charge douanière de 15 % sur nos exportations vers les États-Unis. Nous sommes passés d'une dépendance au gaz russe à une dépendance au gaz de schiste américain, plus coûteux, plus polluant, profondément contraire aux intérêts de nos industries. Vous me répondrez sans doute que tel n'est pas le cas, monsieur le Premier ministre, mesdames les ministres, au motif de la soi-disant sécurisation d'une filière du gaz naturel liquéfié ; mais, dans les faits, nous sommes loin d'en maîtriser entièrement la chaîne et nous ne savons pas vraiment d'où vient cette énergie.

Sur le plan stratégique, l'autonomie nous échappe tout autant. Depuis 2019, la Commission européenne s'aligne sur la qualification américaine selon laquelle la Chine serait une « rivale systémique », actant le retour à cette bonne vieille guerre froide : des gentils d'un côté, de l'autre des méchants.

Cette orientation nous conduit à refuser toute mesure protectionniste à l'égard des États-Unis, pourtant dopés par des subventions massives via l'Inflation Reduction Act, pour concentrer nos attaques sur la Chine, alors même que nombre de nos industries dépendent des matières premières et des technologies de ce dernier pays. Cette fuite en avant fait planer le risque d'une catastrophe industrielle en cas de guerre commerciale ouverte.

Nous nous sommes également laissés entraîner dans une prolongation de la guerre en Ukraine qui n'a rien d'accidentel. Trump serait prétendument le seul à vouloir mettre un terme à ce conflit interminable dont il ne veut en réalité assurer l'issue, quel qu'en soit le prix pour le peuple ukrainien, que pour mieux mener, demain, une autre guerre ailleurs dans le monde.

L'escalade a déjà coûté la vie à plus de 350 000 soldats ukrainiens et russes. Cette stratégie a été encouragée par les États-Unis et le Royaume-Uni, jusqu'au moment où ces pays ont décidé que l'investissement n'était plus rentable. Après avoir tenté d'imposer un accord de paix prédateur par lequel il espérait contrôler l'extraction des ressources minières ukrainiennes, Donald Trump négocie directement avec la Russie.

Au lieu de tirer les leçons de cette débâcle stratégique, une large partie de l'establishment militaire français et européen persiste et signe dans sa volonté de laisser la guerre se poursuivre coûte que coûte, certains allant même jusqu'à dire que pour faire la paix nous devons faire la guerre.

Mme Cécile Cukierman. Notre double standard est d'ailleurs éclatant : silence face au massacre commis au Proche-Orient par les autorités israéliennes ; indifférence face à la guerre de procuration au Soudan ; complaisance face au pillage des ressources en République démocratique du Congo… Ce qui guide l'action européenne, ce ne sont ni des valeurs universelles ni des principes, ce sont des intérêts impérialistes et économiques.

Monsieur le ministre, l'heure est venue de nous parler sincèrement, en exposant nos désaccords sans détour. La guerre, ce sont des vies humaines qui disparaissent. La posture martiale dans laquelle, par vos discours, le Président de la République et vous-même nous entraînez, jusqu'à l'intervention un peu sidérante du chef d'état-major des armées lors du congrès des maires, cette posture, disais-je, prépare l'opinion à une guerre qui serait une fatalité, ou en tout cas la seule solution.

J'ai en mémoire les premières images, glaçantes, du film Joyeux Noël, salué par toute la critique lors de sa sortie : au début de la guerre de 14-18, ces premières images montrent des enfants allemands et des enfants français élevés dans la haine de l'autre, comme préparés à ce conflit dont nous connaissons l'issue.

Tout ce que vous nous avez vendu, monsieur le Premier ministre, notamment le respect des règles de l'Union européenne, et en particulier celle selon laquelle le déficit ne doit pas excéder 3 % du PIB, peut éclater dès lors que l'endettement sert à satisfaire aux besoins de l'armement. Que nous soyons en train de faire la guerre, les industriels de l'armement s'en accommodent volontiers, pour ne pas dire plus ; les logiques de spéculation financière auxquelles ils se prêtent nous empêchent de contrôler pleinement notre stratégie de défense nationale, d'autant qu'un certain nombre d'entre eux sont soumis à des capitaux étrangers.

Nous, membres de l'Otan, voulons-nous oui ou non rester sous la coupe d'un homme, Donald Trump, qui cherche non pas à faire la paix, mais à régler des conflits aujourd'hui pour mieux en ouvrir d'autres demain ?

De cela, nous ne voulons pas. C'est pourquoi, monsieur le Premier ministre, sans surprise et dans la continuité de notre positionnement politique constant, nous voterons contre votre déclaration. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K.)

M. le président. La parole est à Mme Mireille Jouve, pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE. – Mmes Patricia Schillinger et Ghislaine Senée applaudissent également.)

Mme Mireille Jouve. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mesdames les ministres, mes chers collègues, les mots ont un sens. Nous le savons tous, même si certains, vivant selon le rythme et les modes éphémères des réseaux sociaux, l'oublient fréquemment. Quand nous venons nous cogner au réel, nous en prenons douloureusement conscience : « guerre », « paix », « défense »…

Trois ans après l'invasion de l'Ukraine, un an après l'élection de Donald Trump, alors que les fractures s'approfondissent, chacun reconnaît que la benoîte tranquillité dans laquelle l'Europe s'était installée a vécu. Et les mots, souvent galvaudés par nos sociétés médiatiques, retrouvent toute leur signification.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, notre pays a bien sûr connu des conflits dramatiques, avec leur lot de pleurs, de souffrances, de deuils. Reconnaissons qu'une accumulation de crises efface la sérénité que le lent, fort et complexe processus de construction de l'Europe des Vingt-Sept a fait prospérer. Et l'Europe de se réveiller avec « la gueule de bois », oserai-je dire en des termes tout à fait prosaïques.

Pendant de nombreuses décennies, notre chère Commission européenne et nos dirigeants, quels qu'ils soient, se sont mués en techniciens pour discourir de la taille des bananes, de l'uniformisation du camembert ou de la présence d'organismes génétiquement modifiés (OGM) dans les tomates.

Cédant au mirage du grand marché, d'une libre concurrence non faussée et protégée par le parapluie américain, ils ont oublié d'être des politiques, c'est-à-dire, notamment, de mettre en place une réelle politique de défense, indispensable pour accompagner une paix que nous pensions immuable.

Bien des explications peuvent être avancées. La France dispose d'une place, garantie par sa force nucléaire, au Conseil de sécurité des Nations unies. L'Allemagne entendait tourner la page des années sombres.

Laissons l'histoire et regardons la réalité. « Dans les épreuves décisives on ne franchit correctement l'obstacle que de face  », affirmait François Mitterrand. Depuis 2022, nous ne vivons plus en temps de paix et nous avons de légitimes raisons d'être inquiets quand le droit international et les institutions garantes dudit droit ne constituent plus la sage référence d'un certain nombre de chefs d'État.

Face à cette déliquescence et aux menaces qui l'accompagnent, les dirigeants autant que les militaires sont en alerte. Ils mesurent la faiblesse politique de l'Europe face à la folie populiste d'États qui conjuguent agressivité économique et attitudes belliqueuses en tout genre.

Les mots forts prononcés le 11 décembre dernier, à Berlin, par Mark Rutte, secrétaire général de l'Otan, sonnent comme un avertissement glacial : « Nous devons nous préparer à une guerre semblable à celle de 39-45. »

À ces paroles, d'aucuns haussent les épaules et présentent l'indispensable réarmement comme une ruse. Ils font preuve, je le dis avec tristesse, d'une naïveté coupable.

Je vois vos regards médusés et interrogateurs, mes chers collègues : quand va-t-elle parler de notre stratégie de défense et des moyens qu'elle appelle ? Avec une pointe de provocation, je vous répondrai que je le fais depuis ma première phrase.

Si la stratégie de défense nationale, les moyens supplémentaires et les efforts industriels qu'elle impose d'engager concernent notre territoire et nos concitoyens, cette stratégie ne peut en effet être élaborée sans le continent européen.

Elle doit également intégrer des approches maritimes en Indo-Pacifique, où nous devons rester une puissance d'initiative et de solution.

Et elle ne saurait ignorer les grands fonds marins, longtemps considérés comme des espaces inaccessibles et mystérieux, qui émergent aujourd'hui comme un enjeu stratégique majeur.

Monsieur le Premier ministre, je le dis avec sincérité et gravité, vous avez réellement contribué à la trajectoire de progression que nous appelons de nos vœux : en 2026, le budget de la défense sera porté à 57,1 milliards d'euros.

Je me félicite aussi de l'instauration, en octobre dernier, du livret d'épargne défense souveraineté.

De même, la base industrielle et technologique de défense, écosystème bien coordonné et compétitif, conçu avec la volonté de préserver l'autonomie stratégique et la sécurité de la France, doit nous permettre de profiter d'une supériorité technologique et d'une robustesse de notre chaîne d'approvisionnement. Notre BITD doit de surcroît se déployer en lien avec la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE), dont nos collègues Pascal Allizard et Hélène Conway-Mouret, auteurs d'un récent rapport à ce sujet, soulignent qu'il faut en muscler l'ambition.

Dans le cadre de la LPM, entre 5 milliards et 7 milliards d'euros de financements nouveaux devront être mobilisés pour répondre à l'augmentation, à raison d'environ 17,5 milliards d'euros d'ici à 2030, du volume des carnets de commandes.

Se renforcer, se moderniser, répondre vite et bien à chacun des défis à relever – capacité de dissuasion nucléaire, sous-marins d'attaque nucléaire, spatial militaire, défense surface-air et lutte anti-drone, limitation de notre dépendance technologique, réserves de munitions, défense antimissile balistique, préparation de la guerre d'attrition… : comme vous le voyez, si je n'entends pas céder à la tentation de dresser un inventaire à la Prévert, la liste des chantiers est bien longue.

C'est pourquoi je dis oui aux moyens supplémentaires ; cette mobilisation, nous la devons aux générations futures, à notre pays, mais aussi à l'Europe, qui doit se dégager de sa dépendance à l'égard de l'industrie militaire américaine.

Le plus difficile des défis sera toutefois non pas le financement de ce qu'on appelle l'économie de guerre, mais son acceptation globale. Voyez, à cet égard, quelle émotion – quelles critiques – ont suscité les propos tenus par Fabien Mandon, chef d'état-major des armées, à l'occasion du congrès des maires, lorsqu'il a indiqué qu'il fallait se préparer, donner la priorité à la production de défense au détriment d'autres missions budgétaires, donc « souffrir économiquement ».

La levée de boucliers qui a suivi ces mots nous invite à une indispensable inflexion des explications, à un effort de pédagogie et d'information qui ne cède pas aux facilités de la propagande.

C'est à ce prix, c'est avec cet accompagnement, c'est avec ces efforts que chacun pourra comprendre que cette politique de défense du vieux continent, quelquefois malmené, souvent décrié, voire raillé, est une des conditions de sa survie. Cette politique de défense, j'y insiste, est le prix de notre liberté, cette liberté dont nous sommes pétris depuis soixante-dix ans et dont nous voulons que les générations futures profitent elles aussi.

Dans ces conditions, le groupe du RDSE votera, dans un consensus tout républicain, en faveur de la trajectoire haussière proposée, c'est-à-dire en faveur de moyens supplémentaires accordés à la défense nationale et à notre BITD, tout en demandant un débat au Parlement sur le retour à un service militaire. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE. – MM. Marc Laménie et Jean-Baptiste Lemoyne applaudissent également.)

M. le président. La parole est à M. Guillaume Gontard, pour le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)

M. Guillaume Gontard. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mesdames les ministres, mes chers collègues, je tiens d'abord à rappeler, afin de lever d'emblée toute ambiguïté, que les écologistes partagent sans aucune réserve le constat que vous venez de formuler, monsieur le Premier ministre, et que Mark Rutte, secrétaire général de l'Otan, a encore précisé la semaine dernière.

Nous n'avons donc aucun doute sur le fait que, depuis près de quatre ans, notre avenir et celui de l'Union européenne se jouent sur les rives du Donbass.

Nous savons tout ce que nous devons à l'héroïsme des soldats et du peuple ukrainiens. Nous n'avons aucun doute sur les intentions de Vladimir Poutine, prêt à sacrifier toute une classe d'âge – déjà plus de 1 million de victimes russes – pour repousser les frontières de la Fédération de Russie jusqu'aux anciennes limites de l'Union soviétique.

Nous n'avons aucun doute sur la fuite en avant de celui qui a tourné son pays tout entier vers la guerre en y consacrant 40 % de son budget et 70 % de son industrie lourde, mettant la Russie au ban des nations démocratiques. Poutine ne peut plus reculer : il doit être vaincu.

Nous n'avons aucun doute sur le fait qu'aucune paix, objectif cardinal de notre mouvement politique depuis son origine, ne sera atteignable dans un monde régi par le rapport de forces entre les empires, et qu'il nous faut consentir à ce rapport de forces en défendant le droit international pour préserver ce que nous sommes, nous, Européens.

Nous avons soutenu le Gouvernement sans réserve, depuis le premier jour, pour ce qui est du soutien militaire apporté à l'Ukraine ; à plusieurs reprises, nous avons même regretté qu'il n'aille pas assez loin ou pas assez vite.

Nous ne nous sommes pas opposés à la loi de programmation militaire et à ses déclinaisons budgétaires, dont je constate toutefois, monsieur le Premier ministre, qu'elles vont à rebours de l'austérité budgétaire que vous imposez par ailleurs au pays au nom de votre dogmatisme néolibéral, qui est d'un autre siècle, d'un autre contexte géopolitique.

Depuis un demi-siècle, persuadée, après la chute du mur, d'avoir atteint la fin de l'histoire, votre famille politique a désarmé l'État. Milton Friedman, sur le volet économique, et Francis Fukuyama, sur le volet géopolitique, sont allés de pair pour nous conduire dans le mur. Vous déplorez les dividendes de la paix, l'affaiblissement de notre appareil militaire et de notre puissance, sans réaliser que la puissance de l'État est indivisible. En démocratie, quand on affaiblit l'État-providence et l'État-stratège, on affaiblit mécaniquement l'État régalien.

Monsieur le Premier ministre, mes chers collègues de droite, si vous tenez réellement à faire entendre à l'ensemble de nos compatriotes la réalité de la menace, si vous voulez appeler à la mobilisation générale et à l'économie de guerre, cessez d'imaginer que le pays pourrait vous écouter alors même que vous amputez nos derniers services publics. Les sondages le montrent : dans leur nette majorité, les Françaises et les Français ne veulent réduire les crédits d'aucune politique publique.

Votre message ne sera pas entendu si l'effort en matière de dépenses militaires n'induit pas, comme en 1914 avec la création de l'impôt sur le revenu, de nouvelles recettes fiscales, donc une contribution importante de nos milliardaires. Ce sera pour eux l'occasion de sortir du bois : privilégieront-ils la défense de la France ou l'arrivée des valets de Poutine à la tête de notre République ?

Malheureusement, monsieur le Premier ministre, malgré le réel respect que je vous porte au-delà de nos divergences, le discours que vous venez de prononcer n'était pas un discours de chef de gouvernement ; c'était un discours d'ancien ministre des armées. La menace à laquelle nous faisons face est globale ; elle est protéiforme. Notre modèle économique, la pénétration de notre sphère médiatique par l'ennemi, la résilience de nos infrastructures : elle remet tout en question.

Le néolibéralisme a bâti un monde profondément interdépendant et dramatiquement fragile. Ses promoteurs ont voulu nous faire croire que les intérêts économiques prévaudraient sur toutes les querelles politiques et territoriales, interdisant ainsi la guerre. Vladimir Poutine a balayé ce présupposé. Au contraire, il se permet de nous attaquer parce qu'il sait qu'il nous tient économiquement. Dès lors, dans le monde de 2025, accroître la sécurité du pays et du continent ne peut en aucune façon relever du seul effort militaire.

En effet, à quoi bon renforcer notre effort de défense en sabrant nos politiques de souveraineté énergétique ? En 2024, l'Europe a encore acheté davantage d'hydrocarbures à Moscou – 22 milliards d'euros – qu'elle n'a accordé d'aide à l'Ukraine – 19 milliards. Comment voulez-vous gagner une telle guerre en finançant ainsi l'ennemi ?

À quand une programmation pluriannuelle de l'énergie consacrant un mix énergétique souverain et sûr, alors que nos centrales nucléaires continuent de fonctionner depuis quatre ans avec de l'uranium enrichi en Russie et que le bouclier de Tchernobyl, perforé par un drone, n'est plus étanche ?

À quand une politique de rénovation énergétique digne de ce nom, pour réduire notre consommation d'énergie, notamment fossile ? Quatre ans après le début de la guerre, l'Europe a enfin un horizon pour fermer le robinet de gaz russe : fin 2027… C'est mieux que si c'était pire.

À quand une politique de transition agricole digne de ce nom, alors que nos importations d'engrais azotés russes ont augmenté de 86 % depuis le début du conflit ? Nous ne reconstruirons pas notre souveraineté, notamment énergétique et alimentaire, sans transition écologique. Ce n'est pas une opinion, c'est un fait. Nos reculs des dernières années sont aussi absurdes que criminels, pour notre sécurité comme pour l'habitabilité de la planète.

Même constat sur notre action extérieure : nous sabrons les budgets de notre diplomatie et de notre aide publique. Notre influence s'effondre dans tout le Sud global et notre réponse est de nous retrancher derrière notre ligne Maginot…

Même constat pour notre sécurité civile, qui peine à faire front alors que les catastrophes naturelles se multiplient et que l'ennemi peut nous frapper à distance par des cyberattaques capables de paralyser nos infrastructures.

Même constat encore à propos de nos hôpitaux, pour lesquels nous avons dû arracher un compromis dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale, au bout de la nuit, afin de les maintenir à flot, très en deçà des besoins.

Tous ces éléments pourraient d'ailleurs être mis en regard des engagements globaux pris dans le cadre otanien, mais vous n'en dites rien. Nous nous sommes engagés à porter nos dépenses de défense et de sécurité à 5 % du PIB. Cela équivaut à la somme colossale de 130 milliards d'euros par an, soit plus du tiers du budget de l'État. Sur ces 5 points de PIB, quelque 3,5 points, soit près de 90 milliards d'euros, doivent être affectés aux dépenses militaires.

Quelles dépenses de sécurité envisagez-vous d'inclure dans les 40 milliards d'euros restants ? Plus largement, comment pouvez-vous nous demander de nous prononcer sur un budget de la défense porté à de tels montants sans que nous ayons la moindre idée de l'évolution des recettes de l'État et des sacrifices auxquels il faudra consentir ?

Nous sommes également dans le flou pour ce qui est du cadre otanien et européen dans lequel cet effort s'inscrit. Vous avez évoqué « une volonté partagée sur l'ensemble de ces travées de ne compter que sur nous-mêmes et de ne jamais compter sur les autres ». Ce n'est pas juste ; les écologistes ne peuvent acquiescer à ce propos.

Vous invoquez de Gaulle, permettez-nous de lui préférer Jean Monnet : « Nos pays sont devenus trop petits pour le monde actuel, à l'échelle des moyens techniques modernes, à la mesure de l'Amérique et de la Russie d'aujourd'hui, de la Chine et de l'Inde demain. » Monsieur le Premier ministre, ces mots visionnaires sont d'une lucidité encore parfaitement actuelle, qui nous semble manquer dans votre propos.

Vous avez peu évoqué, sinon pas du tout, l'Europe de la défense, la perspective d'un commandant européen de l'Otan, ou encore le défi de la dissuasion nucléaire pour un continent sans parapluie américain. Pourtant, tout cela nous importe, du point de vue tant politique que financier et industriel, car nous sommes convaincus que la France, sans ses partenaires européens, n'a pas les moyens de l'ambition dont vous faites état, à savoir conjuguer une armée complète, une dissuasion nucléaire renouvelée et la capacité à relever les défis futurs – cyber, fonds marins, espace, intelligence artificielle.

Monsieur le Premier ministre, faute de vision suffisamment large et suffisamment précise de votre part pour répondre à cette menace hybride, le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires s'abstiendra. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)

M. le président. La parole est à Mme la ministre.

Mme Catherine Vautrin, ministre. Mesdames, messieurs les sénateurs, je commencerai par remercier chacun des intervenants pour leurs propos.

Je dis à la sénatrice Jouve qu'il est en effet très important de rappeler que nous ne sommes pas en guerre. Toutefois, la conflictualité contemporaine est d'une nature probablement un peu nouvelle, ce qui nous oblige à réviser nos définitions : nous ne sommes pas en guerre, mais nous ne sommes pas non plus complètement en paix. Cette situation motive l'effort qui doit être le nôtre, organisé autour de trois objectifs : dissuader tout agresseur, renforcer notre posture de défense et accroître la résilience de la Nation.

Aussi, pour répondre au sénateur Gontard, dès lors que nous devons accroître la résilience de la Nation, le sujet dont nous sommes en train de débattre concerne évidemment le Gouvernement dans son ensemble ; d'où l'engagement du Premier ministre, qui justifie une intervention de sa part.

Le sénateur Temal a évoqué la stratégie de défense, et je suis d'accord avec lui : notre objectif est évidemment la paix. C'est pour défendre la paix dans un monde de plus en plus brutal qu'il est nécessaire que nous renforcions nos armées, l'objectif étant de dissuader ceux que vous avez appelés des « empires contrariés », monsieur le sénateur, ceux-là mêmes qui veulent s'en prendre à nos intérêts.

Je propose qu'après moi Alice Rufo revienne sur un certain nombre de sujets que vous avez évoqués : Alliance atlantique, pilier européen de l'Otan, financements européens – je pense notamment au mécanisme pour l'interconnexion en Europe (MIE) –, interopérabilité de l'ensemble des dispositifs. Elle pourra également dire un mot sur la France en tant que puissance mondiale et sur tous les partenariats stratégiques que nous nouons à l'export.

Pour ma part, je me concentrerai sur les enjeux nationaux, sans pour autant oublier de dire au sénateur Malhuret combien je partage son analyse quant à la portée de la réunion du Conseil européen des 18 et 19 décembre : par définition, celui-ci portera sur le soutien à l'Ukraine et la possibilité de financer durablement ce pays.

Puisque la sénatrice Cukierman a fait référence à la guerre du Péloponnèse, je ne résiste pas à rappeler qu'Athènes disposait de ressources financières très supérieures à celles de son adversaire.

M. Mickaël Vallet. Elle n'avait pas Bruno Le Maire ! (Sourires.)

Mme Catherine Vautrin, ministre. Malheureusement, elle a fait une erreur d'appréciation en sous-estimant Sparte, et notamment la montée en puissance de ses forces maritimes. D'une certaine manière, cette leçon – vous avez raison, madame la sénatrice – doit nous conduire à prendre nos responsabilités.

Par conséquent, il convient de ne surtout pas sous-estimer nos compétiteurs. Nous devons donc utiliser les moyens budgétaires qui nous sont confiés pour répondre aux besoins les plus essentiels, en sorte de pouvoir faire face aux menaces d'aujourd'hui comme de demain.

Plusieurs d'entre vous, notamment le président Perrin, ont souligné l'importance que revêt la définition de notre modèle d'armée, en faisant allusion à la trame « chasse », à l'acquisition de nouvelles frégates ou au porte-avions de nouvelle génération. Je ne détaillerai pas tout ce qui relève du capacitaire, mais cet enjeu est prioritaire, on le voit.

Cela me conduit naturellement à rappeler que, dans le cadre de l'examen, jeudi dernier, de la mission « Défense » du projet de loi de finances, il a été prévu d'augmenter les crédits de 7 % pour la dissuasion, de 6 % pour l'infrastructure, de 26 % pour les munitions, de 7 % pour l'espace, de 33 % pour les drones et robots, de 33 % pour l'IA et de 20 % pour le renseignement. Afficher un tel budget, c'est asseoir notre crédibilité : nos armées se voient dotées de moyens très concrets, donc d'une capacité d'équipement renforcée.

Le sénateur Bonneau a évoqué l'innovation. Sans tomber dans une litanie de chiffres, nous y consacrerons 1,3 milliard d'euros en 2026, montant extrêmement important : +100 millions d'euros par rapport à l'exercice précédent, et +70 millions d'euros par rapport à la trajectoire de la LPM. Ces crédits supplémentaires profiteront notamment aux études amont, qui portent sur des sujets comme l'hypervélocité, les grands fonds ou le quantique. Sont également inscrits, dans le projet de loi de finances, 400 millions d'euros de crédits pour l'intelligence artificielle et 500 millions d'euros pour le cyber. Vous le constatez, l'effort est considérable sur le sujet de l'innovation.

Le président Perrin a parlé d'« économie de guerre ». Il a raison : il ne s'agit pas simplement d'augmenter le budget, il faut aussi prendre la mesure de l'importance des commandes à la BITD. Ces commandes ont triplé en dix ans, passant de 10 milliards d'euros en 2016 à plus de 30 milliards en 2026. Cet effort s'assortit d'une hausse des capacités de production ; une accélération des cadences permet notamment de réduire les délais. Cela vaut pour les canons Caesar ou pour les missiles Aster, entre autres armements.

Surtout, vous avez beaucoup insisté sur la nécessité de la réindustrialisation. À l'ouverture de ce débat, l'un d'entre vous m'a interpellée sur notre capacité à transformer certains sites en nouvelles implantations industrielles. Au moment même où nous parlons, quinze projets de relocalisation industrielle sont en cours et, bien évidemment, les efforts vont se poursuivre.

Le sénateur Lemoyne a évoqué le ruissellement de notre industrie de défense vers les PME-ETI. Il ne faut jamais oublier en effet qu'à côté des huit grandes industries françaises de défense il y a un tissu de 4 200 entreprises réparties sur tout le territoire. Ainsi, en 2024, 20 % des achats du ministère ont été réalisés directement auprès de plus de 20 000 PME-ETI œuvrant dans l'écosystème de la défense, pour un montant de plus de 6 milliards d'euros. En outre, 50 % des montants versés aux grands maîtres d'œuvre sont reversés aux PME-ETI.

Monsieur Lemoyne, vous avez raison d'indiquer que c'est à ce niveau qu'interviennent les retards de paiement : c'est un vrai sujet. Ce problème de délai se pose non pas entre l'État et les entreprises, mais dans la chaîne de sous-traitance, et c'est en ce point précis que nous devons faire porter l'effort. Mesdames, messieurs les sénateurs, je suis preneuse des exemples concrets que vous aurez pu rencontrer sur vos territoires, car nous avons besoin de faire remonter ces informations. Encore une fois, ce n'est pas l'État qui est mauvais payeur, c'est la chaîne de sous-traitance qui mérite d'être examinée, et nous sommes à votre disposition pour travailler sur ce sujet.

Le président Perrin a fait allusion à la DGA. Cette direction a engagé sa transformation et va la poursuivre, en décentralisant certains programmes et leurs crédits, et en mettant en place des plateaux entre la DGA, les forces et la BITD. Une complémentarité va ainsi se construire entre les attentes des uns et les réponses des autres, qui rendra possible une vraie prise de risque, en favorisant une réflexion sur la manière dont nous répondons aux besoins et sur notre capacité d'innovation. C'est ce que nous avons fait notamment sur les drones, et nous devons continuer dans cette voie.

En matière d'innovation, en plus d'avoir dégagé des budgets, nous développons aussi la première unité robotique de combat terrestre dans le cadre du projet Pendragon, en collaboration avec l'Agence ministérielle pour l'IA de défense (Amiad) et l'armée de terre. Ce projet suscite de grandes attentes.

J'ai noté que le sénateur Gontard comparait les avancées budgétaires en matière de défense avec les évolutions observées en matière de santé. Je me dois donc de rappeler que, dans le projet de loi de finances, des crédits sont ouverts pour financer l'installation d'un hôpital militaire médico-chirurgical de rôle 3, ainsi que la construction du nouvel hôpital national d'instruction des armées au sein des quartiers nord de Marseille. Voilà des éléments très concrets de réponse budgétaire aux questions de santé.

Le sénateur Lemoyne a également évoqué le lien armées-Nation. Oui, le service national est une déclinaison concrète de ce lien, tout comme la réserve volontaire, pour laquelle on enregistre une augmentation significative du nombre de candidatures, que je vous remercie d'avoir mis en avant, monsieur le sénateur. La même dynamique s'observe pour les nouveaux postes à pourvoir dans nos armées : depuis 2024, nous réussissons à pourvoir tous les postes et nous avons plus de candidats que de postes. C'est dire si l'évolution de nos armées rend incontestablement les carrières plus attractives.

Enfin, toujours au chapitre du lien entre armées et Nation, je veux dire un mot des correspondants défense, dont le rôle est essentiel.

À ma demande, le Premier ministre a accepté de confier une mission au député Julien Dive sur ce sujet. Nous sommes à trois mois, jour pour jour, des élections municipales. L'objectif est qu'avant ce scrutin nous réécrivions le rôle et la mission des correspondants défense en vue d'un renforcement effectif du lien armées-Nation. Ainsi les nouvelles équipes municipales seront-elles capables d'expliquer aux élus à qui incombera cette responsabilité dans les communes la nature exacte de la mission des correspondants : elles pourront leur dire ce que l'on attend d'eux et comment le travail s'organisera avec les délégués militaires départementaux.

Monsieur le président Perrin, j'en viens à votre commentaire concernant le rôle du Parlement. Ce débat, suivi d'un vote, comme l'ont souligné plusieurs orateurs, nous permet aujourd'hui d'échanger. Mais, vous avez raison, dans les tout premiers jours de 2026, nous aurons à préparer l'actualisation de la LPM dans le cadre d'un projet de loi qui vous sera soumis.

J'ai souhaité, en mettant en place les « rendez-vous de Brienne », créer la possibilité pour les sénateurs et les députés non membres de la commission des affaires étrangères, et donc moins susceptibles d'intervenir au quotidien sur ces sujets, d'échanger aussi bien avec le directeur du renseignement militaire (DRM) qu'avec les équipes du ministère sur les questions de défense. Une familiarité devrait naître de ces entretiens, ce qui facilitera les échanges.

J'ai également entendu la proposition du sénateur Temal, qui souhaite que soient organisés autour des parlementaires des débats locaux sur les sujets de défense.

Mesdames, messieurs les sénateurs, pour préparer la paix, il faut incontestablement nous mobiliser et renforcer nos armées. Tel est le sens de ce que nous avons prévu dans le cadre de la mission « Défense » du projet de loi de finances, dont vous avez bien voulu voter les crédits. Comme vous le savez, à défaut d'une adoption du budget, il n'y a pas de crédits ; d'où l'importance du vote qui a eu lieu juste avant ce débat. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI. – MM. Jean-Luc Brault et Marc Laménie applaudissent également.)