PRÉSIDENCE DE M. Pierre Ouzoulias

vice-président

M. le président. La parole est à M. François Bonneau, pour le groupe Union Centriste. (Applaudissements sur les travées du groupe UC. – M. Marc Laménie applaudit également.)

M. François Bonneau. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mesdames les ministres, mes chers collègues, avant d'entamer mon propos, je tiens à exprimer, au nom de mon groupe, toutes mes condoléances aux victimes de l'attentat de Bondi Beach à Sydney, survenu ce week-end, ainsi qu'à leurs familles et à leurs proches.

Nous pensons notamment à notre compatriote Dan Elkayam, victime de cette barbarie. Nous partageons la douleur des victimes et de leurs proches face à l'horreur. À Sydney, à Paris ou partout ailleurs, nous le martelons : l'antisémitisme doit être combattu avec force, il est une guerre faite à nos valeurs.

Depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie en février 2022, la guerre a fait son sinistre retour sur notre continent, charriant son lot d'horreurs, de crimes, d'enlèvements et de destructions massives.

Si nous avions oublié ce qu'est une guerre, il faut admettre aussi que nous avions refusé de voir les signes avant-coureurs de ce retour du bellicisme en Europe. Dès 2014, avec l'annexion de la Crimée, les velléités expansionnistes du Kremlin s'étalaient sous nos yeux. Qu'avons-nous fait ? Peu de choses : le budget des armées a stagné à 1,8 % de notre PIB pendant cinq ans, n'atteignant les 2 % qu'en 2020.

Si l'annexion de la Crimée aurait dû susciter un sursaut il y a plus de dix ans, force est de constater que, depuis une quarantaine d'années, la France a bradé le financement de ses armées, preuve de notre cécité face à une réalité dont nous ne mesurions ni l'acuité ni la violence. Ces « dividendes de la paix », disons-le, ne furent qu'une dette contractée envers les générations actuelles, que nous devons désormais rembourser.

Sommes-nous favorables à une augmentation de 6,7 milliards d'euros du budget de la défense en 2026 ? L'adoption des programmes de la mission « Défense » du projet de loi de finances en témoigne : nous le sommes majoritairement.

Pour les quelques admirateurs du Kremlin en France, il est certain que cette hausse illustrerait notre soi-disant hostilité. Il convient de leur rappeler que, depuis 1991, la Russie est constamment l'agresseur : en Transnistrie, en Géorgie, en Tchétchénie et aujourd'hui en Ukraine. J'omets volontairement d'évoquer la répression soviétique qui a traumatisé l'ensemble des pays d'Europe centrale et orientale, et qui fut le principal motif de leur entrée dans l'Otan, ne l'oublions pas : pourquoi rejoindre une alliance défensive, si ce n'est pour se protéger d'un voisin trop agressif ?

Il faut aussi s'adresser aux nostalgiques de l'esprit de Munich, qu'ils soient français, européens ou américains. Lorsque nous cédons du territoire à un dictateur, nous ne faisons qu'aiguiser ses appétits. Dès lors, ni le Donbass ni les pays baltes ne sauraient devenir pour Poutine ce que fut le territoire tchèque des Sudètes pour le pouvoir hitlérien : à l'époque, nos prédécesseurs avaient regardé ailleurs, n'obtenant que le renforcement de ce pouvoir.

Or, si nous entendons peser dans la balance des négociations, il nous faut une armée qui soit à la hauteur de nos ambitions politiques et diplomatiques. Nous devons donc le réaffirmer avec pragmatisme et réalisme, eu égard à la situation internationale : oui, nous sommes majoritairement favorables à cette hausse du budget des armées.

Toutefois, ce soutien n'est pas exempt d'inquiétudes, tant les incertitudes persistent quant à l'aboutissement du projet de loi de finances. Qu'adviendra-t-il de cette surmarche en cas d'échec de la commission mixte paritaire ?

Si une loi spéciale devait être adoptée, quel nouveau retard l'actualisation de la loi de programmation militaire prendrait-elle ? Nous l'attendons pourtant avec impatience, comme nous avons été nombreux à le rappeler jeudi dernier.

Si la loi initiale de programmation militaire 2024-2030 portait déjà l'ambition de consolider l'armée française dans la perspective des défis stratégiques auxquels notre pays doit faire face, force est de constater qu'elle est insuffisante et qu'il nous faut renforcer davantage que prévu la dotation budgétaire de notre défense.

Nous formons le vœu que l'actualisation de la LPM ne soit pas le dommage collatéral de l'instabilité politique de notre pays et que son examen, que nous attendions pour cet automne, n'accumule pas les retards.

Par ailleurs, de nombreux investissements cruciaux pour la projection de nos forces doivent être évoqués. L'enjeu est que notre armée dispose des moyens nécessaires pour protéger nos concitoyens et pour défendre nos territoires, nos intérêts et nos valeurs. Du reste, si la guerre est de retour à l'est de l'Europe, nous devons être capables de protéger l'ensemble de nos territoires, dont nos collectivités ultramarines.

Premièrement, nous encourageons le développement du porte-avions de nouvelle génération (Pang), qui doit remplacer le Charles-de-Gaulle à l'horizon 2038-2040. Comme le disait Henry Kissinger, « Un porte-avions, c'est 100 000 tonnes de diplomatie ». Ainsi la crédibilité de la France doit-elle être attestée sur terre, mais aussi sur les mers. Cette force de projection aux quatre coins du monde doit être préservée, car les prédations de nos compétiteurs internationaux ne se limitent pas au Donbass ; elles concernent aussi Mayotte, la Nouvelle-Calédonie ou la Polynésie.

Deuxièmement, il faut que les projets relatifs à nos armements du futur progressent. Autrement dit, les arbitrages en matière de gouvernance doivent être pris : il faut trancher. Je pense au Scaf et au système principal de combat terrestre (MGCS, Main Ground Combat System) : les remplaçants du Rafale et du char Leclerc ne sauraient accuser plus de retard, alors que la Chine, la Russie et les États-Unis, pour ne citer qu'eux, développent des matériels modernes qui pourraient bien rendre les nôtres obsolètes.

Troisièmement, les nouvelles technologies, telles que l'intelligence artificielle (IA), la robotique, le quantique et les drones, doivent trouver une place renforcée dans notre armement. Les retours d'expérience ukrainiens sur l'emploi massif de drones sont clairs : nul doute que l'IA jouera un rôle majeur pour le pilotage d'essaims de drones, pour la reconnaissance aérienne et satellitaire, mais aussi pour l'autonomisation de nos matériels terrestres, navals et aériens.

Ne l'oublions pas : la meilleure façon de prévenir la guerre, c'est de dissuader par tous les moyens nos compétiteurs de nous agresser. Pour y parvenir, nos services de renseignement humain, économique et cyber doivent être en mesure d'exercer leurs missions d'intelligence, essentielles à la bonne information sur les menaces.

Se joue enfin la question de la résilience de la Nation.

Si nous venions à être attaqués, le pays ne doit pas s'effondrer. Nous devons donc assurer, outre la disponibilité de nos stocks de munitions et de matériels, la résilience énergétique, alimentaire et sanitaire de nos concitoyens, tout en protégeant les entreprises vulnérables sur notre sol. Un véritable esprit de défense doit ainsi imprégner tous les pans de notre société.

À cet égard, je veux rappeler toute l'importance d'une BITD solide et résiliente. Le financement des entreprises de notre base industrielle et technologique de défense est un enjeu de souveraineté pour nos équipements, à un moment critique de notre histoire où nos alliés de toujours, notamment outre-Atlantique, pourraient nous faire cruellement défaut.

Ces entreprises, maillage essentiel de notre défense et de nos territoires, doivent être soutenues et protégées. Nous nous félicitons d'ailleurs de la création du fonds Bpifrance Défense en octobre dernier. Lever les obstacles au financement de la BITD doit constituer une priorité pour le ministère des armées.

Si l'ensemble de nos forces conventionnelles précédemment citées ne suffisait plus, interviendrait alors la dissuasion nucléaire, ultime recours dans pareille hypothèse.

Ces sujets, qui sont en majeure partie pris en compte dans les différents programmes de la mission « Défense », doivent être encore approfondis. Nos voisins font de même : à l'horizon de 2029, l'Allemagne entend dépenser 167 milliards d'euros par an pour sa défense, et le Royaume-Uni 85 milliards d'euros.

Si notre prise de conscience est tardive, rassurons-nous, car elle est partagée par nos partenaires. À nous, désormais, de doter notre pays d'un budget qui soit à la hauteur de nos ambitions.

Je conclurai en citant Churchill : « Aussi belle que soit la stratégie, vous devriez de temps en temps regarder les résultats. » (Applaudissements sur les travées du groupe UC et sur des travées des groupes Les Républicains et INDEP.)

M. le président. La parole est à M. Claude Malhuret, pour le groupe Les Indépendants – République et Territoires. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP et sur des travées du groupe UC.)

M. Claude Malhuret. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mesdames les ministres, je ne vais pas, ce soir, vous parler de stratégie ; je vais vous parler d'urgence.

Et l'urgence se résume en une phrase simple : si l'Ukraine perd la guerre, l'Europe se trouvera en confrontation directe avec la Russie, et ce dans les pires conditions. La conclusion est claire : l'Ukraine ne doit pas perdre cette guerre.

« Pire que le bourreau, son valet », disait Mirabeau. Ceux qui ne sont pas encore convaincus que Trump est le valet de Poutine devraient méditer sur les derniers événements : plan de paix américain rédigé à Moscou, Witkoff indiquant aux Russes comment mieux manœuvrer son patron, obsession d'évincer les Européens des négociations, arrêt quasi total de l'aide économique et militaire, nouvelle stratégie nationale de sécurité implacable contre l'Europe et complaisante envers la Russie.

Aujourd'hui, au mieux, l'Europe est seule ; au pire, elle affronte deux ennemis : la Russie et le trumpisme.

Demain, dans les livres d'histoire, on ne dira plus Munich, on dira Anchorage ; on ne dira plus Daladier ou Chamberlain, on dira Trump, qui est en train d'offrir aux Russes par la trahison ce qu'ils échouent à conquérir par les armes – sans oublier, bien sûr, d'enrichir au passage sa famille et ses affidés. En Europe, un président avec de tels conflits d'intérêts serait immédiatement destitué.

Le système Maga est en train de briser toutes les valeurs américaines ; il nous force à repenser l'ensemble de nos réflexions stratégiques, et, pis encore, à le faire dans l'incertitude, au gré des changements de cap quotidiens calqués sur les humeurs du « boss ».

La seule continuité dans cette politique insensée consiste à répudier, humilier et vassaliser tous les alliés.

Churchill disait qu'il n'y a qu'une chose pire que de combattre aux côtés d'alliés, c'est de combattre sans eux. Trump et ses promoteurs immobiliers travestis en diplomates s'en apercevront le jour où, sur un terrain de crise, ils constateront à leurs dépens qu'aucune puissance au monde ne peut se passer d'alliés, comme tout le monde le sait depuis la défaite d'Athènes contre Sparte.

Pour Poutine, l'objectif stratégique n'est pas l'Ukraine, c'est le retour à Yalta.

Mme Cécile Cukierman. Ce n'est donc pas plus compliqué que ça !

M. Claude Malhuret. Il l'a annoncé en 2007 à Munich, en affirmant que l'Otan devait revenir aux frontières de 1997. Écoutez aujourd'hui Karaganov : « La guerre ne prendra fin que lorsque nous aurons défait l'Europe. »

Le but de Poutine n'est pas de prendre un territoire : il est de prendre sa revanche sur l'Occident et sur son droit, pour revenir à un monde de la force, à un concert des grandes puissances – Moscou, Washington, Pékin.

Hélas ! c'est aussi la vision de Trump. Pour la concrétiser, il leur faut en finir avec l'Otan et avec l'Union européenne.

Or ce monde de l'Otan et de l'Union européenne, qui paraissait inébranlable, se révèle un colosse aux pieds d'argile !

L'Europe est seule.

Depuis trois ans, anesthésiée par trois décennies de tranquillité, entravée par ses divisions et la lourdeur de ses procédures, fragilisée par sa désindustrialisation et terrorisée par les menaces de Poutine, elle n'a réussi à grand-peine qu'à éviter le pire, grâce, avant tout, à l'héroïsme des Ukrainiens.

Il est temps de se ressaisir.

La décision de l'Union européenne de geler définitivement les avoirs russes était la première urgence. Trump comptait les kidnapper au profit d'un fonds Russie-USA : l'agresseur devenait un partenaire commercial, la victime, un centre de profit, le médiateur gardait 100 milliards, plus une rente de 50 % sur les bénéfices, et l'allié européen, qui détient les avoirs, les voyait s'évaporer. Voilà le monde selon Trump.

Les avoirs sont donc protégés.

La deuxième urgence est de les utiliser pour armer l'Ukraine, ce dont nous discutons depuis trois ans sans arriver à rien.

Les États-Unis ont coupé toute aide ; ils nous vendent les armes que nous livrons à l'Ukraine. Il n'y a plus d'argent. Si les fonds ne sont pas débloqués dans les semaines qui viennent, l'Ukraine perdra la guerre. Le 18 décembre, à Berlin, la France aura une responsabilité historique : convaincre les Européens de débloquer ces fonds.

La troisième urgence est de nous réarmer. En 2022, il y a trois ans, le Président de la République a annoncé notre entrée en économie de guerre. Trois ans plus tard, quelqu'un ici a-t-il vu quoi que ce soit qui ressemble à une économie de guerre ?

Le PIB de l'Europe est dix fois supérieur à celui de la Russie, et nous avons été incapables de mettre l'Ukraine à parité d'armement avec l'agresseur. Ce que nous lui proposons, c'est l'entrée dans l'Union européenne en 2030 et des garanties une fois la guerre finie.

Qui peut croire ces promesses, alors que nous sommes aujourd'hui incapables de soutenir suffisamment l'Ukraine agressée ? Qui peut croire à notre réarmement, qui suppose une réindustrialisation, alors qu'en deux ans nous avons été incapables de mettre en œuvre plus de 10 % du rapport Draghi ?

La hausse du budget militaire est une bonne nouvelle. Elle fait suite à une augmentation sensible depuis 2017, que je salue, mais il s'agit d'une augmentation de temps de paix.

« La Russie entretient une confrontation avec l'Europe. [Celle-ci] n'emprunte pas les traits d'une guerre classique. Mais c'est une forme de guerre. » Ces mots sont de Sébastien Lecornu, ministre des armées, qui les écrit dans son livre Vers la guerre.

M. Jean-Baptiste Lemoyne. On cite les grands auteurs !

Mme Cécile Cukierman. J'ai vu la dédicace, mais je n'ai pas lu le livre ! (Sourires.)

M. Claude Malhuret. Je partage entièrement votre diagnostic, monsieur le Premier ministre : nous sommes en guerre.

En mai 1940, alors que l'armée britannique est en déroute, Winston Churchill nomme un industriel, Lord Beaverbrook, à la tête d'un nouveau ministère de la production aéronautique. Sa mission : produire des avions en masse. Dès août 1940, l'Angleterre produit plus d'avions qu'elle n'en perd au combat.

Churchill crée une autorité interministérielle de l'industrie de défense dotée d'un pouvoir décisionnaire, habilitée à passer outre les blocages administratifs et compétente pour confier aux industriels la responsabilité de produire vite et bien. Et ça a marché, comme a marché la même idée appliquée, beaucoup plus récemment, au défi de la reconstruction de Notre-Dame !

Ce que nous avons fait pour Notre-Dame, il faut le faire aujourd'hui pour la sécurité de notre pays. Si nous voulons vraiment préparer la guerre – ce qui est le meilleur moyen de l'empêcher d'arriver –, il faut oublier les procédures du temps de paix et l'inertie qui a caractérisé les trois dernières années en Europe.

Et il faut le faire avec des chefs. Le triumvirat Macron-Merz-Starmer fonctionne. Si l'on veut entraîner durablement l'ensemble des Européens, il faut lui associer le Premier ministre de l'incontournable Pologne.

La dernière urgence est la bataille de l'opinion.

Alors qu'elle est pilonnée par les laquais de Poutine que sont l'extrême droite et l'extrême gauche, c'est un miracle que l'opinion résiste encore et que le soutien à l'Ukraine ne faiblisse pas, comme les sondages le confirment.

Les poutiniens des deux bords sont à l'assaut pour fustiger les propos du chef d'état-major des armées, lorsqu'il dit que jamais une guerre n'a été gagnée par les seuls militaires au front, et qu'il y faut la Nation tout entière. Ils se qualifient de patriotes, mais ce sont des patriotes russes, comme leurs ancêtres étaient des patriotes allemands ou des patriotes de l'URSS.

L'Union européenne a été conçue pour la paix et la prospérité, pour la « fin de l'histoire », qui était le rêve de Fukuyama. L'alternative se pose aujourd'hui en ces termes : la vassalisation de l'Europe et son partage au terme d'un nouveau Yalta, ou bien sa transformation en puissance souveraine. L'Europe doit donc de toute urgence assurer par elle-même sa sécurité et réussir à imposer un plan de paix favorable à l'Ukraine, à l'opposé du plan de capitulation qui préparerait les futures agressions de la Russie.

L'Europe doit enfin dénoncer les ingérences inadmissibles de Trump et des nababs de la tech dans les affaires intérieures de l'Union.

Trump n'est pas éternel ; il commence à être battu partout : cote de popularité en chute libre, élections perdues – Virginie, New Jersey, Miami –, dissidents Maga, affaire Epstein qui lui colle au doigt comme un sparadrap, Latinos qui le quittent en masse devant la violence des expulsions, agriculteurs du Midwest victimes des droits de douane, etc.

Dès que les élus républicains comprendront que Trump les fait non plus gagner, mais perdre, le navire prendra l'eau de toutes parts. Il est temps de cesser les génuflexions et d'encourager tous ceux, de plus en plus nombreux aux États-Unis, qui ont le courage de relever la tête.

Monsieur le Premier ministre, mesdames les ministres, nous répondrons oui à votre question. L'Europe a les moyens de redevenir la grande puissance qu'elle fut pendant des siècles ; encore faut-il qu'elle en ait la volonté. (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP, UC et Les Républicains – MM. Raphaël Daubet et François Patriat applaudissent également.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Baptiste Lemoyne, pour le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)

M. Jean-Baptiste Lemoyne. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mesdames les ministres, mes chers collègues, si vis pacem, para bellum, si tu veux la paix, prépare la guerre. Lorsqu'on regarde l'état du monde tel qu'il est, la devise de notre École de guerre paraît en effet, c'est frappant, plus que jamais d'actualité.

J'y reviendrai, mais je tiens d'abord à me féliciter que le Sénat ait pu, il y a quelques instants, adopter très largement le projet de loi de finances pour 2026, et, donc, les crédits de sa mission « Défense ».

Notre assemblée a ainsi autorisé l'octroi au budget de cette mission de 6,7 milliards d'euros de crédits supplémentaires par rapport à l'exercice précédent, portant à 57 milliards d'euros l'effort de défense en 2026.

J'espère donc ardemment qu'un accord pourra être trouvé pour permettre l'adoption définitive du projet de loi de finances dans les délais fixés par notre Constitution. Il y va de la responsabilité de tous : députés, sénateurs, Gouvernement.

Le nouveau contexte géopolitique que nous connaissons depuis quelques années exige en effet que ces crédits soient rendus disponibles au plus vite.

Cette nouvelle donne géopolitique se caractérise par des crises partout, tout le temps, sous toutes les formes.

Partout, dis-je : sur le sol européen, où l'Ukraine fait face à l'agression russe, mais aussi ailleurs dans le monde, où jamais les frontières n'ont à ce point été remises en question.

Sous toutes les formes, ai-je ajouté : les États de l'Union européenne font eux aussi face aux manœuvres d'ingérence et de déstabilisation hybrides de la Russie.

Le retour de la guerre de haute intensité se conjugue avec les campagnes de désinformation, les cyberattaques ou le chantage nucléaire.

Depuis le détroit de Taïwan jusqu'au Proche-Orient, en passant par la Corne de l'Afrique, les Grands Lacs, le Sahel, les points chauds se multiplient. Les acteurs de ces conflits ne sont plus seulement des États : on trouve désormais parmi eux des groupes armés terroristes, ainsi que des organisations criminelles et prédatrices.

Nous sommes donc entrés dans le temps de la crise permanente – la « permacrise » –, le temps des crises multiples et simultanées – des « polycrises » –, celui du réveil des impérialismes, que d'autres orateurs ont évoqué.

Force est de constater que, dans ce monde tel qu'il est et tel que nous le façonnons, les mécanismes de prévention des crises et de règlement des différends sont quasiment inopérants.

Le système multilatéral hérité de 1945 est à l'agonie, ou en tout cas dans une impasse que symbolise le blocage du Conseil de sécurité de l'ONU, ce qui sert l'agenda d'autres puissances qui, elles, promeuvent un alter-multilatéralisme, un autre ordre mondial ordonné autour de leurs intérêts.

À la force du droit s'est substitué le droit du plus fort. On peut le regretter, mais telle est bien la nouvelle réalité à laquelle nous faisons face.

Pour couronner le tout, voilà que les alliances qui ont structuré les huit dernières décennies font l'objet de révisions brutales, de ruptures stratégiques. Comment, en effet, comprendre autrement la nouvelle stratégie de sécurité nationale américaine ?

Ce retournement états-unien, qui n'était qu'en germe depuis le pivot asiatique opéré par les précédentes administrations, est désormais assumé par l'administration Trump.

Puissent les États européens, qui se pensaient sous la protection du parapluie « US », être pris d'un sursaut salvateur plutôt que d'une peur panique qui les conduirait à raccourcir encore la laisse par laquelle les tiennent nos cousins d'outre-Atlantique ! À défaut, la « préférence européenne » en matière d'achat de matériel qu'évoquait Mme la ministre resterait un vain mot, et les BITD nationales comme européenne s'en trouveraient fragilisées.

Tous ces éléments sont lourds de conséquences pour la défense nationale française, pour la France et pour les peuples européens, qui ne doivent pas avoir peur de se projeter ensemble comme une puissance.

Si le réveil est sans doute brutal pour les Européens, la France avait vu juste depuis longtemps. Dès 2017, dans son discours de la Sorbonne, le Président de la République constatait « un désengagement progressif et inéluctable des États-Unis », précisant qu'« en matière de défense notre objectif doit être la capacité d'action autonome de l'Europe, en complément de l'Otan ».

Que d'énergie a-t-il fallu déployer pour faire accepter le concept d'autonomie stratégique européenne, enfin gravé dans le marbre de la boussole stratégique en 2022, sous présidence française !

La France n'en est pas restée aux idées, aux concepts. Depuis 2017, elle n'a cessé de mettre à jour ses logiciels, si je puis dire : revue nationale stratégique en juillet dernier ; annonce, à l'automne, d'une actualisation de la loi de programmation militaire, qui prévoyait déjà 413 milliards d'euros de budget entre 2024 et 2030 ; traduction de ces efforts dans les lois de finances, avec une accélération dans le PLF que nous venons d'adopter.

Au regard des besoins et des enjeux, la surmarche de 3,5 milliards d'euros pour 2026 n'est pas du luxe. À l'Assemblée nationale, le Premier ministre a listé les douze travaux du Gouvernement en matière de défense. À l'image des travaux d'Hercule, ils sont en réalité plus nombreux, puisque l'on dénombre quatorze chantiers.

Tous, absolument tous sont urgents, s'agissant de rétablir l'équilibre des forces en présence : c'est vrai des munitions, des drones, de la lutte anti-drone, de l'innovation opérationnelle, avec l'IA, du quantique, et c'est encore plus vrai de la sortie de notre dépendance en matière d'alerte avancée et de notre maintien dans la course spatiale.

Songeons d'où nous venons : en 2013, le budget militaire de la France s'établissait à seulement 1,85 % du PIB ; entre 1991 et 2021, le nombre d'avions de chasse de notre pays est passé de 686 à 254, et celui des grands bâtiments de surface de 41 à 19, alors que nous sommes, en superficie, la première puissance maritime d'Europe.

Nous avons fort heureusement délaissé ce format d'armée « bonsaï » pour réinvestir massivement.

Notre réarmement doit toutefois être opérationnel, concret et efficace.

Cela suppose d'abord de relocaliser en France la production de certains éléments stratégiques, comme nous avons commencé de le faire à Bergerac, par exemple.

Cela suppose ensuite d'encourager la mobilisation des outils financiers et de l'épargne nationale en faveur du financement de l'économie de défense.

Cela suppose enfin d'apporter un soin attentif à toute la chaîne de valeur des PME et des sous-traitants qui œuvrent avec engagement sur nos territoires. Je le souligne, car certaines de ces PME sont parfois fragilisées par le règlement trop tardif de leurs factures par l'État, ce qui peut les pousser à des décisions dramatiques. Voilà qui doit cesser, monsieur le Premier ministre, mesdames les ministres : l'État doit se montrer exemplaire.

Aucun réarmement matériel, aussi massif soit-il, ne peut toutefois pleinement réussir sans l'indispensable réarmement civique et moral de la Nation tout entière. Pour servir le système d'armes, il faut en effet des femmes et des hommes volontaires.

L'attractivité des carrières militaires et la fidélisation de nos soldats, autant que la reconnaissance du pays à leur endroit, sont à cet égard essentielles.

Je tiens à saluer l'élan nouveau donné aux réserves opérationnelles. Quelque 12 000 candidatures spontanées ont été enregistrées cette année, soit la plus forte progression depuis 2016. La montée en charge qui doit porter le nombre de réservistes de 44 000 aujourd'hui à 105 000 en 2035 commence donc sous les meilleurs auspices.

Nul ne doute que la remise en place d'un service militaire volontaire de dix mois contribuera également à alimenter dans la durée tant les forces d'active que les forces de réserve.

Dès 2026, 3 000 jeunes pourront s'engager, et il est à espérer que la cible de 50 000 engagés, fixée pour 2035, sera atteinte en avance de phase.

Je tiens enfin à saluer toutes celles et tous ceux qui contribuent à renforcer le lien armées-Nation. Je pense notamment à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), aux réservistes citoyens, aux différentes formules de préparation militaire, à des programmes tels que celui des cadets de la défense. Tout cela contribue utilement à la remontée en puissance d'une défense globale.

Tout était déjà écrit, de ce point de vue, à l'article 1er de l'ordonnance du 7 janvier 1959, signée par Charles de Gaulle, alors président du Conseil des ministres : « la défense a pour objet d'assurer, en tout temps, en toutes circonstances et contre toutes les formes d'agression, la sécurité et l'intégrité du territoire, ainsi que la vie de la population  ». Ces mots sont on ne peut plus d'actualité.

Il nous faut, à présent, nous en donner les moyens. Nous, Français et Européens, n'avons plus le choix : si nous voulons encore être Athènes, nous devons aussi désormais être Sparte.

Pour toutes ces raisons, le groupe RDPI dira oui au renforcement de nos moyens. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI et sur des travées des groupes INDEP et RDSE.)

M. le président. La parole est à Mme Cécile Cukierman, pour le groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky.

Mme Cécile Cukierman. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mesdames les ministres, mes chers collègues, puisque certains de nos collègues se sont essayés à quelques comparaisons historiques, vous me permettrez de faire entendre, sur le même thème, un autre ton : si Athènes fut sans doute le berceau de la démocratie, les guerres du Péloponnèse, qui l'opposèrent à Sparte, ont montré qu'elle fut aussi celui de l'impérialisme, et plus particulièrement de la thalassocratie, par laquelle elle assura sa domination sur l'ensemble du monde méditerranéen.

Puisque d'autres ont cité Jean Jaurès avant moi, je rappellerai également qu'en 1895 il affirmait que le capitalisme porte en lui la guerre « comme la nuée dormante porte l'orage ». La guerre renforce en effet la hiérarchie entre les classes sociales, poussant inévitablement les opprimés, non pas à la révolution, mais à la révolte, tandis qu'elle organise une compétition entre les détenteurs de capitaux. Alors même qu'il s'oppose à un discours guerrier et martial – cela vous éclairera peut-être sur la période que nous traversons, monsieur le Premier ministre –, Jaurès développe paradoxalement un socialisme réformiste, qui l'éloigne progressivement de l'idéal révolutionnaire. On peut être contre la guerre, monsieur le Premier ministre, tout en ayant toujours à cœur l'intérêt du pays.

Pour en revenir à notre débat, je tiens tout d'abord à saluer votre choix, car il est rare, de soumettre au vote de notre assemblée la présente déclaration faite en application de l'article 50-1 de la Constitution. Nous ne sommes pas dans un film policier, et je lèverai d'emblée le suspense : nous voterons contre. Je vous remercie toutefois de donner à l'ensemble des groupes politiques du Sénat, comme vous l'avez fait pour l'ensemble des groupes politiques de l'Assemblée nationale, la possibilité de s'exprimer et de traduire leur position par un vote.

Je reviendrai d'abord sur un certain nombre de termes et de formules largement utilisés ces derniers temps. « Immigration de masse », « invasion », « effacement civilisationnel » constitueraient, selon la National Security Strategy – je vous prie d'excuser mon franglais désastreux –, document officiel qui définit les priorités des États-Unis en matière de sécurité, autant de menaces existentielles pesant sur le continent européen.

Il s'agit là – vous en conviendrez sans doute, mes chers collègues – d'un discours ouvertement xénophobe, racialiste et néocolonial, reprenant sans détour la théorie complotiste du grand remplacement, que certains entretiennent, du reste, jusque dans notre pays.

Tel est le visage du néofascisme contemporain, avec lequel l'Union européenne, dont de nombreux États membres sont aussi membres de l'Otan, entend pourtant continuer de collaborer.

Interrogée le 6 décembre dernier sur ce document, la cheffe de la diplomatie européenne affirmait que les États-Unis demeurent « le plus grand allié » de l'Union européenne. Cette déclaration illustre l'aveuglement stratégique dans lequel s'enferment notre continent et notre pays, en s'alignant toujours davantage sur les priorités américaines.