PRÉSIDENCE DE M. Pierre Ouzoulias
vice-président
M. le président. La parole est à M. Martin Lévrier.
M. Martin Lévrier. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, les artistes auteurs sont des acteurs essentiels de la vie culturelle ; ils contribuent, par leur travail de création, à l'enrichissement de notre patrimoine.
Leur utilité sociale a été décrite avec justesse par Bruno Racine en 2020 dans son rapport intitulé L'auteur et l'acte de création : « L'apport des créateurs, chacun avec sa singularité, est irremplaçable dans le regard de la société sur elle-même et sur son temps. »
Être artiste auteur ne revient pas à exercer une profession comme les autres. Écrire un livre, produire une œuvre musicale ou réaliser une œuvre cinématographique demande du temps : un temps de réflexion et de création sans lequel l'œuvre n'existerait pas. Or ce travail de création, correspondant à la phase antérieure à la diffusion, n'est généralement pas rémunéré ; seule l'exploitation de l'œuvre produite est prise en compte.
La disparité de revenus qui en résulte, associée à une protection sociale pour le moins fragile, a entraîné une dégradation progressive de la situation économique et sociale de nombreux artistes auteurs.
Beaucoup d'entre eux se trouvent dans une situation précaire et doivent exercer d'autres activités. Selon plusieurs rapports de la sécurité sociale des artistes auteurs et de l'Urssaf du Limousin, 60 % d'entre eux déclarent un revenu annuel inférieur au Smic. Nous observons également une forte concentration des revenus, puisque 3,4 % seulement des artistes auteurs perçoivent 48 % du revenu artistique total.
Madame la rapporteure, vous l'aurez compris, nous partageons vos constats, lesquels ont d'ailleurs été largement soulignés lors de précédents travaux et initiatives menés aux niveaux national et européen.
Pour autant, la solution proposée dans ce texte est-elle adaptée ?
En premier lieu, la création d'un revenu de continuité représente un coût important, estimé par la délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle (DGEFP) à près de 800 millions d'euros. Une telle mesure impliquerait une hausse significative de la contribution des diffuseurs, ce qui aurait pour conséquence de déstabiliser les entreprises des secteurs de la création.
En second lieu, la solution proposée contrevient à l'esprit même de l'assurance chômage. Celle-ci a vocation à garantir un revenu en cas de perte involontaire d'emploi par un salarié ; c'est donc la privation d'emploi qui déclenche le droit à indemnisation. Or, pour les artistes auteurs, la discontinuité des revenus ne découle pas de périodes d'inactivité, mais bien de l'absence de rémunération de leur travail.
Madame la rapporteure, vous avez certes proposé, par voie d'amendement, de diversifier les sources de financement, mais cette nouvelle rédaction ne suffirait pas à réduire le coût considérable de la mesure. La création de l'allocation proposée dans le texte n'est donc pas adaptée aux particularités de cette profession.
Des solutions alternatives pourraient être envisagées. J'ai notamment à l'esprit celle qu'a présentée la députée Camille Galliard-Minier, corapporteure de la mission flash, dans une communication sur ce sujet remise en novembre dernier.
Elle proposait la mise en place d'un revenu de complément fondé sur la solidarité sectorielle, un compte personnel de création, sur le modèle du compte personnel de formation (CPF). Il s'agirait d'un outil flexible garantissant aux artistes auteurs une continuité de revenus, qui leur permettrait de gérer leur parcours de manière autonome. Cette idée mérite d'être étudiée.
Mes chers collègues, l'enjeu est trop grand pour ne pas prendre le temps de la réflexion afin de garantir aux artistes auteurs un meilleur accompagnement, reposant sur un financement pérenne.
Si nous n'approuvons pas la solution proposée, nous saluons l'ambition des auteurs de cette proposition de loi qui soulève un véritable enjeu. En conséquence, une majorité du groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants s'abstiendra sur ce texte.
M. le président. La parole est à Mme Sylvie Robert. (Applaudissements sur les travées des groupes SER.)
Mme Sylvie Robert. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, dans un article du journal Le Monde paru en 1970, une journaliste relatait les tentatives de l'État suédois d'instaurer, pour les artistes, un salaire de travailleur de la culture.
Partant du postulat incontestable que l'artiste est indispensable et nécessaire à la société, la Suède avait tenté, dès le début des années 1960, de mettre en place un salaire minimum à destination des créateurs afin que ceux-ci puissent créer plus sereinement.
Plus récemment, l'Irlande a lancé une expérimentation établissant un revenu de base pour les artistes. Celle-ci présente des résultats encourageants et, fait intéressant, la mesure est massivement plébiscitée par la population.
Ces deux exemples illustrent la permanence de la problématique d'une juste protection sociale accordée aux artistes auteurs.
En 1975, lors de l'examen du projet de loi relatif à la sécurité sociale des artistes auteurs d'œuvres, le rapporteur pour avis de la commission des affaires culturelles du Sénat résumait avec acuité les tenants et aboutissants de cette réflexion, ainsi que les finalités poursuivies par le législateur : « Ce n'est qu'une première étape ; elle n'assure pas encore, tant s'en faut, l'indépendance matérielle de l'artiste créateur. Elle tend du moins […] à garantir sa sécurité, sans aliéner sa liberté, en le faisant bénéficier – mais dans une mesure que notre commission croit encore insuffisante – des prestations du régime général de la sécurité sociale, en le considérant comme un travailleur semblable aux autres. »
La proposition de loi de notre collègue Monique de Marco, dont je salue l'engagement constant en faveur des créateurs, s'inscrit dans ce débat qui s'étire sur le temps long et qui a retrouvé une acuité particulière depuis la publication du rapport Racine en 2020.
Dans ce document, la précarisation, voire la paupérisation croissante des artistes auteurs, est démontrée : seulement 22,7 % des créateurs disposent de revenus suffisants pour ouvrir pleinement leurs droits sociaux. Cette situation affecte, au surplus, tout particulièrement les femmes et les jeunes.
À l'échelle européenne, une prise de conscience est également en cours sur la nécessité d'agir, comme en témoigne la résolution du Parlement européen du 21 novembre 2023 contenant des recommandations à la Commission sur un cadre de l'Union pour la situation sociale et professionnelle des artistes et des travailleurs des secteurs de la culture et de la création.
Cette résolution « encourage les États membres qui ne l'ont pas encore fait à créer un statut spécifique des artistes et autres professionnels des secteurs de la culture et de la création, dans le but de leur faciliter l'accès à une protection sociale adaptée ».
En d'autres termes, la protection sociale des artistes auteurs et la couverture de leurs droits sociaux constituent des enjeux prégnants et de long terme.
L'argument selon lequel la création constituerait une « économie de talent » est peut-être légitime d'un point de vue entrepreneurial, mais il s'avère insuffisant et peut entrer en contradiction avec les objectifs de nos politiques publiques. Une « économie de talent » ne garantit en effet aucunement la diversité culturelle, ne favorise pas nécessairement l'émergence artistique et peut condamner certains artistes auteurs n'ayant pas, à un moment de leur vie, rencontré leur public.
De manière analogue, il convient de s'écarter de la vision romantique de l'artiste auteur qui vivrait d'amour et d'eau fraîche à la lueur d'une bougie. Ce mythe, encore profondément ancré dans l'imaginaire collectif, freine trop souvent les représentations et les actions politiques résolues en faveur des droits sociaux des créateurs.
Le groupe socialiste est convaincu qu'une réforme du statut d'artiste auteur, englobant les problématiques liées tant aux droits sociaux qu'au droit d'auteur, est plus que jamais d'actualité. Tel est en partie l'objectif de la proposition de loi visant à rééquilibrer la relation contractuelle entre auteur et éditeur que nous avons déposée, avec ma collègue Laure Darcos.
Concernant le texte de notre collègue Monique de Marco, même si nous pouvons nourrir des questionnements sur les modalités techniques de financement de ce revenu de remplacement, s'agissant en particulier du seuil de Smic horaire – ce dispositif est-il accessible ? –, ce texte présente le mérite d'apporter une réponse et, surtout, de réactualiser un débat fondamental : quelle place et quelle reconnaissance notre société accorde-t-elle aux artistes auteurs ?
Alors que l'intelligence artificielle générative est vouée à se généraliser et à impacter le secteur de la création, la réponse à cette question sera décisive ; elle traduira notre vision du pacte qui relie les artistes à la société.
Sur ce point, je remercie Laure Darcos, Agnès Evren et Pierre Ouzoulias pour le dépôt de leur proposition de loi relative à l'instauration d'une présomption d'exploitation des contenus culturels pour les fournisseurs d'intelligence artificielle.
Garantir la continuité des revenus des artistes auteurs à l'heure de la démocratisation de l'IA devient une évidence. C'est une manière de s'assurer que la création perdure en tant qu'expression la plus viscérale de l'esprit humain, qu'elle demeure la preuve irrémédiable et ultime de la singularité humaine, dont le mérite réside dans le simple fait d'exister, à rebours de toute conception utilitariste, qui verrait dans la production artistique et culturelle un énième levier de spéculation.
Notre groupe votera en faveur de la proposition de loi de Monique de Marco. Ce texte s'inscrit dans un combat plus large, presque existentiel. Il nous faudra cependant continuer à travailler, notamment sur les enjeux de l'intelligence artificielle.
Je forme le vœu que l'ensemble des acteurs concernés convergent un jour solidairement vers l'objectif de ce texte : la reconnaissance et la protection des artistes auteurs dans une société démocratique. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et GEST. – Mme Laure Darcos applaudit également.)
(Mme Sylvie Robert remplace M. Pierre Ouzoulias au fauteuil de la présidence.)
PRÉSIDENCE DE Mme Sylvie Robert
vice-présidente
Mme la présidente. La discussion générale est close.
La commission n'ayant pas élaboré de texte, nous passons à la discussion des articles de la proposition de loi initiale.
proposition de loi visant à garantir la continuité des revenus des artistes auteurs
Article 1er
L'article L. 5422-9 du code du travail est ainsi modifié :
1° Le premier alinéa est ainsi modifié :
a) Le mot : « et » est remplacé par le signe : « , » ;
b) Après le mot : « titre », sont insérés les mots : « et le revenu de remplacement des artistes auteurs prévu à la section 6 du même chapitre IV » ;
2° Le 1° est complété par les mots : « ou, le cas échéant, des diffuseurs » ;
3° L'avant-dernier alinéa est complété par une phrase ainsi rédigée : « Ce plafond ne s'applique pas aux contributions des diffuseurs appliquées aux rémunérations des artistes auteurs. »
Mme la présidente. L'amendement n° 3 rectifié bis, présenté par Mmes de Marco et Ollivier, MM. Benarroche, G. Blanc, Dantec, Dossus, Fernique et Gontard, Mme Guhl, MM. Jadot et Mellouli, Mme Poncet Monge, M. Salmon et Mmes Senée, Souyris et M. Vogel, est ainsi libellé :
Alinéa 5
Compléter l'alinéa par les mots :
des artistes auteurs définis à l'article L. 382-4 du code de la sécurité sociale
La parole est à Mme Monique de Marco.
Mme Monique de Marco. Il s'agit initialement d'un amendement de précision tendant à insérer au sein du code du travail à l'article L. 5422-9, lequel énumère l'ensemble des sources de financement de l'assurance chômage, les revenus de remplacement versés par l'Unédic.
J'utiliserai le temps de parole qu'il me reste pour vous répondre, madame la ministre, car je ne peux pas accepter que l'on qualifie ce texte de démagogique.
Nous avons en effet démontré que le dispositif, dont le coût s'établirait, en fonction des résultats de la négociation collective, entre 6 millions et 680 millions d'euros, était tout à fait finançable : par le non-recours au RSA, mais aussi, comme je le proposerai dans un instant, par une cotisation sur les opérateurs d'intelligence artificielle ou sur les revenus générés par les œuvres d'art d'artistes morts. En tout état de cause, des capacités de financement existent.
Je rappelle du reste que les artistes auteurs cotisent déjà à l'assurance chômage via la CSG. Je ne comprends donc pas cette attaque.
Vous évoquez par ailleurs le risque de placer les intéressés dans une position de subordination. Mais c'est le cas actuellement, puisqu'ils dépendent des contrats que l'on veut bien leur accorder !
Vous indiquez enfin que vous envisagez de mener une énième étude interministérielle pour expertiser d'éventuelles disparités de rémunération entre les hommes et les femmes artistes auteurs. Le rapport Racine, comme d'autres, montre que de telles disparités existent, et nous savons que les femmes sont plus durement affectées que les hommes par les discontinuités de revenus. En quoi cela constitue-t-il une réponse à la question posée ?
Si vous voulez vraiment faire une étude, demandons une étude d'impact de ce texte, comme le proposait Mme Gruny, ou penchons-nous sur d'autres dispositifs.
En tout état de cause, je réfute l'accusation de démagogie. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
Mme la présidente. Quel est l'avis de la commission ?
Mme Anne Souyris, rapporteure. Cet amendement de précision rédactionnelle vise à clarifier la définition des diffuseurs publics visés par l'article 1er.
L'avis est donc favorable.
Mme la présidente. Quel est l'avis du Gouvernement ?
Mme Rachida Dati, ministre. Étant défavorable à cette proposition de loi, je le suis également à cet amendement.
Mme la présidente. L'amendement n° 4 rectifié, présenté par Mmes de Marco et Ollivier, MM. Benarroche, G. Blanc, Dantec, Dossus, Fernique et Gontard, Mme Guhl, MM. Jadot et Mellouli, Mme Poncet Monge, M. Salmon et Mmes Senée, Souyris et M. Vogel, est ainsi libellé :
Après l'alinéa 5
Insérer deux alinéas ainsi rédigés :
...° Après le 1°, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :
« ...° Une contribution des diffuseurs exploitant ou diffusant des œuvres ne faisant plus l'objet d'une protection du droit d'auteur dans les conditions définies par l'article L. 123-1 du code de la propriété intellectuelle ; »
La parole est à Mme Monique de Marco.
Mme Monique de Marco. Comme je l'ai indiqué précédemment, la présente proposition de loi est née d'une idée que Victor Hugo a présentée en 1878, lors du Congrès littéraire international.
Le droit d'auteur, ou propriété reconnue à l'auteur sur l'œuvre de son esprit, était alors menacé à travers l'Europe. Au cours des débats, Victor Hugo a présenté l'idée d'une redevance perpétuelle sur le domaine public, destinée à financer les jeunes auteurs.
Les mots qu'il prononça alors sont tout à fait d'actualité : « Rien ne serait plus utile, en effet, qu'une sorte de fonds commun, un capital considérable, des revenus solides, appliqués aux besoins de la littérature en continuelle voie de formation. Il y a beaucoup de jeunes écrivains, de jeunes esprits, de jeunes auteurs, qui sont pleins de talent et d'avenir, et qui rencontrent, au début, d'immenses difficultés. Quelques-uns ne percent pas, l'appui leur a manqué, le pain leur a manqué. […] Connaissez-vous rien de plus beau que ceci : toutes les œuvres qui n'ont plus d'héritiers directs tombent dans le domaine public payant, et le produit sert à encourager, à vivifier, à féconder les jeunes esprits ! »
Par cet amendement, nous proposons d'instaurer un tel dispositif pour l'ensemble des artistes auteurs.
Mme la présidente. Quel est l'avis de la commission ?
Mme Anne Souyris, rapporteure. Par cet amendement, il est proposé de faire appel à la solidarité intergénérationnelle chère à Victor Hugo. Ce dernier estimait en effet que, à partir du moment où les ayants droit ne perçoivent plus de droits d'auteur, il est essentiel que les recettes issues de l'exploitation d'œuvres tombées dans le domaine public contribuent à assurer la survie des auteurs vivants. Au XIXe siècle, les auteurs vivaient dans une précarité telle qu'ils n'auraient assurément pas redouté le salariat !
Je précise du reste que pas plus que les intermittents du spectacle, les artistes auteurs ne seraient obligés, s'ils bénéficiaient de ce revenu de continuité, d'être salariés dès lors qu'ils seraient entre deux contrats. Les craintes qui ont été évoquées sont donc totalement absurdes !
En tout état de cause, Victor Hugo défendait l'idée que les vivants puissent bénéficier du travail, mais aussi des moments de précarité subis par les morts.
Un tel système n'est du reste ni improbable ni inédit, puisqu'il a été mis en œuvre en Italie dans les années 1960.
L'avis de la commission est toutefois défavorable.
Mme la présidente. Quel est l'avis du Gouvernement ?
Mme Rachida Dati, ministre. Le dispositif proposé pose deux difficultés.
Il existe en effet un risque de confusion entre le droit d'auteur et le droit voisin, d'une part, et le dispositif entraverait le libre accès à des données publiques, ce que j'estime regrettable, d'autre part. Cela irait de plus à l'encontre de votre intention de favoriser la création et l'accès à celle-ci, madame la sénatrice.
L'avis est donc défavorable.
Mme la présidente. Je mets aux voix l'amendement n° 4 rectifié.
(L'amendement est adopté.)
Mme la présidente. L'amendement n° 5 rectifié bis, présenté par Mmes de Marco et Ollivier, MM. Benarroche, G. Blanc, Dantec, Dossus, Fernique et Gontard, Mme Guhl, MM. Jadot et Mellouli, Mme Poncet Monge, M. Salmon et Mmes Senée, Souyris et M. Vogel, est ainsi libellé :
Après l'alinéa 5
Insérer deux alinéas ainsi rédigés :
...° Après le 1°, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :
« ...° D'une contribution des sociétés traitant ou exploitant des œuvres par le biais de technologie d'intelligence artificielle et n'ayant pas conclu de convention avec les organismes de gestion collective des œuvres ; »
La parole est à Mme Monique de Marco.
Mme Monique de Marco. Si Victor Hugo n'évoque bien évidemment pas l'intelligence artificielle dans son discours, notre siècle ne manque pas d'esprits éclairés pour le faire.
Nos collègues Laure Darcos, Agnès Evren et Pierre Ouzoulias sont ainsi les auteurs de la proposition de loi relative à l'instauration d'une présomption d'exploitation des contenus culturels par les fournisseurs d'intelligence artificielle.
Par cet amendement, je vous propose, dans la même logique, de contraindre ceux qui exploitent les œuvres pour proposer des services rémunérés de création de contenus à partir d'une intelligence artificielle à contribuer au financement du mécanisme de continuité de revenu des artistes auteurs.
L'entraînement des logiciels d'intelligence artificielle repose en effet – nous le savons tous – sur le pillage des œuvres mises en ligne, sans rémunération des auteurs. Le règlement européen du 13 juin 2024 sur l'IA ne résout ni la question de l'indemnisation des auteurs d'œuvres déjà pillées ni la question de la mise en œuvre, dans le futur, de la clause de retrait pour les artistes auteurs qui souhaiteraient s'opposer à l'utilisation de leurs œuvres.
Le fonctionnement des entreprises de l'intelligence artificielle est du reste totalement opaque. Les profits dégagés par ces entreprises doivent toutefois revenir à celles et à ceux dont les œuvres sont exploitées. Nous proposons donc d'assimiler les opérateurs d'intelligence artificielle à des diffuseurs et de les contraindre à s'acquitter d'une cotisation permettant de financer ce revenu de remplacement.
Mme la présidente. Quel est l'avis de la commission ?
Mme Anne Souyris, rapporteure. Cet amendement vise à mettre à contribution les entreprises dont la production est fondée sur le traitement, via l'intelligence artificielle, d'œuvres couvertes par le droit d'auteur. Il est tout de même problématique qu'une œuvre créée par l'IA ne donne lieu à aucune cotisation, alors qu'une œuvre créée par un être humain y est soumise. Un tel dispositif incite à utiliser l'intelligence artificielle.
Par cet amendement, il est proposé, comme Victor Hugo aurait pu le faire lui-même s'il avait pu prévoir, au XIXe siècle, qu'un jour des œuvres seraient créées par l'intelligence artificielle, que les machines financent la création vivante, de même qu'il proposait que les œuvres des artistes morts financent la création vivante.
Cette proposition a de plus la vertu d'encourager les diffuseurs à solliciter des artistes vivants plutôt que l'intelligence artificielle.
La commission a toutefois émis un avis défavorable sur cet amendement.
Mme la présidente. Quel est l'avis du Gouvernement ?
Mme Rachida Dati, ministre. Les ayants droit ne sont pas du tout demandeurs de telles cotisations et préfèrent qu'on leur verse des droits d'auteur.
M. Francis Szpiner. Oui !
Mme Rachida Dati, ministre. J'ai pour ma part lancé un cycle de négociations entre les fournisseurs d'IA et les ayants droit. Quelques accords contractuels ont été établis. En tout état de cause, si ces négociations n'avançaient pas assez vite, j'ai récemment proposé de passer par la voie législative.
L'avis est défavorable.
Mme la présidente. La parole est à Mme Laure Darcos, pour explication de vote.
Mme Laure Darcos. Je vous remercie vivement, chère Monique de Marco, d'avoir mentionné plusieurs fois notre proposition de loi.
Notre objectif commun n'est pas si facile que cela à atteindre, car à l'inverse du numérique et de ce qui a été fait dans le cadre de la directive sur le droit d'auteur et les droits voisins, il n'est pas possible de tracer les données qui ont été moissonnées par les opérateurs d'IA. Notre objectif est donc de mettre le pied dans la porte et de renverser la charge de la preuve, de sorte qu'il revienne aux opérateurs de justifier ce qu'ils ont moissonné ou souhaitent moissonner.
Comme l'indiquait Mme la ministre, les artistes auteurs souhaitent avant tout être rémunérés par des droits d'auteur pour l'utilisation de leurs œuvres.
Il nous faut toutefois veiller, car au-delà du ministère de la culture, nous avons besoin du soutien de l'ensemble du Gouvernement, à préserver notre champion français et européen, Mistral. Les représentants de cette entreprise, avec lesquels je me suis entretenue il y a deux jours, nous ont en effet alertés sur le risque que Mistral ne se détourne des fonds européens, qui sont souvent de meilleure qualité et dont l'utilisation alimente les algorithmes des opérateurs d'IA, au profit des fonds américains ou chinois. En effet, les Gafam échapperaient à la contribution que vous envisagez d'instaurer, ma chère collègue, si bien que celle-ci ne pèserait que sur Mistral.
Je ne sais pas si Pierre Ouzoulias souscrira à mes propos, mais j'estime qu'il faut donc prendre garde de ne pas désespérer notre champion, qui commence tout juste à émerger, avec des taxes supplémentaires.
Mme la présidente. Je mets aux voix l'amendement n° 5 rectifié bis.
(L'amendement est adopté.)
Mme la présidente. L'amendement n° 6 rectifié, présenté par Mmes de Marco et Ollivier, MM. Benarroche, G. Blanc, Dantec, Dossus, Fernique et Gontard, Mme Guhl, MM. Jadot et Mellouli, Mme Poncet Monge, M. Salmon et Mmes Senée, Souyris et M. Vogel, est ainsi libellé :
Après l'alinéa 5
Insérer deux alinéas ainsi rédigés :
...° Après le 2°, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :
« ...° Le cas échéant, des contributions des personnes mentionnées à l'article L. 121-2 du code de la propriété intellectuelle ; »
La parole est à Mme Monique de Marco.
Mme Monique de Marco. Je persiste, mes chers collègues ! La présente proposition, corollaire de l'amendement n° 4 rectifié, est, elle aussi, inspirée de l'intervention Victor Hugo au Congrès international de littérature de 1878.
Il s'agit d'instaurer une cotisation non plus sur les revenus tirés de l'exploitation d'œuvres du domaine public, mais sur les droits perçus par les ayants droit héritiers de l'auteur.
Le 21 juin 1878, devant ses confrères, l'auteur des Misérables emploie les mêmes arguments qui justifient selon nous l'adoption de ce dispositif : « L'auteur donne le livre, la société l'accepte ou ne l'accepte pas. Le livre est fait par l'auteur, le sort du livre est fait par la société. L'héritier ne fait pas le livre ; il ne peut avoir les droits de l'auteur. L'héritier ne fait pas le succès ; il ne peut avoir le droit de la société. Je verrais avec peine le congrès reconnaître une valeur quelconque à la volonté de l'héritier. »
Et de conclure : « 1. Il n'y a que deux intéressés véritables : l'écrivain et la société ; l'intérêt de l'héritier, quoique très respectable, doit passer après. 2. L'intérêt de l'héritier doit être sauvegardé, mais dans des conditions tellement modérées que, dans aucun cas, cet intérêt ne passe avant l'intérêt social. »
Sans déposséder les héritiers de leurs droits, nous proposons donc qu'ils contribuent au financement du revenu de remplacement. Une étude d'impact du présent texte pourrait également explorer cette piste.
Mme la présidente. Quel est l'avis de la commission ?
Mme Anne Souyris, rapporteure. Le présent amendement vise à instaurer une contribution des ayants droit héritiers d'un artiste mort avant l'expiration du délai de prescription, afin de financer le mécanisme de continuité des revenus des artistes auteurs.
Un tel mécanisme ne pourra pas être accusé de nuire à l'économie de production et de création, puisque, en l'occurrence, ce sont les héritiers qui contribueront, dans une mesure qui reste à définir. Il permettra aux artistes vivants de vivre mieux, et me paraît à ce titre tout à fait bienvenu.
L'avis de la commission est toutefois défavorable.
Mme la présidente. Quel est l'avis du Gouvernement ?
Mme Rachida Dati, ministre. Si l'objectif est louable, la proposition de loi n'étant pas recevable, je suis défavorable à cet amendement.
Mme la présidente. Je mets aux voix l'article 1er, modifié.
J'ai été saisie d'une demande de scrutin public émanant du groupe Les Républicains. (Exclamations sur les travées des groupes SER et GEST.)
Mme Silvana Silvani. Ils auraient pu avoir la décence d'être présents !
M. Jacques Fernique. Ce sont les intermittents du parlementarisme !
Mme la présidente. Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
Mme la présidente. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
Mme la présidente. Voici, compte tenu de l'ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 131 :
| Nombre de votants | 342 |
| Nombre de suffrages exprimés | 322 |
| Pour l'adoption | 116 |
| Contre | 206 |
Le Sénat n'a pas adopté.
Article 2
Le chapitre IV du titre II du livre IV de la cinquième partie du code du travail est complété par une section 6 ainsi rédigée :
« Section 6
« Revenu de remplacement des artistes auteurs
« Art. L. 5424-31. – Pour l'application de la présente section, sont regardés comme artistes auteurs les personnes mentionnées à l'article L. 382-1 du code de la sécurité sociale.
« Art. L. 5424-32. – Ont droit à un revenu de remplacement les travailleurs qui étaient artistes auteurs au titre de leur dernière activité et qui satisfont à des conditions de ressources et à un niveau de revenus d'activité antérieur au moins égal à 300 heures rémunérées au salaire minimum de croissance sur les douze derniers mois. Ce revenu de remplacement est versé pour une durée de douze mois renouvelable à date anniversaire dès lors que l'artiste auteur satisfait aux conditions de ressources et de revenus d'activité prévues.
« Art. L. 5424-33. – Les articles L. 5422-4 et L. 5422-5 sont applicables au revenu de remplacement des artistes auteurs.
« Art. L. 5424-34. – Le montant du revenu de remplacement des artistes auteurs est proportionnel aux derniers revenus d'activité couplés à un plancher forfaitaire. Toutefois :
« 1° Le montant du revenu de remplacement, déterminé sur la base d'un taux de remplacement applicable aux derniers revenus d'activité, est fixé par décret. Afin de garantir des ressources minimales aux bénéficiaires, il ne peut être inférieur à 85 % du salaire minimum interprofessionnel de croissance brut ;
« 2° Les mesures d'application relatives à la coordination du revenu de remplacement des artistes auteurs avec l'allocation d'assurance sont fixées par les accords mentionnés à l'article L. 5422-20.
« Art. L. 5424-35. – Le revenu de remplacement des artistes auteurs est financé par le régime d'assurance chômage des travailleurs privés d'emploi, abondé par une cotisation des diffuseurs dont le taux ne peut être inférieur au taux des contributions des employeurs mentionnées à l'article L. 5422-9, et selon les mêmes modalités. »
« Art. L. 5424-36. – Les mesures d'application de la présente section sont fixées par décret en Conseil d'État. »
Mme la présidente. L'amendement n° 7 rectifié, présenté par Mmes de Marco et Ollivier, MM. Benarroche, G. Blanc, Dantec, Dossus, Fernique et Gontard, Mme Guhl, MM. Jadot et Mellouli, Mme Poncet Monge, M. Salmon et Mmes Senée, Souyris et M. Vogel, est ainsi libellé :
Alinéas 4 à 9


