2. Des avancées en demi-teinte : l'impossible modernisation du cadre législatif français ?

a) Les ratés de l'amendement " dégroupage "

Une volonté largement partagée : parachever l'ouverture à la concurrence des télécommunications

Depuis l'ouverture totale du secteur des télécommunications à la concurrence au 1 er janvier 1998, les acteurs se sont pour la plupart d'abord concentrés, outre le téléphone mobile, sur l'acheminement du trafic sur longue distance ou sur le marché des entreprises.

Le marché dit de la " boucle locale " (partie terminale du réseau entre le poste de l'abonné et le commutateur auquel il est rattaché, qui permet à l'opérateur d'accéder directement à l'abonné) est quant à lui resté sous le monopole de fait de France Télécom , malgré certaines brèches, comme des raccordements d'entreprises sur des boucles optiques, le développement très progressif de services téléphoniques et Internet sur le câble, ou l'expérimentation de la technologie des boucles locales radio.

Or, l'accroissement du trafic lié à Internet offre, sur ce marché, de fortes perspectives de croissance. En outre, l'utilisation des infrastructures locales existantes constitue une opportunité pour le développement de nouveaux services , comme cela a été dit ci-dessus en matière d'accès à Internet haut débit par les technologies xDSL, par exemple.

L'exercice d'une concurrence effective sur ce marché est donc rapidement devenue une préoccupation non seulement pour les opérateurs concernés et les principaux observateurs du secteur 19( * ) , mais également par les autorités intéressées (Commission, Conseil de la concurrence), pour l'ART et, plus récemment, pour le Gouvernement, longtemps réticent mais finalement conscient, -officiellement depuis septembre 1999-, de la nécessité de préciser le cadre réglementaire afin de permettre un large accès de nos concitoyens à de nouveaux services.

La technique proposée est celle du " dégroupage " de la boucle locale, qui consiste à permettre aux nouveaux opérateurs d'utiliser le réseau local de l'opérateur historique pour desservir directement leurs abonnés, contre une rémunération de ce dernier par les dits opérateurs. Ainsi, il n'y a plus d'obligation, pour les clients des opérateurs nouveaux entrants, de prendre un abonnement auprès de France Télécom pour accéder aux services de l'opérateur qu'ils ont choisi. Cette solution, qui rend effective la concurrence, est une alternative à la duplication du réseau existant par les nouveaux entrants, solution lourde à mettre en oeuvre et économiquement inefficace.

Un règlement européen en cours d'adoption devrait d'ailleurs imposer le dégroupage dans toute l'Union à compter du 1 er janvier 2001.

Contrairement à ce qui a été parfois affirmé, ou sous-entendu, cet accès direct peut être organisé dans des conditions telles qu'il assure une juste rémunération de l'opérateur historique et qu'il respecte les exigences de péréquation géographique entre les abonnés et de qualité du réseau.

Comme l'explique le rapport remis en Juillet 2000 par M. Pierre Fritz sur " le dégroupage de la boucle locale : comparaisons internationales " , nombre de pays ont déjà mis en oeuvre un tel accès direct à l'abonné, notamment les Etats-Unis, alors qu'une proposition de règlement de la Commission européenne avalisé lors du Conseil Télécom du 30 octobre dernier, tend à en faire la norme dans l'Union, d'ici au 1 er janvier 2001.

C'est dans ce contexte que le ministre chargé des télécommunications, M. Christian Pierret, annonçait, en septembre 1999, être convaincu de la nécessité d'introduire une telle possibilité pour les consommateurs français.

Chronique d'une mort annoncée : le rapport Montcharmont

Ce constat n'était pourtant pas unanimement partagé : outre la réticence de France Télécom, pour des raisons qui s'expliquent aisément, un rapport d'information du député Gabriel Montcharmont, au nom de la Commission de la production et des échanges de l'Assemblée nationale 20( * ) se déclarait " opposé [...] à l'autorisation du dégroupage du réseau de France Télécom et de tout autre réseau local de communication sans accord libre et préalable de son propriétaire ". Ce rapport estimait en effet que le dégroupage créerait " des conflits " -l'économie monopolistique est en effet par nature moins conflictuelle que l'économie de marché, mais doit-elle être préférée pour autant ?- et faciliterait " les stratégies d'écrémage du marché " .

Enfin, le rapporteur estimait que " l'adoption d'un amendement au projet de loi d'orientation pour l'aménagement et le développement durable du territoire autorisant les collectivités locales à déployer des réseaux de fibres noires conduira, rapidement, à multiplier les offres de boucles locales alternatives qui permettront d'offrir des liaisons à hauts débits et seront très concurrentielles par rapport au réseau filiaire classique ", assertion pour le moins cocasse quant on connaît le contexte d'adoption (cf. ci-dessous) et le contenu de ces dispositions qui s'apparentent largement, compte tenu de la position adoptée par la majorité de l'Assemblée nationale, à une liberté en trompe-l'oeil ! Le Gouvernement s'est d'ailleurs déjà engagé à modifier les dispositions.

Le retrait de l'amendement " dégroupage " et le contournement du Parlement

Passant outre ce plaidoyer pro statu quo , le Gouvernement a déposé un amendement au projet de loi relatif aux nouvelles régulations économiques lors de la discussion en première lecture à l'Assemblée nationale, imposant à compter du 1 er janvier 2001 un accès à la boucle locale dans des conditions objectives, transparentes et non-discriminatoires, à des tarifs reflétant les coûts correspondants et permettant d'éviter une discrimination fondée sur la localisation géographique.

Mais sous la pression de certains députés de la majorité plurielle, le ministre de l'Industrie a finalement retiré cet amendement, qui n'a même pas été discuté malgré le souhait de certains députés socialistes de le voir adopté . Un texte identique, déposé par votre rapporteur ainsi que par nos collègues Xavier Pelchat et Alain Joyandet, lors de la discussion du projet de loi sur la communication audiovisuelle au Sénat, n'a pas connu de sort plus heureux lors de l'examen à l'Assemblée nationale du texte voté par le Sénat.

Aussi, est-ce par voie réglementaire (décret n° 2000-881 du 12 septembre 2000) que le dégroupage de la boucle locale a été introduit en droit français. Un règlement européen en cours d'adoption viendra prochainement consolider la base légale sur laquelle repose ce texte réglementaire.

Ce contournement du Parlement est très regrettable.

b) Les infrastructures passives des collectivités locales : un ouvrage encore sur le métier

Une liberté refusée aux collectivités locales

Depuis plusieurs années, de nombreuses collectivités territoriales se sont trouvées confrontées à une absence d'offres permettant, pour leurs administrés ou pour elles-mêmes, de réduire le prix des communications ou de répondre, dans des conditions raisonnables, aux besoins d'accès à des services de télécommunications à haut débit.

Aussi ont-elles parfois pris des initiatives en matière, notamment, d'équipement de leur territoire en infrastructures de télécommunications " passives " -infrastructures dites de " fibres noires "- installées par elles mais destinées à être exploitées par des opérateurs de télécommunications.

Le principe de telles initiatives, reconnu légitime par la Commission européenne, le Conseil de la Concurrence et l'ART, avait d'ailleurs été avalisé par une conférence de presse du premier ministre du 19 janvier 1999.

Afin de sécuriser juridiquement ces initiatives qui n'étaient pas explicitement prévues par le code des collectivités locales, lors des débats sur le projet de loi d'aménagement du territoire en 1999, proposé, à l'initiative de votre rapporteur, un dispositif législatif consacrant et encadrant cette intervention.

Les propositions, pourtant équilibrées, du Sénat se sont malheureusement heurtées, malgré le dépôt, par le Gouvernement, d'un amendement voisin de celui de votre rapporteur, à l'hostilité de certains députés, l'Assemblée nationale adoptant finalement un texte si confus et restrictif que la nouvelle liberté offerte aux collectivités locales est unanimement considérée comme un faux semblant .

Ainsi un intéressant article de doctrine relevait, dans l'" Actualité juridique - Droit administratif " de décembre 1999 21( * ) qu'" il n'est pas certain toutefois que le texte adopté le 6 mai 1999 soit à même de clore définitivement tout contentieux en la matière (...) " Pire, la loi n'aurait même rien apporté par rapport à la situation antérieure où, faute de base légale, la jurisprudence était restrictive et hésitante : " il n'est pas certain pour autant que l'état du droit ait évolué de manière substantielle depuis l'intervention des députés " .

Paradoxalement, la procédure définie par la loi pour mettre en oeuvre le principe de liberté d'action qu'elle affirme est d'ores et déjà apparue aux élus comme une restriction du champ de leurs interventions. C'est en tout état de cause ce qui ressort du bilan de l'application de l'article L.1511-6, confirmant ce que votre commission avait dénoncé dès l'adoption de ces dispositions par les députés.

L'article L.1511-6 du code général des collectivités territoriales prévoit en effet, la possibilité d'une telle mise à disposition d'infrastructures " dès lors que l'offre de services ou de réseaux de télécommunications à haut débit qu' [elles] demandent n'est pas fournie par les acteurs du marché à un prix abordable ou ne répond pas aux exigences techniques et de qualité qu' [elles] attendent ".

Le texte prévoit également " la mise en oeuvre d'une procédure " (non définie) " de publicité permettant de constater la carence et d'évaluer les besoins des opérateurs " et limite à une période de huit ans la durée d'amortissement des investissements prise en compte pour évaluer le prix de la location (contre plus du double en général dans le secteur privé). Parallèlement, il exclut la possibilité pour les collectivités de devenir opérateur de télécommunications.

Le moins que l'on puisse dire est que ce dispositif législatif, dont l'interprétation est complexe, mérite d'être précisé !

On peut d'abord s'interroger sur le contenu exact de la notion de " carence " de l'initiative des opérateurs mise en avant par l'article L.511-6, dont la mise en oeuvre pratique est difficile.

Ensuite, la procédure de publicité " ad hoc " à mettre en oeuvre peut légitimement susciter des interrogations de la part des élus. Il conviendrait à tout le moins d'en préciser les objectifs et la nature.

Enfin, la limitation à 8 ans de la période d'amortissement des investissements prise en compte pour la fixation du tarif de location constitue une mesure exorbitante du droit commun ; elle est ressentie pas les élus comme une contrainte supplémentaire, qui limite de fait les initiatives des collectivités en augmentant artificiellement le prix de location. En effet, le coût d'installation des fibres noires est constitué, pour l'essentiel, du coût des travaux de génie civil, amortis sur une durée beaucoup plus longue.

Un Gouvernement tardivement rallié aux propositions du Sénat

Présentant cette proposition comme une avancée majeure vers la société de l'information -alors qu'il s'agit d'un simple retour à la case départ : celle des propositions du Sénat-, le Comité interministériel sur la société de l'information du 10 juillet dernier a proposé de modifier l'article L. 1511-6 dans le futur projet de loi sur la société de l'information en supprimant l'obligation d'amortissement sur une durée maximale de huit ans et la mention du constat d'une éventuelle carence. Votre rapporteur regrette que le Gouvernement ne se propose pas de préciser la procédure de " publicité " imposée par ledit article.

En conséquence, il est indiqué dans le relevé de conclusions du comité interministériel que " le Gouvernement propose une nouvelle rédaction, plus ouverte, de l'article L.1511-6 ". Que ne s'est-il rallié, en 1999, à cette position, défendue par le Sénat !

c) Un débat introuvable : la taxe professionnelle de France Télécom

Votre commission pour avis demande depuis plusieurs années que la taxe professionnelle de France Télécom soit versée aux collectivités locales et non à l'Etat, hélas sans succès.

Pourtant, chaque année depuis l'examen, en juin 1996, d'un amendement de votre rapporteur en ce sens, le Gouvernement donne des " assurances " et indique que le projet de loi de finances de l'an prochain serait l'occasion d'envisager un transfert conforme à la décentralisation et à l'autonomie des collectivités locales. Le système actuel, hérité de la loi du 2 juillet 1990 sur l'organisation du service public de La Poste et des télécommunications, est manifestement inadapté à l'existence d'un secteur désormais libéralisé et pourrait même entraîner des distorsions de concurrence défavorables à l'opérateur public.

Diverses solutions transitoires et divers systèmes ont été proposés par le Sénat, parmi lesquels :

- effectuer un transfert pur et simple au bénéfice des collectivités d'implantation ;

- affecter le produit de cette taxe pour moitié aux collectivités d'implantation des établissements de l'opérateur et pour moitié à la péréquation nationale de la taxe professionnelle ;

- affecter une partie de ce produit à un fonds géré paritairement entre l'Etat et les élus, permettant de compenser le surcoût occasionné à La Poste par sa contribution à l'aménagement du territoire.

A l'heure où l'autonomie fiscale des collectivités locales est menacée par les réformes fiscales unilatéralement décidées par l'Etat, le retour à la normale pour le versement de la taxe professionnelle de France Télécom s'impose plus que jamais.

d) Le Parlement contourné : la transposition de directives par ordonnances

Ce ne sont pas moins de neuf directives relatives aux télécommunications qui sont concernées par l'habilitation demandée par le Gouvernement à transposer ces textes par ordonnances.

L'appréciation qu'il faut porter sur une méthode aussi expéditive a été remarquablement exprimée lors de la discussion du projet de loi n° 473, par le rapporteur au fond de la Commission des Lois, M. Daniel Hoeffel, ainsi que par celui de la Commission des Affaires économiques, notre collègue Ladislas Poniatowski.

Votre commission regrette que des sujets tels que l'évaluation du coût du service universel des télécommunications ou encore la mise en place de l'annuaire universel des télécommunications ne fassent pas l'objet d'un débat au Parlement.

Votre rapporteur sera particulièrement attentif aux dispositions qui seront proposées à la ratification du Parlement.

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