N° 86
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2025-2026
Enregistré à la Présidence du Sénat le 28 octobre 2025
AVIS
FAIT
au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur la proposition de loi pour la sécurisation juridique des structures économiques face aux risques de blanchiment,
Par M. Hervé REYNAUD,
Sénateur
(1) Cette commission est composée de : Mme Muriel Jourda, présidente ; M. Christophe-André Frassa, Mme Marie-Pierre de La Gontrie, M. Marc-Philippe Daubresse, Mmes Laurence Harribey, Isabelle Florennes, Patricia Schillinger, Cécile Cukierman, MM. Dany Wattebled, Guy Benarroche, Michel Masset, vice-présidents ; Mmes Marie Mercier, Jacqueline Eustache-Brinio, M. Olivier Bitz, secrétaires ; M. Jean-Michel Arnaud, Mme Nadine Bellurot, MM. François Bonhomme, Hussein Bourgi, Mme Sophie Briante Guillemont, M. Ian Brossat, Mme Agnès Canayer, MM. Christophe Chaillou, Mathieu Darnaud, Mmes Catherine Di Folco, Françoise Dumont, Lauriane Josende, MM. Patrick Kanner, Éric Kerrouche, Henri Leroy, Stéphane Le Rudulier, Mme Audrey Linkenheld, MM. Alain Marc, David Margueritte, Hervé Marseille, Mme Corinne Narassiguin, M. Paul Toussaint Parigi, Mmes Anne-Sophie Patru, Salama Ramia, M. Hervé Reynaud, Mme Olivia Richard, MM. Teva Rohfritsch, Pierre-Alain Roiron, Mme Elsa Schalck, MM. Marc Séné, Francis Szpiner, Mmes Lana Tetuanui, Dominique Vérien, M. Louis Vogel, Mme Mélanie Vogel.
Voir le numéro :
|
Sénat : |
877 (2024-2025) |
L'ESSENTIEL
La proposition de loi n° 877 (2024-2025) pour la sécurisation juridique des structures économiques face aux risques de blanchiment déposée par Nathalie Goulet et Raphaël Daubet traduit certaines des recommandations qu'ils ont formulées dans le rapport de leur commission d'enquête n° 757 (2024-2025) « Ces dizaines de milliards qui gangrènent notre société » du 28 juin 2025. Si la proposition de loi a été renvoyée au fond à la commission des finances, celle-ci a délégué à la commission des lois l'examen au fond de quatre de ses neuf articles. Il s'agit, de :
· L'article 2, qui procède à la création d'un fichier recensant les identités fictives et les prête-noms impliqués dans des affaires de blanchiment ;
· L'article 3, qui prévoit une obligation de justification lors de toute cession amiable de l'origine des fonds par l'acheteur d'une société commerciale ;
· L'article 8, qui entend étendre les prérogatives des greffiers des tribunaux de commerce, en particulier dans le cadre de la mise en oeuvre des nouvelles procédures de radiation d'office du registre du commerce et des sociétés (RCS) introduites par la loi n° 2025-532 du 13 juin 2025 visant à sortir la France du piège du narcotrafic ;
· L'article 9, qui propose, à titre expérimental, d'ouvrir un accès direct aux données cadastrales détenues par la direction générale des finances publiques (DGFip) à trois greffes de tribunaux de commerce.
L'efficacité de la lutte contre la criminalité organisée repose largement sur la capacité des autorités à « frapper au portefeuille », en démantelant les réseaux de blanchiment qui permettent aujourd'hui trop souvent aux criminels de réinjecter le produit de leur action dans l'économie réelle. D'importants progrès législatifs ont récemment été réalisés dans le domaine, à l'initiative du Sénat, avec notamment l'adoption de la loi n° 2025-532 du 13 juin 2025 précitée visant à sortir la France du piège du narcotrafic ou de la loi n° 2024-582 du 24 juin 2024 améliorant l'efficacité des dispositifs de saisie et de confiscation des avoirs criminels. Pour autant, la commission d'enquête de Raphaël Daubet et Nathalie Goulet a démontré que des marges de progrès subsistaient et que le perfectionnement du dispositif de lutte contre le blanchiment demeurait un enjeu prioritaire, notamment dans sa dimension législative.
Réunie le 28 octobre sous la présidence de Muriel Jourda (Les Républicains - Morbihan), la commission s'est donc pleinement associée à la volonté des auteurs de la proposition de loi de se saisir de cet enjeu. À l'initiative de son rapporteur Hervé Reynaud (Les Républicains - Loire), elle a adopté quatre amendements visant à sécuriser juridiquement les rédactions proposées (article 9), à en supprimer les éléments redondants avec le droit existant (article 8) ou, lorsque cela était nécessaire, à leur substituer d'autres mécanismes d'action potentiellement plus efficaces (articles 2 et 3).
I. LA LUTTE CONTRE LE BLANCHIMENT : UN PRÉREQUIS FONDAMENTAL DANS LA LUTTE CONTRE LA CRIMINALITÉ ORGANISÉE
La commission d'enquête précitée du 18 juin 2025 de Raphaël Daubet et Nathalie Goulet dressait le constat d'un dispositif anti-blanchiment encore insuffisamment efficace face à la masse des flux financiers illicites aujourd'hui observée. Cette vulnérabilité est d'autant plus préoccupante que, aux termes du rapport, « le blanchiment constitue en réalité le crime qui permet tous les autres ; en effet la réinjection de l'argent de la criminalité organisée dans l'économie réelle est le but ultime des trafiquants, quelle que soit leur " activité " ; par conséquent, lutter contre le blanchiment est la seule manière efficace de priver la criminalité de sa raison d'être et de l'empêcher de contaminer l'ensemble de l'économie et de la société ». Parmi les lacunes identifiées dans les mécanismes de lutte contre le blanchiment figuraient notamment :
· L'insuffisante appropriation, par les personnes assujetties de leurs obligations destinées à la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (LCB-FT) (avec des déclarations de soupçons parfois peu nombreuses et à la qualité aléatoire) ;
· La régulation défaillante de certains secteurs particulièrement exposés au risque LCB-FT, en particulier le secteur immobilier ;
· Une sous-utilisation des dispositifs légaux existants, par exemple les possibilités de confiscation des avoirs criminels ;
· Un manque d'attractivité chronique de la filière économique et financière pour les enquêteurs, provoqué pour partie par des conditions de travail notoirement difficiles.
La conjugaison de ces éléments engendre un retard préoccupant des autorités publiques vis-à-vis de réseaux disposant de moyens quasi-illimités et capables d'exploiter chacune des failles de la législation pour mener à bien leur activité criminelle de blanchiment. S'il est difficile d'estimer de manière fiable les montants en jeu, le rapport rappelle que la Cour des comptes européenne évaluait en 2021 le blanchiment de capitaux à 1,3 % du PIB européen (soit 38 milliards d'euros par an dans le cas de la France). Dans ce contexte, la commission s'est pleinement associée à la volonté des auteurs de la proposition de loi de se doter d'outils supplémentaires pour la lutte contre le blanchiment, qui doit incontestablement être érigée en priorité.