C. L'INNOVATION DE DÉFENSE FACE À L'IMPÉRATIF DU TEMPS COURT
Les études et démonstrateurs constituent des projets technologiques de défense (PTD) qui participent de l'innovation dite planifiée. Celle-ci concentre la très grande majorité des crédits d'étude amont (88,7 %).
Or le retour d'expérience ukrainien a démontré que l'innovation de défense doit également s'inscrire dans le temps court.
Elle doit en particulier émaner des acteurs et industriels de la défense eux-mêmes, en s'appuyant sur les usages duaux et sur les capacités internes à concevoir des réponses concrètes aux difficultés opérationnelles rencontrées au quotidien.
Bien que limités, les crédits dédiés à l'innovation participative (1,4 M€ en 2024) ont permis le financement de projets innovants issus des armées et services du Minarm (tels que LANCEA, dispositif de simulation du gonflage des tuyaux d'incendie permettant de reproduire des conditions d'entrainement réalistes, et Télémax 360 permettant d'adapter une caméra 360°sur un robot de déminage). De tels projets sont doublement positifs : d'une part, ils apportent des solutions concrètes et immédiates aux besoins des forces et, d'autre part, ils contribuent à créer des écosystèmes d'innovation entre industriels et opérationnels.
Le retour d'expérience du conflit en Ukraine a mis en évidence que certaines technologies pouvaient s'avérer obsolètes quelques semaines à peine après leur première utilisation sur le champ de bataille.
La prise en compte du temps court est ainsi devenue une exigence stratégique, qui a conduit à la mise en oeuvre de plusieurs initiatives destinées à accélérer et fluidifier le passage à l'échelle.
1. La révolution dans les affaires capacitaires (RAC)
La « révolution dans les affaires capacitaires » (RAC), annoncée par le ministre des Armées lors de son discours d'octobre 2024 à Vaire-le-Petit, doit marquer une évolution profonde de la conduite de l'innovation.
Succédant aux dispositifs Fast Track, à la force d'acquisition réactive et aux opérations agiles, la RAC vise à la fois à faire monter en production des innovations issues des armées ou de l'industrie mais aussi à mieux prendre en compte les évolutions du besoin militaire et les évolutions technologiques, dont le rythme très rapide contraste avec le temps de vie des équipements.
Du côté de la Direction générale de l'armement (DGA), la RAC s'est traduite par la création d'une division dédiée à l'animation et à la transformation des opérations et méthodes (ATOM). L'État-major des armées (EMA) joue, pour sa part, un rôle de courroie de transmission entre les forces, qui expriment leurs besoins, et la DGA, chargée de leur traitement.
La RAC doit ainsi constituer un levier de simplification et de performance, permettant de passer plus rapidement de la validation en comité de gouvernance du passage à l'échelle (CGPAE) à l'acquisition des premiers de série, puis à leur déploiement.
Les mesures prévues dans le cadre de la RAC pourraient par ailleurs s'accompagner d'une plus grande subsidiarité dans la gestion d'une partie des crédits dédiés. Certaines personnes entendues ont en effet souligné la difficulté à disposer d'une visibilité suffisante sur l'emploi des crédits du programme 144 gérés par l'AID, ce qui peut limiter la capacité des armées à évaluer l'adéquation des dépenses aux besoins qu'elles estiment prioritaires en matière de recherche et technologie (R&T). C'est pourquoi les rapporteurs estiment qu'une discussion devrait être engagée entre l'AID et les armées sur l'adéquation du montant de crédits actuellement délégués aux forces (500 000 euros) à leurs besoins pour développer des solutions en interne. Plusieurs personnes entendues ont ainsi estimé qu'un doublement de leur montant donnerait davantage de souplesse aux armées pour lancer certains projets importants, le plafond actuel présentant, selon elles, un risque de « saupoudrage » au profit de micro-projets. En tout état de cause, une augmentation de ces crédits devrait s'accompagner d'une remontée à l'AID des projets financés afin d'éviter tout doublon.
Une augmentation de l'enveloppe dédiée à l'innovation déléguée aux armées pourrait être envisagée tout en garantissant à l'AID une vision globale des projets menés pour éviter tout doublon.
2. Des modes d'acquisition assouplis, des simplifications qui demeurent cependant nécessaires
Sur le plan réglementaire, les articles R. 2322-15, R. 2122-9-1 et R. 2322-16 du code de la commande publique, ont permis de rendre plus souples certaines procédures de passation, notamment pour favoriser la captation de l'innovation. Ces articles ont facilité la contractualisation des expérimentations et des achats innovants et relevé les seuils pour les marchés passés sans mise en concurrence, notamment pour de petites séries. Un nombre important de procédures a bénéficié de ces ajustements.
Des améliorations restent cependant à envisager, car ces seuils demeurent souvent trop bas pour permettre des achats structurants et le passage à une échelle plus large.
Par ailleurs, l'AID a lancé plusieurs partenariats d'innovation destinés à faciliter et accélérer le passage à l'échelle (cf. encadré ci-après). Ce dispositif, qui figure à l'article L. 2172-3 du code de la commande publique, permet à l'acheteur public de mettre en place un partenariat structuré de long terme couvrant à la fois la phase de recherche et de développement ainsi que l'achat ultérieur des produits, services ou travaux en résultant, sans remise en concurrence, sous réserve que ces derniers répondent à un besoin ne pouvant pas être satisfait en ayant recours à l'offre disponible sur le marché.
Les principaux partenariats d'innovation en cours
- KALI (Kit d'adaptation des protections balistiques pour le personnel féminin) : l'appel à candidatures a été publié. L'objectif de mise en production est fixé à l'échéance de l'année 2025. Ce programme vise à adapter les équipements de protection balistique aux spécificités morphologiques féminines, dans une perspective d'amélioration de la protection individuelle et de l'ergonomie des matériels ;
- DAVID (Détection et neutralisation des engins explosifs improvisés) : le projet fait actuellement l'objet d'une phase de restructuration. Un élargissement du champ d'action au domaine maritime et portuaire est à l'étude, dans la continuité des travaux conduits dans le secteur terrestre ;
- DANAE (Drone armé de surface) : la procédure de sélection est en cours. Sept candidats ont été retenus pour la première phase. Une première évaluation, fondée sur un scénario non communiqué, interviendra au début de l'année 2026. À l'issue de cette étape, trois projets seront présélectionnés et se verront remettre le dossier de consultation des entreprises (DCE) en vue d'une seconde phase, prévue dans un délai de 15 mois.
- CISMA (Cible sous-marine autonome) : le programme a pour objet de développer une solution permettant l'entraînement autonome des sous-marins, sans recours à des moyens aériens ou navals d'accompagnement. Le lancement opérationnel est prévu dans un délai de 24 mois. Le dossier de consultation des entreprises est actuellement en phase de finalisation.
Source : état-major des armées, réponse au questionnaire des rapporteurs
Pour autant, comme l'a admis l'AID en audition, le montage des partenariats d'innovation « reste très chronophage en phase de préparation : les règles sont complexes avec les critères de sélection à identifier avant le lancement, et le nombre d'actes contractuels par titulaire est important ». Il a ainsi été indiqué aux rapporteurs qu'une « simplification du partenariat d'innovation avec la publication d'un clausier simplifié » était envisagée, laquelle apparaît en effet souhaitable.
Enfin, plusieurs personnes auditionnées ont mis en évidence une prudence excessive des acheteurs publics dans la mise en oeuvre du code de la commande publique. Celle-ci s'explique en partie par l'engagement de leur responsabilité pénale. Une adaptation du régime applicable pourrait contribuer à lever ces freins et à favoriser une prise de risque maîtrisée, indispensable à la conduite de l'innovation de défense.
L'actualisation de la LPM doit être l'occasion d'adapter le principe de responsabilité pénale des acheteurs publics dans le cadre de la passation des marchés de défense.
3. Une agilité nécessitant un recours accru aux architectures ouvertes
La prise en compte du temps court nécessite une intégration facilitée et rapide des innovations dans les équipements et matériels.
Au cours des auditions, le recours aux architectures ouvertes, c'est-à-dire aux systèmes autorisant des incréments qui ne sont pas nécessairement développés par l'industriel à l'origine de l'équipement, a ainsi été présenté comme un impératif.
Dans le domaine aéronautique, a ainsi été cité l'exemple du Mirage 2000D - conçu dans les années 1980 et doté d'un système des années 1990, en mesure de constituer une plateforme d'expérimentation pour l'intelligence artificielle embarquée grâce à un système ouvert, adaptable et optimisable en fonction des besoins opérationnels des armées -.
Ce cas de figure est cependant rare, la plupart des autres appareils étant équipés de systèmes propriétaires, plus fermés.
L'enjeu consiste donc à développer des modèles fondés sur des architectures ouvertes permettant, d'une part, aux armées de disposer d'un accès libre aux données produites par leurs équipements et, d'autre part, de pouvoir intégrer rapidement des évolutions selon les besoins du terrain.
Les États-Unis ont déjà franchi cette étape : leur cadre juridique a été adapté afin que les données issues des plateformes du Département de la Défense appartiennent à l'État. Par ailleurs, les industriels doivent se conformer à une architecture de référence définie par le gouvernement s'ils souhaitent participer aux marchés publics.
4. Faire aboutir la refonte de l'instruction ministérielle relative à l'innovation de défense
L'instruction ministérielle n° 2067 relative à l'innovation de défense, inchangée depuis la création de l'Agence de l'innovation de défense (AID), fait aujourd'hui l'objet de travaux de refonte. Trois évolutions principales ont ainsi été proposées par l'AID, sans avoir abouti :
- une meilleure description des dispositifs permettant le passage à l'échelle, notamment via la CGPAE, dotée d'un budget de 24 M€ ;
- une révision du calendrier des travaux d'orientation afin d'adapter le rythme des réflexions stratégiques et la production du document d'orientation de l'innovation de défense (DROID) ;
- la reconnaissance du rôle central de l'AID, qui devrait être informée de l'ensemble des projets d'innovation conduits par les entités du ministère, afin d'éviter les redondances.
Parallèlement, l'EMA a proposé une stratégie d'innovation de défense articulée autour de quatre axes d'effort : connecter, financer, contractualiser et valoriser. Sa mise en oeuvre repose sur trois principes : simplicité, subsidiarité et acceptation du risque (droit à l'échec).
Les rapporteurs considèrent qu'une réécriture de l'IMID n° 2067 permettrait de clarifier certaines procédures et d'en renforcer la lisibilité. Ils appellent par conséquent à l'aboutissement rapide des travaux de refonte de cette instruction intégrant les propositions de l'AID et de l'EMA.