II. LES TITRES SÉCURISÉS, TOUJOURS MOINS D'ÉTAT POUR TOUJOURS PLUS DE PROJETS ?

Depuis une dizaine d'années, des mesures importantes ont été mises en oeuvre afin de moderniser le circuit de délivrance des titres officiels. Ces réformes ont entendu promouvoir une plus grande sécurité de ces titres afin de lutter contre la fraude documentaire mais ont aussi poursuivi des objectifs d'optimisation des conditions de production et de délivrance des titres. L'État a souhaité dégager ses unités territoriales d'une charge qui, inévitablement, a été reportée sur d'autres intervenants, les collectivités territoriales en particulier, les mairies. Ce transfert s'est produit alors même que la sécurisation des titres supposait la mise en oeuvre de nouvelles procédures et de nouvelles technologies qui n'a pas toujours été rendue compatible avec la continuité du service de proximité assuré par les communes. Après les difficultés engendrées par la mise en oeuvre du passeport biométrique, de nouvelles difficultés apparaissent avec la diffusion de la carte d'identité électronique.

Par ailleurs, il faut considérer la complexité de l'architecture d'ensemble du système de délivrance et de gestion des titres sécurisés.

A. LA RÉNOVATION DES MODALITÉS DE DÉLIVRANCE DES TITRES PERMET DE DÉCHARGER PROGRESSIVEMENT LE RÉSEAU PRÉFECTORAL DES MISSIONS DE « GUICHET » MAIS EXERCE DES EFFETS PEU ACCEPTABLES POUR LES COMMUNES

L'évolution des missions du réseau préfectoral concerne à ce jour avant tout les modalités de délivrance des titres. L'objectif poursuivi est double. Il consiste, d'une part, à désengager progressivement les préfectures et les sous-préfectures des missions de « guichet » relatives à la délivrance de certains documents comme les certificats d'immatriculation des véhicules ou les permis de conduire, et, d'autre part, à rationaliser les procédures de transmission et d'instruction des demandes de titres en favorisant leur dématérialisation et par la création de « plates-formes » d'instruction au niveau régional .

Ce processus se poursuivrait en 2017.

• Le rôle de l'administration préfectorale en matière de délivrance des titres avait déjà été réduit lors de la mise en place du passeport biométrique en 2009 , qui avait vu un transfert de responsabilité s'opérer des préfectures et des sous-préfectures vers les mairies, celles-ci assurant, pour l'essentiel, les missions de recueil des demandes et des pièces justificatives et de remise des passeports aux usagers.

• Par ailleurs, le développement de téléprocédures a permis d'ajouter une mécanique alternative aux déplacements en préfectures pour accomplir un certain nombre de formalités ou se procurer des renseignements. Ainsi, le changement d'adresse ne nécessite plus obligatoirement de démarche en préfecture pour apporter la modification nécessaire sur le certificat d'immatriculation, grâce à l'ouverture de la télédéclaration en ligne. De même, un service en ligne permettant aux usagers d'obtenir leur relevé de points de permis de conduire a été mis en place (service « télépoints »).

• Ce désengagement est également manifeste s'agissant de la délivrance des certificats d'immatriculation des véhicules . En effet, depuis la mise en place du système d'immatriculation des véhicules (SIV) entré en application en 2009, les propriétaires peuvent faire immatriculer leurs véhicules soit directement chez les professionnels de l'automobile habilités par le ministère de l'intérieur, soit en préfecture. Depuis son entrée en vigueur, le SIV rénové a délivré 67,7 millions de certificats d'immatriculation dont 11,5 millions pour l'année 2015. Le délai entre le paiement dans le SIV et la délivrance du titre est inchangé, de l'ordre de trois jours. La part des opérations passant par les professionnels, qui continue d'augmenter, est de 93,60 % pour les véhicules neufs et 44 % pour ceux d'occasion. Au total, les professionnels utilisant le SIV, dont le nombre augmente (27 065 en 2015 contre 25 852 fin 2014) traitent 57,3 % des opérations (54,15 % l'année précédente). Le réseau préfectoral assure donc une minorité des opérations (environ 43 %).

D'après le ministère de l'intérieur, la mise en place du SIV a permis de réduire de 317 ETPT le nombre d'effectifs dans l'administration préfectorale entre 2009 et 2012.

Si cette procédure d'externalisation partielle de gestion des demandes de certificats d'immatriculation permet des gains d'efficience certains pour les préfectures, votre rapporteur spécial souhaiterait qu'elle fasse l'objet d'une évaluation précise.

Celle-ci devrait notamment examiner dans quelle mesure la duplication des points d'entrée, avec d'un côté les professionnels et, de l'autre, le réseau préfectoral, a pu contredire les intentions sous-jacentes à la réforme du SIV de dégager des économies d'ETPT dans le réseau public. Il faut en particulier s'interroger sur les effets du recours à des tiers de confiance en termes d'empilement de missions, la mission contrôle de la délivrance des titres par ces tiers s'étant ajoutée à celle de délivrance des titres pour la part subsistante. Enfin, les politiques tarifaires des professionnels de l'automobile doivent être prises en compte pour évaluer l'impact du désengagement partiel de l'État. En effet, alors que la délivrance des certificats d'immatriculation est gratuite en préfecture, elle fait souvent l'objet d'une facturation par les garagistes ou les concessionnaires habilités, dont les conditions sont apparemment très variables.

Sur ce point, il convient d'ajouter que les professionnels, qui ont pu développer des solutions de délivrance par internet, nourrissent des inquiétudes légitimes devant les projets, décrits ci-dessous, de mise en place d'un nouveau service à distance à travers le déploiement de « centres d'expertise et de ressources titres » susceptibles de provoquer une obsolescence de leur offre de services.

Évolution du nombre d'immatriculations de véhicules (neufs et d'occasion)
par les préfectures et les professionnels de l'automobile

Source : commission des finances du Sénat, à partir des réponses du ministère de l'intérieur au questionnaire de votre rapporteur spécial

Par ailleurs, afin de rationaliser le processus d'instruction des demandes de passeport et de naturalisation, le ministère de l'intérieur a créé des plateformes interdépartementales ou régionales, censées prendre le relais du réseau préfectoral . Il s'agit de :

47 « centres d'expertise et de ressources titres » (CERT) spécialisés (hors préfecture de police) en métropole et dans 8 CERT en outre-mer . Des cellules de lutte contre la fraude seraient intégrées à chaque CERT. La constitution de ces structures interdépartementales auprès de certaines préfectures prolonge l'expérience des plateformes chargées de l'instruction des demandes de passeports biométriques déployées à partir de septembre 2014 24 ( * ) à laquelle le ministère de l'intérieur associé un gain de 80 ETPT (soit une économie estimée à 3,6 millions d'euros) ;

• la mise en place des plateformes d'instruction des demandes de naturalisation, déjà mentionnée. D'après les informations transmises par le ministère de l'intérieur à votre rapporteur spécial, cette réforme a permis de réaliser un gain d'une soixantaine d'ETPT .

Ces restructurations se poursuivraient en 2017. Il est prévu ainsi de mettre en place de nouveaux « centres d'expertise et de ressources titres -CERT » pour traiter des demandes de cartes nationales d'identité, de permis de conduire et de certificats d'immatriculation, selon le calendrier indiqué ci-dessous.

Projets de déploiement des CERT en 2017

« CNI-passeports »

Conditions du déploiement à l'automne 2016 : mise en place du système d'information unique dit « Titres Électroniques Sécurisés » (TES) dans les mairies accueillant les dispositifs de recueil (DR) des demandes, ouverture au public des pré-demandes en ligne et engagement des travaux immobiliers dans les CERT qui le justifient.

Novembre 2016 : expérimentation départementale dans les Yvelines. Seules les mairies de ce département équipées de dispositifs de recueil (DR) reçoivent les demandeurs de CNI, les autres mairies remettent les dernières CNI saisies dans la précédente application pendant 3 mois, date limite pour les usagers pour récupérer leur titre.

Décembre 2016 : expérimentation régionale en Bretagne, sur le CERT de Quimper, site-pilote régional. Dans toute la région, seules les mairies équipées de DR reçoivent les demandeurs de CNI et les transmettent par TES au CERT de Quimper.

À partir de février 2017 : généralisation du déploiement de tous les CERT métropolitains, jusqu'à fin mars 2017.

« Permis de conduire »

Conditions du déploiement entre automne 2016 et début 2017 : mise à disposition progressive des télé-procédures de demandes de permis jusqu'au 30 novembre 2016 et engagement des travaux immobiliers jusqu'à l'été 2017.

Avril-mai 2017 : expérimentation au CERT de Mulhouse, sur un périmètre pluri-départemental.

Septembre 2017 : ouverture du CERT de Nantes, à compétence nationale pour les échanges de permis étrangers et les permis internationaux. Novembre 2017 : déploiement généralisé des CERT, avec fermeture concomitante des guichets d'accueil.

« Système d'immatriculation des véhicules (SIV) »

Conditions du déploiement, début 2017 : mise à disposition de 4 télé-procédures entre février et juillet 2017 et ouverture d'une procédure de demande dématérialisée pour les autres opérations. Arrêt de la prise en charge par les préfectures des procédures pouvant être effectuées par les professionnels habilités. Réalisation des travaux immobiliers sur les sites qui le nécessitent.

Octobre 2017 : ouverture d'un CERT pilote à Besançon, avec fermeture des guichets au public.

Novembre 2017 : déploiement généralisé des CERT « SIV », avec fermeture concomitante des guichets d'accueil.

Ces projets appellent quelques observations afin que les inquiétudes qu'ils font naître puissent être surmontées.

Si la dématérialisation des procédures peut améliorer la productivité de l'administration, il convient que ce processus ne s'accompagne pas d'une détérioration de la qualité de service . De ce point de vue, force est de constater que les projets en cours peuvent altérer l'accessibilité au service par la rupture qu'ils impliquent avec une proximité appréciée des usagers.

Dans ces conditions, les reports de charges sur les entités qui préservent cette proximité, les communes , paraissent difficilement évitables.

Celles-ci ont, d'ores et déjà, été significativement sollicitées par les réformes apportées aux titres sécurisés et la perspective d'une nouvelle étape portant sur la carte nationale d'identité inquiète légitimement d'autant que, comme en témoigne l'encadré ci-dessus, l'expérimentation prévue à ce titre n'envisageant aucune adaptation pouvant résulter du retour d'expérience consécutif à celle-ci le déroulement du programme est inscrit comme inéluctable à très brève échéance.

En effet, le développement des téléprocédures et des téléservices a nécessité d'effectuer une sélection des points d'entrée communaux lors du passage au passeport biométrique dont les difficultés qu'elle a soulevées, particulièrement bien exposées par le rapport de notre collègue Michèle André, risquent fort de se retrouver dans le cadre de l'extension de ce mécanisme à l'instruction des demandes de carte nationale d'identité.

La mise en place du passeport biométrique s'est accompagnée d'une sélection des mairies points d'entrée du processus de délivrance rendue nécessaire par les besoins d'équipement en stations de recueil de données. Ainsi, 2 072 communes se sont équipées de stations correspondant à 2 292 sites et 3 211 stations en fonctionnement.

La loi de finances n° 2008-1425 du 27 décembre 2008 a institué une dotation relative à l'enregistrement des demandes et à la remise des titres sécurisés initialement fixée à 5 000 euros par an et par station 25 ( * ) , cette dotation étant indexée sur l'évolution de la dotation globale de fonctionnement. Cette opération, qui a instauré un système entraînant le dessaisissement de nombre de communes, mal acceptée par certaines d'entre elles, quand d'autres ont dû subir une désignation prétendument volontaire, traduit l'un des effets de la dématérialisation des procédures de délivrance de titres : la sélection qui l'accompagne suscite une distance d'accès pour certains usagers, ceux des 34 000 communes de France qui ne peuvent fournir la prestation correspondante.

Jusqu'à présent, cette difficulté avait épargné le processus de délivrance de la carte nationale d'identité mais la dématérialisation devrait désormais s'y appliquer.

Il est à craindre que les mêmes causes produiront les mêmes effets. À nouveau, un grand nombre de nos concitoyens devront se rendre dans des mairies extérieures à leur lieu de résidence afin de déposer leur demande. Il entre certes dans les intentions du ministère d'augmenter le déploiement des stations de recueil de données (un nombre supplémentaire d'un peu plus de 200 stations est évoqué). Il n'empêche que ces évolutions nourriront une fois encore le sentiment d'un éloignement des services publics de base chez nombre de nos compatriotes , les responsables municipaux qui ne pourront plus assurer le service correspondant pouvant légitimement se sentir frustrés d'une partie de leur vocation.

Il faut également rappeler que les difficultés liées à la détermination des compensations versées aux communes d'accueil des stations n'ont que trop de chances de se reproduire. De ce point de vue, la doctrine du ministère de l'intérieur repose sur la conception selon laquelle les maires agissent en tant que représentants de l'État quand ils accueillent les demandes de titres. De ce fait, la compensation qui leur est attribuée se base sur les surcoûts qu'ils subissent en servant de points d'entrée à des demandeurs qui ne sont pas domiciliés sur le territoire communal.

Quelle que soit la pertinence juridique de ce point de vue, il faut observer qu'en toute hypothèse, le désengagement de l'État de ses missions d'accueil de demandeurs de titres à travers le renoncement à l'accueil aux guichets du réseau préfectoral accentuera la pression sur les communes devenues les seules unités territoriales à fournir un service jusqu'alors partagé.

Dans ces conditions, malgré l'élargissement du nombre des stations installées, c'est bien à une aggravation des charges pesant sur les communes sélectionnées que la mise en place de la carte nationale d'identité électronique aboutira.

A ces difficultés, qui appellent de la part du ministère l'application d'une politique responsable garantissant un accès aisé de nos compatriotes au processus de délivrance des titres ainsi que de justes compensations , il faut ajouter la considération des problèmes de sécurité que pose un système reposant sur l'utilisation du numérique et délégant aux communes des tâches pour le moins cruciales.

La vulnérabilité des systèmes numériques à des attaques est trop documentée pour que votre rapporteur spécial y revienne.

Dans ces conditions, il faut relever comme une orientation à saluer mais aussi comme un témoignage de l'acuité des enjeux d'une meilleure sécurité des systèmes que, s'agissant de la lutte contre la fraude documentaire, le plan préfectures nouvelle génération prévoit de mieux sécuriser les applications informatiques et téléservices proposés.

Il faut souhaiter que les besoins de renforcement de la sécurité soient plus rapidement satisfaits que pour d'autres solutions destinées à élever le niveau de sécurité des systèmes.

En effet, en ce qui concerne les titres sécurisés, les risques de falsification et de contrefaçon portent aujourd'hui davantage sur les justificatifs présentés à l'appui des demandes de titres que sur les titres eux-mêmes, constat qui a conduit à la formalisation d'un projet interministériel coordonné par le ministère de la justice tendant au développement d'une plateforme informatique d'échange des données d'état civil : l'application COMEDEC (communication électronique des données de l'état civil).

Cette application, qui fonctionne depuis le 1 er janvier 2014, permet aux services instruisant les demandes de titre d'obtenir par voie dématérialisée les documents nécessaires directement de la part de la commune de naissance des demandeurs. Elle permet de s'assurer de la validité de l'état civil et supprime le risque de recevoir un extrait d'acte de naissance falsifié.

Comme votre rapporteur spécial a eu l'occasion de le constater à plusieurs reprises, le nombre de communes utilisant cette application est encore faible .

Actuellement, 258 communes sont raccordées à COMEDEC . L'objectif que s'est fixé le ministère de l'intérieur est de parvenir à ce que toutes les communes disposant ou ayant disposé d'une maternité (environ 650 communes) soient raccordées à cette application d'ici 2017, de même Paris, Lyon et Marseille, qui sont des communes pourvoyant un nombre important d'actes d'état civil. La loi de modernisation de la justice du XXI e siècle prévoit de rendre obligatoire le dispositif COMEDEC aux communes réunissant ces caractéristiques.

Votre rapporteur spécial réitère sa demande visant à ce que ces raccordements fassent l'objet d'un suivi à travers un indicateur de performance intégré au projet annuel de performances de la mission « Administration générale et territoriale de l'État ».

La question de la destruction des cartes nationales d'identité présentées lors d'un renouvellement qui serait désormais confiées aux communes points d'entrée ne laisse d'inquiéter celles-ci tant par les implications financières de ces destructions que par les enjeux de sécurité que cette opération recèle. Il paraît peu acceptable de se reposer sur une destruction au fil des demandes qui à l'évidence ne serait pas conciliable avec un standard minimal de sécurité. Reste que le stockage des cartes remises aux communes pose de son côté de sérieuses questions sur la sécurité qui pourrait l'accompagner. Il ne faut pas négliger que la protection des mairies est rarement assortie des mêmes moyens que celle des entités du réseau préfectoral, certes perfectible mais globalement supérieure à celle des bâtiments municipaux.


* 24 En revanche, les passeports temporaires non biométriques restent de la compétence des préfets de département.

* 25 La dotation atteint désormais le montant de 31,6 millions d'euros.

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