EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Lors de l'examen devant votre commission de la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie, son rapporteur, notre collègue François-Noël Buffet, avait une nouvelle fois regretté la complexité du droit des étrangers, dont les « procédures byzantines (...) épuisent et découragent les personnes chargées de les appliquer sur le terrain », et la trop rapide succession des réformes, nuisible à la qualité et à la lisibilité de la loi. Comme il le résumait alors : « à peine les personnels ont-ils le temps de s'approprier une réforme et d'être formés à son application que celle-ci est suivie d'une autre ! » 1 ( * ) .

Moins de cinq mois après la promulgation de ce texte, votre commission est déjà appelée à se prononcer sur une nouvelle proposition de loi qui semble, hélas, sur ce point, lui donner raison.

La proposition de loi n° 277 (2018-2019) relative au délai d'intervention du juge des libertés et de la détention en rétention administrative à Mayotte, déposée par les députés du groupe La République en Marche et adoptée par l'Assemblée nationale le 29 janvier 2019 après engagement de la procédure accélérée, vise en effet à corriger une erreur de coordination intervenue à l'Assemblée nationale lors de l'examen en nouvelle lecture de la loi du 10 septembre 2018 précitée.

Essentiellement technique, ce court texte entend maintenir à 5 jours, à Mayotte, le délai de saisine du juge des libertés et de la détention ouvert aux étrangers placés en rétention administrative (par dérogation au délai de 48 heures applicable sur le reste du territoire français).

Le séquençage de la rétention administrative, outil central de nos politiques d'éloignement des étrangers en situation irrégulière, a fait l'objet de profondes divergences entre l'Assemblée nationale et le Sénat lors de l'examen du projet de loi « Immigration, asile, intégration ». En première lecture, votre commission, suivie par le Sénat, avait profondément remanié le dispositif adopté par les députés et prévu l'intervention du juge des libertés et de la détention (JLD) dans la procédure au cinquième jour de rétention
- et non après 48 heures.

En raison de la pression migratoire exceptionnelle qui s'exerce à Mayotte, le législateur avait déjà porté en 2017 à 5 jours sur l'île - contre 2 dans le reste du territoire français - la durée de la phase initiale de rétention administrative à l'issue de laquelle le JLD est saisi aux fins de prolongation.

Lors de l'examen du projet de loi « Immigration, asile, intégration », le Sénat ayant porté la durée initiale de la rétention administrative à 5 jours sur l'ensemble du territoire, il avait alors naturellement aussi supprimé la dérogation mahoraise, devenue sans objet.

Or, en nouvelle lecture, l'Assemblée nationale a voulu rétablir le délai de quarante-huit heures... mais elle a omis de rétablir aussi la dérogation initiale propre à Mayotte et de maintenir le délai de 5 jours qui y était applicable.

Comme l'expliquent les auteurs de la proposition de loi déposée sur le Bureau de l'Assemblée nationale : « Il en résulte que le délai de saisine du juge des libertés et de la détention a été réduit à 48 heures à Mayotte, alors que ce n'était la volonté ni du Sénat - qui souhaitait au contraire étendre le délai à cinq jours sur l'ensemble du territoire - ni de l'Assemblée - qui n'entendait pas revenir sur le droit en vigueur à Mayotte. »

Les représentants de la préfecture de Mayotte - avec lesquels votre rapporteur entretient un dialogue régulier et qu'il a tenu à entendre pour recueillir leur avis sur ce texte - ont été les premiers à signaler la malfaçon législative. Ils lui ont fait part d'une réelle inquiétude sur le plan opérationnel si une correction législative n'était pas adoptée rapidement, une promulgation avant le 1 er mars 2019 permettant d'éviter toute rupture dans l'application des dispositions dérogatoires à Mayotte.

Saluant une démarche constructive et respectueuse du rôle du Sénat de la part du Gouvernement comme de son homologue rapporteure pour la commission des lois de l'Assemblée nationale, votre rapporteur se félicite d'avoir pu faire intégrer en amont certaines de ses suggestions d'améliorations. Il est en mesure, dans ces conditions, de recommander au Sénat une adoption conforme de ce texte utile et urgent.

I. LE CONTEXTE DE LA LUTTE CONTRE L'IMMIGRATION IRRÉGULIÈRE À MAYOTTE : DES DIFFICULTÉS AIGUËS JUSTIFIANT CERTAINES ADAPTATIONS JURIDIQUES

A. UNE PRESSION PARTICULIÈREMENT FORTE DE L'IMMIGRATION CLANDESTINE À MAYOTTE

Mayotte connaît depuis des années une pression migratoire exceptionnelle . Celle-ci est due non seulement à son attractivité économique propre - comme beaucoup de collectivités d'outre-mer -, mais aussi au contexte géopolitique particulier et aux liens historiques existant entre les îles de l'archipel des Comores. Ce facteur très spécifique, qui distingue la situation de Mayotte au sein des outre-mer, a d'ailleurs été évoqué dès 2012 lors des travaux de la mission d'information créée au sein de notre commission afin d'apprécier la mise en place de la départementalisation et d'en dresser un premier bilan 2 ( * ) .

Aujourd'hui encore, la comptabilisation du nombre d'étrangers en situation irrégulière présents à Mayotte reste un exercice difficile : selon les premiers résultats détaillés du recensement de la population de 2017 par l'Insee 3 ( * ) , 48 % de la population de Mayotte est de nationalité étrangère, soit 123 000 personnes - ce qui constitue la part la plus élevée de tous les départements français. En outre, on estime qu'au moins la moitié des étrangers non natifs de Mayotte se trouve en situation irrégulière 4 ( * ) (taux particulièrement élevé chez les plus jeunes, 74 % des étrangers de 18-24 ans ne disposant pas d'un titre de séjour).

Ainsi, alors que l'île compte 256 500 habitants en 2017, les estimations du nombre d'étrangers en situation irrégulière oscillent entre 60 000 5 ( * ) et 75 000 6 ( * ) individus, chiffres probablement sous-évalués compte tenu de l'écart notable constaté ces trois dernières années entre les flux annuels d'entrées (entre 25 000 et 30 000) et les reconduites (de 15 000 à 23 000, selon la préfecture).

Les étrangers en situation irrégulière sont, pour la quasi-totalité, des ressortissants de l'Union des Comores provenant ainsi des autres îles de l'archipel (Grande Comore, Anjouan, Mohéli). Les services préfectoraux constatent en outre l'arrivée, via Anjouan, d'un nombre croissant de migrants en provenance du continent africain (États de la région des grands lacs et Madagascar).

Répartition de la population de Mayotte en 2017,
par lieu de naissance et nationalité

Source : Insee, Recensement de la population 2017

Les migrants effectuent généralement leur voyage vers Mayotte en bateau depuis l'île voisine d'Anjouan, distante de moins de 70 kilomètres. Les « kwassas-kwassas » - barques de fortune plates, motorisées, de 10 mètres de long sur un mètre de large, surchargées pour accueillir parfois jusqu'à 50 personnes, avec bagages et animaux - transportent les clandestins dans des conditions souvent déplorables d'hygiène et de sécurité. Le voyage dure en moyenne une vingtaine d'heures et les naufrages sont fréquents.

La pression migratoire a ainsi pour conséquences une densité de population exceptionnelle, une urbanisation incontrôlée et la prolifération de l'habitat insalubre 7 ( * ) , et le développement de véritables filières d'immigration et de travail clandestin, aux dépens du développement socio-économique de l'île.


* 1 Voir, sur ce sujet, le rapport n° 552 (2017-2018) de M. François-Noël Buffet, fait au nom de la commission des lois, sur le projet de loi pour une immigration maîtrisée et un droit d'asile effectif. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : https://www.senat.fr/rap/l17-552-1/l17-552-11.pdf

* 2 « Mayotte : un nouveau département confronté à de lourds défis », rapport d'information n° 675 (2011-2012) de MM. Jean-Pierre Sueur, Christian Cointat et Félix Desplan à la suite d'une mission effectuée à Mayotte du 11 au 15 mars 2012.

* 3 Insee Première, n° 1737 (février 2019). Ce document est consultable à l'adresse suivante :
https://insee.fr/fr/statistiques/3713016

* 4 Insee Analyses Mayotte, n° 12 (mars 2017). Ce document est consultable à l'adresse suivante : https://www.insee.fr/fr/statistiques/2656589

* 5 Contrôleur général des lieux de privation de liberté, rapport de visite « Locaux de rétention administrative provisoires de Petite-Terre (Mayotte) - 17 et 20 juin 2016) » (p. 4).

* 6 Ministère de l'Intérieur, rapport « Les étrangers en France - année 2016 (Quatorzième rapport établi en application de l'article L. 111-10 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile) » (p. 171).

* 7 Selon l'Insee, 39 % des résidences principales sont en tôle, en bois, en végétal ou en terre, 29 % des ménages n'ont pas de point d'eau à l'intérieur de leur logement, et 10 % des résidences sont dépourvues d'électricité.

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