II. LA POSITION DE LA COMMISSION DES LOIS : PRÉSERVER LES DROITS DU PARLEMENT EN RÉDUISANT LE RECOURS AUX ORDONNANCES

A. UN RECOURS TROP IMPORTANT AUX ORDONNANCES

1. Le Parlement a la capacité de répondre aux situations d'urgence, sans besoin de recourir massivement aux ordonnances

Pour le Gouvernement, le recours aux ordonnances se justifie par « l'urgence qui s'attache à l'adoption de ces mesures (...), compte tenu des circonstances ainsi que des incertitudes sur la sortie de la crise et le calendrier parlementaire » 14 ( * ) .

Les 24 habilitations prévues par le projet de loi s'ajouteraient aux 57 ordonnances prises sur le fondement de la loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19 .

À titre de comparaison, on dénombre en moyenne 43 ordonnances par an depuis 2014 , dont 59 ordonnances pour la session parlementaire 2018-2019, 28 pour la session 2017-2018 et 81 pour la session 2016-2017.

La législation par ordonnances deviendrait temporairement la règle, alors que le Parlement a démontré toute sa réactivité pour faire face à la crise sanitaire .

Cinq lois ont été votées depuis la fin du mois de mars 2020, dont deux lois d'urgence 15 ( * ) , deux lois de finances rectificatives 16 ( * ) et une loi organique 17 ( * ) . À titre d'exemple, la première loi d'urgence a été définitivement adoptée moins de cinq jours après son dépôt sur le bureau du Sénat.

Le Gouvernement dispose, en outre, d'une large place dans l'ordre du jour parlementaire . Conformément à l'article 48 de la Constitution, deux semaines de séance sur quatre lui sont réservées ; les projets de loi de finances sont inscrits par priorité, même en dehors de ces semaines réservées.

Enfin, le rapporteur rappelle que plusieurs habilitations du projet de loi visent à « compenser » les retards pris par l'administration en amont de la crise sanitaire , notamment en ce qui concerne la justice (voir supra ).

2. Les ordonnances réduisent la capacité d'action du Parlement

Certes, le Parlement s'attache à contrôler les ordonnances prises pendant l'état d'urgence sanitaire.

La commission des lois du Sénat a par exemple créé une mission pluraliste de suivi composée de 11 sénateurs . Cette dernière a déjà procédé à une cinquante d'auditions et a publié deux rapports d'étape 18 ( * ) .

La capacité d'action du Parlement est toutefois réduite, notamment pendant le débat parlementaire .

En effet, conformément à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, le Gouvernement n'est pas tenu de « faire connaître au Parlement la teneur des ordonnances qu'il prendra en vertu de l'habilitation » 19 ( * ) . De même, l'amendement d'un député ou d'un sénateur ne peut pas étendre le périmètre d'une habilitation 20 ( * ) .

Une fois la loi promulguée, le Parlement est, en outre, dessaisi des matières déléguées pendant toute la période d'habilitation , même si cette irrecevabilité reste appliquée avec souplesse.

L'irrecevabilité des amendements contraires à une délégation
accordée en vertu de l'article 38 de la Constitution

Ces amendements peuvent être déclarés irrecevables en application des articles 38 et 41 de la Constitution . En cas de désaccord entre le Gouvernement et le président de l'assemblée concernée, le Conseil constitutionnel statue dans un délai de huit jours.

Cette irrecevabilité doit être invoquée pendant le débat parlementaire, le Conseil constitutionnel ne la soulevant pas d'office (règle du préalable parlementaire) 21 ( * ) . Elle reste très peu mise en oeuvre , notamment au regard du nombre croissant d'habilitations à légiférer par ordonnances.

Quant aux projets de loi de ratification, ils sont très rarement inscrits à l'ordre du jour du Parlement . Pour la session parlementaire 2016-2017, si des projets de loi ont ainsi été déposés au Sénat pour ratifier 71 ordonnances, 53 d'entre elles n'ont jamais été ratifiées 22 ( * ) . De même, aucune des 55 ordonnances prises sur le fondement de la loi d'urgence du 23 mars dernier n'a fait l'objet d'une procédure de ratification.


* 14 Étude d'impact du projet de loi, p. 6.

* 15 Loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 précitée et loi n° 2020-546 du 11 mai 2020 prorogeant l'état d'urgence sanitaire et complétant ses dispositions.

* 16 Lois n° 2020-289 du 23 mars 2020 et n° 2020-473 du 25 avril 2020.

* 17 Loi organique n° 2020-365 du 30 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19.

* 18 Ces rapports sont consultables à l'adresse suivante :

http://www.senat.fr/commission/loi/missions_de_controle/mission_de_controle_sur_les_mesures_liees_a_lepidemie_de_covid_19.html .

* 19 Conseil constitutionnel, 7 septembre 2017, Loi d'habilitation à prendre par ordonnances les mesures pour le renforcement du dialogue social , décision n° 2017-751 DC.

* 20 En séance publique, les amendements qui étendent une habilitation à légiférer par ordonnances peuvent faire l'objet d'une exception d'irrecevabilité (voir celle déposée devant le Sénat le 9 octobre 2019, lors de l'examen du projet de loi « Engagement et proximité »).

* 21 Conseil constitutionnel, 23 janvier 1987, Loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des décisions du Conseil de la concurrence , décision n° 86-224.

* 22 Source : rapport n° 92 (2018-2019) fait au nom de la commission spéciale du Sénat par Ladislas Poniatowski sur le projet de loi habilitant le Gouvernement à prendre par ordonnances les mesures de préparation au retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne.

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