EXAMEN EN COMMISSION

M. Christophe-André Frassa, rapporteur. - Le texte que nous examinons ce matin semblera familier à bon nombre d'entre vous : il reprend des dispositions qui ont déjà été examinées et adoptées par notre commission à deux reprises, en 2020 puis en 2022. Sur l'initiative de Philippe Bas, de Bruno Retailleau et d'Hervé Marseille, ainsi que des membres des groupes Les Républicains et Union centriste, le Sénat avait adopté, en octobre 2020, une proposition de loi constitutionnelle visant à inscrire à l'article 1er de la Constitution un alinéa ainsi rédigé : « Nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s'exonérer du respect de la règle commune. »

Dans un contexte de fragmentation croissante de notre société - la fameuse « archipélisation » décrite par Jérôme Fourquet -, il s'agissait de donner un coup d'arrêt aux revendications et aux pressions communautaristes. Cette tentative de réviser la Constitution a tourné court, puisque l'Assemblée nationale a rejeté le texte en décembre 2020, le gouvernement s'étant opposé à son adoption.

Ce rejet s'appuyait sur trois considérations : tout d'abord, l'absence de réelle portée juridique du texte, au motif que les principes de laïcité et d'égalité feraient déjà échec aux comportements qu'il s'agit d'interdire ; ensuite, l'examen concomitant du projet de loi confortant le respect des principes de la République, qui deviendra la loi du 24 août 2021 ; enfin, l'imprécision de la référence à « la règle commune », qui serait source d'insécurité juridique et pourrait même conduire à remettre en cause certains régimes particuliers ou dérogatoires.

Cinq ans plus tard, où en sommes-nous ? L'exposé des motifs de la présente proposition de loi constitutionnelle part du constat que notre société est confrontée à des revendications, formées par certaines catégories, tendant « à se voir reconnaître, notamment en raison de leurs croyances religieuses, des droits particuliers qui peuvent apparaître comme autant de dérogations au principe d'égalité devant la norme commune, dans le service public, à l'école ou dans le cadre professionnel ».

Dans son étude annuelle de 2024 sur la souveraineté, le Conseil d'État - on ne saurait le soupçonner ni de dérive réactionnaire ni d'islamophobie - faisait le même constat. Il indiquait ainsi que, « depuis quelques années, s'affirment des aspirations politiques, philosophiques ou religieuses qui viennent concurrencer les lois de la République », ces phénomènes étant « révélateurs d'une forme de contestation de la légitimité même de la loi républicaine, donc de la souveraineté nationale », en ce qu'ils « tendent à affirmer le primat de préceptes philosophiques ou religieux sur le droit institutionnel ».

Vous ne serez pas surpris d'apprendre que, non seulement le communautarisme ne recule pas, mais qu'il progresse dans tous les domaines de la vie quotidienne : les services publics - école, hôpital, transports -, les entreprises, le monde associatif et le mouvement sportif.

Refuser d'être soigné par un médecin de l'autre sexe, de serrer la main à une femme, de servir certains clients et d'accomplir certaines tâches ou d'assister à des enseignements au prétexte de ses convictions religieuses, ou encore exiger des créneaux séparés dans les piscines ou les clubs de sport : les exemples ne manquent pas. Si ces comportements demeurent très minoritaires, ils ne sont plus marginaux, en particulier dans certains territoires.

Vous le savez, la progression du communautarisme est principalement le fait de l'islamisme radical. L'objectif des mouvements qui se réclament de cette idéologie est éminemment politique et subversif. En arguant notamment de la liberté religieuse, il s'agit de faire prévaloir, comme le décrivait notre ancien collègue Philippe Bas, la loi du groupe sur celle de la Nation.

Faisant état du développement d'un islamisme par le bas, le rapport intitulé Frères musulmans et islamisme politique en France, rendu public par le ministère de l'intérieur en mai dernier, ne dit pas autre chose en décrivant un projet qui vise à oeuvrer au long cours en vue d'obtenir progressivement des modifications des règles locales ou nationales, au premier chef le régime juridique de la laïcité et l'égalité entre les hommes et les femmes.

Si le cadre juridique de la laïcité est plutôt bien établi, surtout en ce qui concerne les services publics, force est de constater qu'il est mal compris et mal appliqué. Les acteurs de terrain, maires et chefs d'entreprise, se trouvent souvent démunis face aux revendications communautaristes. En effet, les groupes de pression n'hésitent pas à instrumentaliser, au soutien de leurs revendications, la liberté de manifester ses convictions religieuses, protégée par l'article 10 de la Déclaration de 1789, comme le principe de non-discrimination qui est consacré par le droit européen.

Dans la sphère professionnelle, l'interdiction de toute « discrimination indirecte », tirée d'une directive du 27 novembre 2000 - qui désigne toute règle générale, fût-elle neutre, entraînant un désavantage pour un groupe religieux -, constitue à cet égard un solvant redoutable pour la conception française de la neutralité.

Par ailleurs, la Cour de justice de l'Union européenne admet des restrictions au port de signes religieux dans une entreprise privée, mais à la seule condition qu'elles répondent à une « exigence professionnelle essentielle


et déterminante ». Cette notion exigeante laisse beaucoup de place à l'appréciation du juge ; c'est autant d'insécurité pour l'employeur qui s'engagerait dans cette voie.

Sous l'influence du droit européen, la jurisprudence de la Cour de cassation tend à évoluer de manière préoccupante. Dans un arrêt du 19 janvier 2022, la chambre sociale a jugé légale la sanction infligée à un salarié qui avait refusé, au prétexte de ses convictions religieuses, de rejoindre son site d'affectation. Les juges se sont positionnés non pas sur le terrain du manquement aux obligations contractuelles, mais sur celui de la non-discrimination. Autrement dit, l'employeur ne pourrait plus se contenter de constater l'inexécution par le salarié des obligations qui résultent de son contrat. Il lui appartiendrait ainsi de prouver que les mesures prises à l'encontre du salarié répondent à une « exigence professionnelle essentielle et déterminante » et qu'elles sont strictement proportionnées.

Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que les chefs d'entreprise et les cadres, peu au fait de cette casuistique subtile, préfèrent des accommodements, qui sont souvent tout sauf raisonnables, à des poursuites pour discrimination.

La sphère publique n'est pas épargnée par la confusion des esprits, voire par les situations de clientélisme communautaire. La modification du règlement des piscines municipales de la ville de Grenoble pour y autoriser le port du burkini a ainsi permis au juge des référés du Conseil d'État de rappeler, dans une ordonnance du 21 juin 2022, les limites à la faculté des personnes publiques d'accorder des adaptations à raison des croyances religieuses des usagers.

Si cela n'est pas toujours aisé à mesurer, tout indique que le phénomène communautariste gagne du terrain et que la République recule d'autant.

L'école demeure une cible privilégiée des mouvements islamistes et des autres groupes de pression. Le développement du port de l'abaya et la controverse qui a suivi le rappel de son interdiction à la rentrée scolaire 2023 en sont un exemple. Les résultats des enquêtes menées auprès des enseignants sont édifiants : interrogés par l'Institut français d'opinion publique (Ifop) en 2023, 64 % des professeurs de l'enseignement public jugeaient que les contestations du principe de laïcité tendaient à augmenter, contre 42 % en 2018. En outre, 53 % rapportaient des contestations de leurs enseignements, contre 38 % en 2018, et 48 % déclaraient s'autocensurer devant les élèves alors qu'ils étaient 37 % cinq ans plus tôt.

Ces constats touchent aussi bien l'hôpital - voyez le rapport Pelloux, publié en 2022 - que le sport. Sur ce sujet, un rapport d'information de l'Assemblée nationale, paru en mars dernier, mettait en garde sur le fait que « dans certains territoires, la cote d'alerte est dépassée ». Le même constat a d'ailleurs mené le Sénat à adopter, en février dernier, la proposition de loi visant à assurer le respect du principe de laïcité dans le sport, qui doit désormais être examinée par l'Assemblée nationale.

Le même phénomène s'observe dans l'entreprise : l'édition 2024 du Baromètre du fait religieux en entreprise, de l'Institut Montaigne, indique que 70 % des salariés interrogés déclaraient avoir connaissance de situations marquées par le fait religieux dans leur entreprise, soit le niveau le plus élevé constaté depuis le lancement de l'étude en 2013. Il est également relevé une hausse des comportements négatifs à l'égard des femmes et des situations de discrimination et de stigmatisation, en particulier envers les salariés de confession juive.

De manière préoccupante, les manifestations du communautarisme tendent à se banaliser, y compris lorsque ces comportements sont constitutifs d'une discrimination illégale.

D'après une autre enquête menée auprès de salariés et publiée en mars dernier, 28 % des personnes interrogées jugent acceptable de refuser de serrer la main d'une personne de l'autre sexe, contre 25 % en 2021, proportion qui s'élève à 58 % pour les répondants âgés de 18 à 24 ans. Il en va de même du refus de servir certains clients à raison de leur religion, regardé comme acceptable par 19 % des salariés, contre 18 % en 2021, dont 40 % des 18-24 ans.

Cinq ans après, force est de constater que la mobilisation, tardive mais réelle, des pouvoirs publics contre le repli communautaire et le séparatisme islamiste n'a pas permis d'endiguer ces deux phénomènes. Nos collègues Jacqueline Eustache-Brinio et Dominique Vérien ont dressé, en mars 2024, un bilan sévère de la loi du 24 août 2021, qu'elles décrivaient comme essentiellement technique et à la portée juridique parfois douteuse. Pouvait-il en être autrement, eu égard au contenu de cette loi, qui mêlait surtout des dispositions de droit mou et des réglementations tatillonnes ? Il me semble que le fait de jouer sur la procédure, en alourdissant la charge administrative qui pèse sur l'ensemble des associations ou des cultes, ne fera pas reculer le communautarisme.

La présente proposition de loi constitutionnelle emprunte une autre voie : elle vise à consacrer, à l'article 1er de la Constitution, une règle simple et claire, à laquelle tout chef d'entreprise, tout maire, tout médecin et tout professeur pourra se référer. Elle proclame, au sommet de la hiérarchie des normes, l'absence de droit à l'adaptation du service ou des règles applicables à un individu ou à un groupe à raison de son origine et de ses croyances et, ce qui en constitue le pendant, l'absence d'obligation, pour l'employeur comme pour la collectivité publique, de procéder à de telles adaptations.

En outre, elle constitutionnalise l'impossibilité pour toute personne d'exciper de son origine ou de ses croyances pour se soustraire au respect des règles, qu'il s'agisse de celles qui régissent la vie de la Nation comme de celles qui sont propres aux services publics ou aux entreprises.

Le texte consacre des principes dégagés par la jurisprudence du Conseil constitutionnel, en reprenant largement des termes qui figurent dans les décisions Charte européenne des langues régionales ou minoritaires du 15 juin 1999 et Traité établissant une Constitution pour l'Europe du 19 novembre 2004. Le Conseil constitutionnel y a jugé que les dispositions de l'article 1er de la Constitution « interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s'affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ».

Notez que le présent texte n'entend pas simplement « rehausser » la jurisprudence. En effet, il ne limite pas son application aux seules relations entre collectivités publiques et particuliers : il s'étend aux règles et interactions collectives dans le secteur privé. Les notions de « règle commune » ou de « règles applicables » intègrent les lois et règlements de la République, mais aussi les règlements intérieurs des services publics, des entreprises et des associations. Ces considérations permettent, à elles seules, d'écarter l'argument tiré de l'absence de portée réelle du texte, dès lors qu'il se bornerait à rappeler des principes dégagés par la jurisprudence.

À supposer même que ce soit le cas, il est pleinement dans l'office du constituant d'inscrire au sommet de la hiérarchie des normes les principes nécessaires à notre temps. Tel est précisément l'objet de ce texte qui, comme l'exposait son auteur, Philippe Bas, assure « une reformulation pour notre temps de principes qui sont au fondement de la République ».

Cette proposition de loi constitutionnelle est un acte politique majeur, dont la portée ne doit pas être sous-estimée. Alors que nos règles juridiques, mal comprises et mal appliquées, sont impuissantes à endiguer la progression du communautarisme, elle apparaît comme une initiative salutaire.

Notez qu'elle s'écarte sur un point du texte que nous avions adopté en 2020 : elle substitue la notion de « règle commune » à celle de « règles applicables ». Cette modification a pour objet de répondre à l'objection que j'évoquais précédemment, à savoir que la référence à la « règle commune » serait susceptible de remettre en cause les régimes particuliers qui ont cours dans certaines parties du territoire - à l'instar du régime des cultes en Alsace-Moselle ou dans certaines collectivités d'outre-mer -, ou la faculté d'accorder des adaptations ou des dérogations à raison des convictions religieuses, comme les autorisations d'absence pour certaines fêtes.

Disons-le d'emblée, cet argument est, pour reprendre les mots du professeur Anne Levade, spécieux et juridiquement erroné.

D'une part, la « règle commune » peut comporter des exceptions et des régimes particuliers. La formulation retenue n'interdit d'ailleurs aucunement d'accorder un aménagement ou une adaptation du service pour tenir compte des convictions religieuses de l'agent public, de l'usager ou du salarié. Elle interdit seulement à ces derniers d'exciper de leurs croyances ou de leur origine pour s'exonérer du respect des règles applicables à leur situation.

D'autre part, en ce qui concerne la sphère publique, la proposition de loi constitutionnelle n'ajoute pas à la jurisprudence constitutionnelle, qu'elle conforte et explicite. Le Conseil constitutionnel a toujours refusé la remise en cause, sur le fondement des principes d'égalité et de laïcité, des régimes particuliers en vigueur dans certaines parties du territoire de la République. Ainsi, le présent texte ne pourrait aucunement être interprété comme revenant sur ce point.

Quant à la référence aux « règles applicables », elle ne paraît pas satisfaisante et a d'ailleurs été critiquée par les constitutionnalistes que j'ai interrogés. En effet, il n'est pas précisé à qui les règles en cause sont applicables, pas plus que la nature de celles-ci. En outre, cette formulation pourrait même laisser croire qu'il s'agit des règles applicables aux individus et aux groupes concernés à raison de leur origine ou de leurs croyances : une telle interprétation aboutirait à l'inverse de l'effet recherché.

Dans ces conditions, je vous propose, par mon amendement, de revenir à l'expression que le Sénat avait adoptée en 2020, celle de « règle commune ». Cette formulation me paraît à la fois plus claire, plus concise et plus conforme à l'ambition du texte.

Si, comme je le souhaite, cette initiative devait prospérer, il appartiendrait au peuple français, par la voie du référendum, de proclamer son attachement aux principes qui fondent notre République et son refus du communautarisme. Nous pourrions alors rappeler à nos compatriotes l'avertissement de Robert Badinter, dont nous avons célébré l'entrée au Panthéon la semaine dernière : « Le communautarisme, c'est la mort de la République [...] Si nous devions avoir des communautés qui négocient leur adhésion ou leur participation, ce serait fini. Ce serait un autre type de République. »

Au bénéfice de ces observations, je vous propose d'adopter la proposition de loi constitutionnelle, pourvu qu'elle soit rectifiée par mon amendement.

M. Éric Kerrouche. - La situation est encore plus byzantine que nous ne l'imaginions : premièrement, nous discutons d'une proposition de loi constitutionnelle dont l'auteur est désormais membre du Conseil constitutionnel ; deuxièmement, vous souhaitez rétablir le texte dans la version déjà adoptée par le Sénat en 2020, dès lors que vous suggérez de remplacer les « règles applicables » par les « règles communes ».

Sur le fond, ce texte est présenté comme une réponse à la montée du communautarisme, en particulier le communautarisme islamiste. Les indicateurs retenus pour justifier votre démarche ne décrivent qu'une partie de la réalité, que je ne conteste pas par ailleurs. Ainsi, vous auriez pu également vous référer aux travaux de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), qui contrebalancent les chiffres que vous avez juxtaposés pour faire croire qu'ils décrivent précisément la réalité.

Notre opinion n'a pas changé sur ce texte, malgré la modification rédactionnelle que vous proposez : comme en 2020, nous considérons qu'il n'est pas utile, qu'il est toujours mal rédigé et qu'il présente un risque constitutionnel. Nous déplorons le fait qu'il reprenne des dispositions qui figurent dans des textes présentés par le Rassemblement national : la proposition loi constitutionnelle sur le rétablissement de la maîtrise souveraine de la politique migratoire et la protection de la nationalité française, déposée en 2018, et la proposition de loi constitutionnelle Citoyenneté-Identité-Immigration, déposée en 2024.

Surtout, nous contestons sa finalité, car il n'apporte rien sur le plan juridique. Le principe selon lequel la loi s'applique à tous, sans distinction d'origine et de religion, est au frontispice de notre République. Ainsi, il est à la fois proclamé à l'article 1er de la Constitution et à l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Le Conseil constitutionnel, de son côté, a réaffirmé en 1999 et en 2004 que la République ne reconnaît que le peuple français et que nul ne peut invoquer ses croyances religieuses pour se soustraire aux règles communes. La rédaction que vous proposez est dangereuse tant d'un point de vue intrinsèque qu'extrinsèque, car elle laisse une trop grande marge d'interprétation et pourrait même donner lieu à une lecture a contrario.

Bref, à vouloir trop spécifier, on perd de vue la généralité qui est l'essence même d'un texte constitutionnel. Pour l'ensemble de ces raisons, nous voterons contre cette proposition de loi constitutionnelle.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Je remercie le rapporteur d'avoir mis les bons mots sur la situation actuelle de la France, car cela fait des années qu'on ne dit pas les choses telles qu'elles devraient l'être. Ce n'est pas un hasard si notre ancien collègue Philippe Bas a travaillé sur ce sujet : les coups de boutoir portés à la République depuis un certain nombre d'années remettent en cause l'unité et la cohésion dans notre pays. Aussi, il serait bon de préciser dans notre Constitution qu'il y a des règles communes à respecter et que la religion doit relever du domaine privé.

Malheureusement, l'entrisme islamiste fracture sévèrement notre pays ; cette question sera d'ailleurs un enjeu majeur des élections municipales à venir . Faisons en sorte que nos jeunes concitoyens deviennent des adultes éclairés et protégeons la liberté de conscience et l'égalité entre les hommes et les femmes. Du reste, veillons à ce que des contre-sociétés fonctionnant sur des règles religieuses primant celles de la République ne prospèrent pas.

Nous sommes citoyens avant d'être croyants, et non l'inverse. Force est de constater que notre pays n'a pas su entraver la montée du communautarisme. Il est donc urgent de clarifier les choses en rappelant, dans la Constitution, que nous vivons dans une République une, indivisible et laïque, sur la base de règles communes.

M. François Bonhomme. - Ce texte affirme un principe de base sur lequel tout l'édifice républicain est assis. J'entends les réserves d'ordre juridique qui ont été formulées, il n'empêche que la notion de « règle commune » est plus concise et compréhensible. Surtout, elle s'inscrit dans un contexte qu'il ne faut pas nier : le communautarisme islamiste est ciblé en particulier en raison d'éléments de fond, récurrents et structurels. Par conséquent, il nous appartient de changer le droit pour protéger les individus qui en subissent les conséquences.

À la rentrée 2023, le port de l'abaya s'est progressivement répandu dans l'un des lycées de mon département. Les autorités scolaires ont rapidement été débordées, en dépit des médiations. La situation a fini par dégénérer, réseaux sociaux aidant, et a conduit à la mise sous protection policière d'un professeur d'espagnol qui avait fait une simple remarque. Il a fallu attendre qu'une instruction du ministre de l'éducation nationale clarifie enfin les choses en désignant l'abaya comme un vêtement à caractère religieux, au sens de la loi de 2004.

On pourrait multiplier les exemples de dérives des mouvements fondamentalistes, qui essaient de tirer profit des interstices juridiques. La notion de « règle commune » remet la République à l'endroit et conforte ses fondements qui sont mis à mal depuis plusieurs années.

M. Christophe-André Frassa, rapporteur. - Monsieur Kerrouche, nous ne rétablissons pas mot pour mot le texte dans sa version adoptée en 2020 ; vous aurez d'ailleurs remarqué qu'il ne comporte plus qu'un article unique, quand la proposition de loi constitutionnelle comportait un second article relatif aux partis politiques.

Je m'adresse à vous en tant que constituants, mes chers collègues, et non en tant que simples législateurs : la notion de « règles applicables », qui a été introduite en réponse aux débats qui ont eu lieu il y a cinq ans, m'a semblé trop fragile sur le plan constitutionnel et susceptible de produire des effets inverses à ceux qui étaient recherchés.

Par ailleurs, nous ne nous focalisons pas sur certaines catégories de personnes en particulier. Nous souhaitons seulement couper court à un communautarisme que la loi du 24 août 2021 n'a pas su endiguer, en inscrivant au sommet de la hiérarchie des normes des règles communes applicables à la fois aux services publics, à la sphère privée, aux entreprises et au monde associatif. J'entends vos remarques, monsieur Kerrouche, mais épargnez-nous, s'il vous plaît, vos procès d'intention.

M. Éric Kerrouche. - Je ne pense pas que quiconque, ici, soit favorable au communautarisme et remette en cause le principe de laïcité.

M. Christophe-André Frassa, rapporteur. - On le souhaite !

M. Éric Kerrouche. - C'est une affirmation de notre part, monsieur le rapporteur, il n'y a pas à en douter.

Encore une fois, ce texte n'a aucune utilité juridique et va créer de l'insécurité, contrairement à ce que vous prétendez. Nous ne sommes pas dupes de l'exercice d'équilibriste de haut vol auquel vous vous livrez, en nous annonçant qu'il ne s'agit pas de la version originale du texte. Sur le fond, nous continuons de penser que la précision que vous souhaitez apporter est superfétatoire et dangereuse dans ses conséquences. En outre, la Constitution et les lois sur la laïcité nous donnent déjà toutes les armes utiles pour lutter contre les dérives que vous dénoncez.

EXAMEN DES ARTICLES

Article unique

M. Christophe-André Frassa, rapporteur. - L'amendement COM-1 tend à supprimer l'article unique. L'argumentation selon laquelle le texte serait à la fois « en contradiction avec d'autres dispositions constitutionnelles » et « redondant avec le principe d'égalité » me laisse perplexe. Je ne vois aucune contrariété avec les autres dispositions constitutionnelles. Comme je l'indique dans mon rapport, il s'agit au contraire de conforter des garanties posées par la jurisprudence du Conseil constitutionnel, lorsqu'il a précisé la portée des dispositions de l'article 1er de la Constitution.

J'entends davantage l'objection tirée d'une redondance avec les dispositions actuelles de l'article 1er. Toutefois, comme je l'évoquais, le texte ne se borne pas à préciser leur portée : il étend celle-ci au-delà de la seule sphère publique, dans les interactions collectives de la sphère privée. Quoi qu'il en soit, et comme j'ai pu le rappeler, le constituant est pleinement dans son rôle lorsqu'il rappelle, dans la Constitution, les principes qui sont nécessaires à notre temps.

Ceux qui sont confrontés, au quotidien, aux revendications communautaristes - les maires, les chefs d'entreprise, les enseignants, nos concitoyens - disposent-ils vraiment d'une base juridique claire et explicite pour y répondre ? La progression du communautarisme suggère que ce n'est pas le cas. Voilà pourquoi nous voulons leur donner des repères simples.

Pour l'ensemble de ces raisons, j'émets un avis défavorable.

L'amendement COM-1 n'est pas adopté.

M. Christophe-André Frassa, rapporteur. - L'amendement COM-2 tend à revenir à la rédaction adoptée par le Sénat en octobre 2020, en retenant la référence à la « règle commune » plutôt qu'aux « règles applicables ».

La notion de « règle commune » est en effet mieux établie et ne soulève pas de réelle difficulté d'interprétation. Contrairement à ce qui a pu être avancé lors de l'examen de la précédente proposition de loi constitutionnelle visant à garantir la prééminence des lois de la République, elle ne paraît pas susceptible de mener à la remise en cause de certains régimes particuliers - à l'instar du régime des cultes en Alsace-Moselle ou de ceux qui sont en vigueur dans certaines collectivités d'outre-mer.

La notion de « règles applicables », qui avait pour objet de répondre à cette objection - au demeurant infondée -, pourrait toutefois en soulever d'autres : la nature de ces règles et leur applicabilité ne sont pas définies ; de surcroît, la formulation pourrait même laisser accroire qu'il s'agit des règles applicables aux individus et aux groupes concernés à raison de leur origine ou de leurs croyances.

L'amendement COM-2 est adopté.

L'article unique constituant l'ensemble de la proposition de loi constitutionnelle est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article unique

M. BENARROCHE

1

Suppression de l'article

Rejeté

M. FRASSA, rapporteur

2

Référence à "la règle commune"

Adopté

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