D. UNE ÉCONOMIE CONTRASTÉE

En dépit d'une situation générale très critique, la politique d'austérité actuellement conduite par les autorités ukrainiennes pourrait permettre de mettre en valeur les atouts réels dont dispose l'Ukraine sur le plan économique.

1. Des secteurs d'activité diversifiés malgré le poids excessif de l'industrie

L'économie ukrainienne, qui représentait 16 % du PIB de l'URSS en 1990 dispose d'un secteur agricole très important, d'une industrie nettement surdimensionnée et d'un secteur tertiaire qui reste à développer.

a) L'atout agricole

En dépit de difficultés liées à l'héritage soviétique, l'Ukraine, ancien « grenier à blé » de l'Empire russe, demeure une grande puissance agricole.

La production agricole chute depuis plusieurs années (- 3.7 % en 1990. - 13.2 % en 1991. - 8.5 % en 1992). La production de céréales est inférieure de 20 % à celle de la période 1986-1990. Le passif de l'agriculture ukrainienne est imputable aux défaillances héritées du système collectif : insuffisance des équipements, des capacités de stockage, des fertilisants et des pesticides, mauvaise qualité du réseau routier en milieu rural...

Les terres arables (32 millions d'hectares) représentent toutefois 56 % du territoire, soit un des taux les plus élevés du monde. L'agriculture ukrainienne représente toujours un important potentiel d'exportation (céréales, betteraves à sucre, produits de l'élevage). Au prix d'une modernisation radicale des techniques et de l'achèvement de la privatisation des terres, l'agriculture pourrait, de l'avis des observateurs, devenir un atout majeur du développement du pays.

b) L'industrie gravement touchée par la crise économique

L'ampleur de la tâche à accomplir dans le domaine industriel est imputable à l'inadaptation des structures de production héritées de la période soviétique.

En effet, l'industrie lourde représentait encore, en 1993. 60 à 70 % de la production industrielle, la part des entreprises d'État s'élevant à 75 %. Or les secteurs confrontés aux plus grandes difficultés sont précisément la métallurgie lourde, la chimie, la pétrochimie et le secteur de l'énergie. En ce qui concerne, entre autres exemples, la sidérurgie, l'obsolescence des équipements est telle que les entreprises ne peuvent produire de manière compétitive que des aciers de basse qualité.

Le secteur des constructions mécaniques et des machines-outils représentait en 1990 30 % de la production industrielle. Il comprend l'industrie militaire, fondée sur un potentiel technologique élevé qu'il importe de mettre à profit en procédant à la conversion de ces productions vers le secteur civil (les équipements pour l'industrie agro-alimentaire, pour la santé, électronique grand public et les produits de consommation courante pourraient constituer des perspectives de conversion envisageables).

Le secteur de l'énergie revêt une importance stratégique dans le contexte politique issu de la disparition de l'URSS. La production intérieure ne satisfait que la moitié environ des besoins énergétiques du pays. Or ceux-ci sont considérables : la consommation de gaz naturel est quatre fois supérieure à celle de la France. Cette situation est imputable à une industrie métallurgique trop consommatrice d'énergie. Or l'Ukraine doit importer de Russie 80 % de son pétrole, à un prix désormais aligné sur les prix mondiaux, ce qui constitue une contrainte majeure pour une économie déjà très largement fragilisée (votre rapporteur reviendra ci-après (4) sur cet aspect des relations entre Kiev et Moscou).

Malgré ces difficultés, l'industrie ukrainienne demeure importante et diversifiée.

Au total, les priorités concernent notamment, dans le domaine de l'industrie, la conversion des industries militaires, la modernisation des industries lourdes, du secteur agro-alimentaire, des industries de transformation et des transports. Les besoins sont considérables. Il est clair que l'Ukraine ne peut, à elle seule, faire face aux investissements colossaux que rend nécessaire la période actuelle, et que l'aide internationale et les investissements étrangers doivent contribuer à apurer le passif, particulièrement lourd, de la période soviétique.

L'Ukraine dispose néanmoins d'atouts à faire valoir : outre son agriculture, elle possède de nombreuses ressources minérales (mercure, fer, titane, manganèse, kaolin...) à exploiter, sans omettre la qualité toute particulière de la main-d'oeuvre ukrainienne dont le niveau d'éducation est, en effet, supérieur à celui de la majorité des ex-républiques soviétiques.

2. Une situation critique

Entre 1990 et 1993, l'effondrement du PNB (- 43 %) s'est accompagné d'une hyperinflation (200 % par mois à la fin de 1993) et d'une chute du niveau de vie liée à l'abandon, à la fin de 1992, du système d'indexation des revenus sur les prix. En 1993, l'augmentation du niveau général des prix par rapport à 1990 aura été de 10 000 %. La paupérisation de la population qui en est résultée (avec un revenu moyen par habitant de 10 dollars par mois début 1994) est allée de pair avec une progression régulière du chômage technique et du travail à temps partiel, qui constituent une forme de chômage déguisé. En effet, plus de trois cents entreprises auraient cessé toute activité depuis 1990. la plupart des autres réduisant leur production.

Cette situation s'explique, comme dans toutes les autres anciennes républiques soviétiques, par la diminution brutale des liens économiques avec les partenaires de l'ex-URSS, par l'obsolescence du capital et par le caractère surdimensionné du secteur industriel, qui occupe 85 % des actifs.

Les obstacles structurels à la modernisation de l'économie ukrainienne sont considérables. La production était encore, à la fin de 1993 assurée à 90 % par les monopoles d'État. Le secteur privé, en progression depuis 1990-1991, demeurait très dépendant du secteur public pour son approvisionnement, son équipement et ses débouchés (en 1992. les entreprises privées vendaient en moyenne 40 % de leur production à une seule entreprise d'État).

Dans ce contexte, le succès de la privatisation et de la reconversion des monopoles d'État conditionne directement l'avenir de l'économie ukrainienne. Notons que les entreprises privées n'employaient, en 1994 qu'environ 5 % des actifs, et ne représentaient que 4 % environ du PNB.

Entre autres obstacles auxquels est confronté le secteur privé en Ukraine, notons un accès aux ressources (facteurs de production, équipements) rendu plus difficile par la disparition des structures économiques traditionnelles, un accès au crédit très limité, et une fiscalité modérément adaptée à l'investissement et à l'emploi.

Or, d'après les informations transmises à votre rapporteur, le processus de privatisation lancé à l'automne 1994 progresse lentement. Au lieu des 8 000 PME que les autorités envisageaient de privatiser à l'échéance de la fin de 1995. on n'en compterait à ce jour pas plus de 1 000.

S'agissant des aspects monétaires de la crise ukrainienne, rappelons que le karbovanets ou coupon, introduit en janvier 1992, a remplacé en novembre 1992 le rouble comme monnaie officielle à part entière, à un moment où l'approvisionnement de l'Ukraine en roubles était limité par la Banque centrale de Russie. Cette autonomie monétaire s'inscrit dans la recherche d'attributs de souveraineté par un Etat ayant récemment accédé à l'indépendance. Notons que le karbovanets était conçu à l'origine comme une étape transitoire avant l'introduction de la grivna, étape prolongée par les reports successifs du projet de création de la grivna qui ne devrait pas voir le jour avant 1996.

La détérioration du taux de change du coupon a été rendue structurelle par l'hyperinflation : à la fin de 1993, le taux officiel était tombé à 12 610 coupons pour 1 dollar, les banques commerciales appliquant un taux de 31 700 coupons pour un dollar et le marché libre négociant 1 dollar à 36-38 000 coupons.

L'ampleur des difficultés et de la désorganisation économiques, jointe à la contusion politique et aux réticences des autorités ukrainiennes à l'égard des réformes à entreprendre (voir infra. 4) s'est traduite par une faible mobilisation de la communauté internationale et des bailleurs de fonds.

3. La prudence des bailleurs de fonds

La transition postsoviétique exige un investissement extérieur important et une aide technique massive. La Banque Mondiale a ainsi évalué à 11 milliards de dollars, sur la période 1993-1995 et pour la seule Ukraine, l'apport nécessaire au financement des importations et du service de la dette extérieure. A titre d'exemple, le règlement des importations d'énergie fossile absorbait en 1993 80 % des recettes d'exportation ukrainiennes. Or jusqu'à ce jour, la faible mobilisation de la communauté internationale n'a pas permis à l'aide internationale de contribuer de manière décisive à la transition ukrainienne.

Le montant de l'assistance des institutions financières internationales est jusqu'à une date récente, demeuré limité pour des motifs politiques (les États-Unis l'ont subordonnée à la participation de l'Ukraine au désarmement nucléaire) et économiques (il s'agit essentiellement des réticences des autorités ukrainiennes à mettre en oeuvre le programme de réformes recommandé par le LM1 : réduction du déficit budgétaire, libéralisation du commerce extérieur, privatisation...).

A la fin de 1994, la Banque Mondiale avait accordé un prêt de 27 millions de dollars au titre de l'assistance technique. Néanmoins en avril 1995, après l'adoption d'un budget de rigueur et de mesures libérales, l'Ukraine a pu conclure un accord de confirmation du FMI pour 1.9 milliard de dollars, qui préfigure probablement une mobilisation plus importante des bailleurs de fonds.

. L'assistance européenne est loin d'être négligeable. Au titre du programme TACIS l'aide s'est élevée à 48.2 millions d'écus en 1992. 43 en 1993 et 37 en 1994. L'aide à la balance des paiements a représenté 185 millions d'écus en 1994. L'aide humanitaire à l'Ukraine s'est élevée à 130 millions d'écus.

. Les principaux bailleurs de fonds bilatéraux sont l'Allemagne, les États-Unis (où est établie une importante communauté ukrainienne) et la France. L'assistance allemande s'est élevée à 400 et 500 millions de DM en 1992 et 1993. Après l'adhésion de l'Ukraine au TNP en tant qu'État non nucléaire, les États-Unis ont annoncé l'attribution d'une aide de 700 millions de dollars, puis d'une aide à la balance des paiements de 100 millions de dollars. La ligne de crédit ouverte par la France représente 500 millions de francs.

. A cet égard, notons que l'aide bilatérale française à l'Ukraine ne représente qu'environ un quart du total de l'aide française, compte tenu des contributions françaises à l'assistance internationale à l'Ukraine. Celles-ci se sont élevées, en effet, depuis 1992, à environ 1 600 millions de francs (578 millions de francs au titre du FMI et de la Banque mondiale. 160 au titre du G7. 879 au titre de l'aide communautaire, dont 700 millions de francs dans le domaine des suites de Tchernobyl). Le total aide bilatérale + contribution française à l'aide internationale à l'Ukraine représente donc, depuis 1992, quelque 2 milliards de francs, soit un effort que l'on ne saurait qualifier de négligeable.

. Notons que les secteurs bénéficiaires de l'aide, toutes origines confondues, sont essentiellement la santé, l'énergie et l'agriculture. En ce qui concerne la nature des opérations financées, l'aide humanitaire représente quelque 35 % de l'ensemble, l'aide technique (programmes de formation, encouragement au processus de privatisation...). 43 % de l'aide internationale, alors que les transferts de technologie n'en représentent que 13 %.

. Enfin, le problème de la dette extérieure a été réglé, après de longues et difficiles négociations entre la Russie et l'Ukraine, par le rééchelonnement du 1er avril 1993 (dans le cadre du Club de Paris) et par la prise en charge des dettes de l'ex-URSS par la Russie, celle-ci conservant les actifs détenus par l'URSS. La dette à l'égard de la Russie s'élèverait au chiffre considérable de 3.5 milliards de dollars. Compte tenu de nombreux impayés croisés entre entreprises russes et ukrainiennes, le montant de la dette nette devrait néanmoins être moins élevé.

4. Les réformes économiques : un immobilisme prolongé

Les réformes indispensables à la modernisation et à la conversion de l'économie ukrainienne n'ont été véritablement mises en oeuvre qu'à l'automne 1994 trois ans après l'indépendance.

Pendant cette période, la politique économique était demeurée très interventionniste. C'est ainsi que le « plan de développement socio-économique pour 1994 » maintenait le caractère obligatoire des commandes et des contrats d'État pour les entreprises ukrainiennes, et préservait les subventions aux entreprises. La persistance des pans condamnés de l'économie ukrainienne était financée, dans le cadre du budget de 1994, par un taux de pression fiscale très élevé, le taux de taxation des profits passant de 18 à 22 %, celui des banques et assurances étant porté à 55 %, et le taux de la TVA étant fixé à 28 %. Par ailleurs, cet interventionnisme budgétaire se traduit par un pourcentage par rapport au PIB des dépenses consolidées des différentes administrations publiques au sens large (incluant les fonds de retraite, d'assurance sociale et d'emploi) parmi les plus élevés du monde (59 % du PIB).

Un cap décisif semble cependant avoir été franchi à l'automne 1994, lors de l'adoption par les députés d'un programme de réformes fondées sur le marché : budget d'austérité, privatisation des terres et des entreprises (avec distribution de bons de privatisation aux particuliers et petits épargnants), libéralisation du commerce extérieur, réduction de l'inflation et refonte de la fiscalité.

Cette politique se heurte néanmoins à trois obstacles majeurs :

- les risques de déstabilisation sociale sont très réels, notamment dans le Donbass, où sévissent en permanence des menaces de grève des mineurs.

- sur le plan politique, le succès des réformes d'inspiration libérale est subordonné à l'adhésion de la majorité conservatrice (communistes, agrariens, socialistes) qui domine le Parlement, prompte à voir dans l'application de principes libéraux une soumission excessive aux intérêts des centres financiers internationaux.

- enfin, la très forte dépendance énergétique de l'Ukraine à l'égard de la Russie, d'où est importée la majorité de l'énergie consommée dans le pays (les trois quarts de la consommation de gaz, 80 % du pétrole) constitue une lourde hypothèque. La Russie s'étant alignée sur les prix internationaux, l'Ukraine a accumulé une dette énergétique importante (qui s'élevait, en 1994, à quelque 600 millions de dollars). Les deux pays se sont livrés, en 1992-1993, à une véritable guerre économique, la Russie suspendant alors ses livraisons d'hydrocarbures. L'affrontement n'a pris fin que lors du sommet russo-ukrainien de Moscou, en mars 1993, qui posa les bases d'un accord énergétique « mutuellement avantageux » pour les deux partenaires. A cette occasion fut également réglé le contentieux financier et monétaire qui opposait Kiev à Moscou. La Russie prit alors acte de la sortie de l'Ukraine de la zone rouble, tandis que les deux parties se mettaient d'accord sur la dette et les avoirs étrangers de l'ex-URSS (la Russie prenant en charge la part ukrainienne de la dette soviétique, l'Ukraine renonçant à sa part des avoirs soviétiques à l'étranger). En mars 1995. un accord bilatéral envisageait l'annulation de la dette énergétique ukrainienne, en contrepartie d'une prise de participation dans le capital des entreprises ukrainiennes privatisées.

Le succès de la réforme économique ukrainienne est donc directement lié à la stabilité intérieure du pays et de la sérénité de ses relations avec l'ex « grand frère ».

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