III. LES INFLEXIONS DE LA POLITIQUE FISCALE

Trois domaines font l'objet d'amorces de réformes dans le projet de loi de finances pour 1996 : l'épargne, les transmissions d'entreprises et la taxe professionnelle.

A. LA FISCALITÉ DE L'ÉPARGNE

Anticipant sur la grande réforme de l'impôt sur le revenu annoncée par le Gouvernement, le présent projet de loi amorce, dans un contexte marqué par la nécessité de réduire les déficits publics, un changement important d'orientation en matière de fiscalité de l'épargne. Toutefois, les mesures qu'il propose reposent sur une cohérence discutable et nécessitent d'être complétées.

1. Vers une nouvelle politique fiscale de l'épargne

Les politiques fiscales de l'épargne menées depuis le début des années 1990 et plus encore depuis mars 1993 reposaient sur un certain nombre de postulats à partir desquels pouvaient être déduits des principes d'action.

En premier lieu, il était généralement admis que l'épargne jouait un rôle fondamental dans la réalisation de l'équilibre économique et qu'il n'était pas d'économie forte sans une épargne abondante.

En second lieu, il était également admis que le degré de complexité de notre législation, dans le but de favoriser l'épargne, finissait par la rendre contre-productive.

A la suite des travaux récents du Conseil National du Crédit ( ( * )1) la "neutralité" est apparue comme un objectif central en matière d'épargne afin, d'une part, d'assurer un traitement identique aux produits d'épargne présentant des caractéristiques voisines et, d'autre part, de ne pas perturber l'apparition d'une hiérarchie normale des rendements, notamment en fonction du niveau de risque assumé par l'épargnant.

Enfin, il était encore admis que l'épargne stable, concept plus large que celui d'épargne longue, était préférable pour le financement de l'économie, à l'épargne liquide et qu'il convenait d'en favoriser le développement.

Sur la base de ces principes, et avant même la publication du rapport du Conseil national du Crédit, un grand nombre de mesures fiscales avait été adoptées dans les lois de finances rectificative de juin 1993 et de finances pour 1994 et 1995 afin d'orienter la fiscalité de l'épargne vers plus de neutralité et de cohérence, tout en maintenant un régime fiscal globalement favorable.

C'est ainsi, en ne citant que les mesures les plus significatives, que dans le projet de loi de finances pour 1994, l'abattement de 8.000 francs pour un célibataire et de 16.000 francs pour un couple marié applicable aux revenus d'actions et d'obligations avait été étendu aux intérêts de bons de caisse, bons du Trésor et bons d'épargne, aux intérêts de titres de créances négociables, aux intérêts de comptes à terme dans les établissements bancaires et aux plus-values de cession d'OPCVM monétaires ou obligataires de capitalisation. Par ailleurs, à compter du 1 er janvier 1995, le taux du prélèvement libératoire applicable aux intérêts des bons de caisse, bons d'épargne, dépôts à vue ou à terme avait été abaissé de 39,4 % à 19,4 %. Enfin, le seuil des OPCVM monétaires et obligataires de capitalisation était passé à 100.000 francs pour 1994 et 50.000 francs pour 1995.

Au regard de ces précédentes orientations, les mesures du projet de loi de finances relatives à la fiscalité de l'épargne traduisent une double inflexion. D'une part, elles ont pour objet de privilégier, au sein de l'épargne financière, les placements en fonds propres par rapport aux autres placements ; c'est le retour à une certaine forme de volontarisme fiscal, sans pour autant renoncer complètement à l'objectif de neutralité. D'autre part, elles visent à rééquilibrer la fiscalité du travail par rapport à la fiscalité de l'épargne, en réduisant sensiblement les avantages fiscaux de celle-ci ; c'est, dans une certaine mesure, la fin d'un traitement de faveur pour l'épargne.

a) Privilégier les placements en fonds propres par rapport aux autres placements sans remettre en cause la neutralité fiscale

"Afin d'encourager l'investissement en fonds propres des entreprises", l'article 4 du projet de loi propose un aménagement du champ d'application de l'abattement de 8.000 / 16.000 F applicable aux revenus de capitaux mobiliers.

Désormais, le bénéfice de cet abattement serait réservé aux revenus d'actions et de parts de sociétés à responsabilité limitée (SARL) ou d'entreprise unipersonnelles à responsabilité limitée (EURL) ainsi qu'aux intérêts des sommes inscrites en compte courant bloqué d'associé qui sont destinées à être incorporées au capital dans le délai de cinq ans.

La neutralité est donc préservée pour tous les revenus de titres de créance (obligations et assimilées) puisque, si cette proposition est adoptée, ils seront tous taxés au premier franc.

En revanche, les produits des titres de propriété, devraient bénéficier à l'avenir d'un avantage fiscal d'autant plus fort qu'il se superpose à l'avantage déjà accordé par le truchement des plans d'épargne en actions.

C'est là une nouvelle cohérence, partiellement en rupture avec les politiques antérieures.

L'avantage fiscal relatif accordé aux actions résultant non pas d'un avantage nouveau, mais du maintien d'un avantage existant, cette nouvelle orientation se traduit, mécaniquement, par un alourdissement de la fiscalité de l'épargne.

b) Rééquilibrer la fiscalité de l'épargne par rapport à la fiscalité du travail

L'alourdissement de la fiscalité de l'épargne résulte, en premier lieu, de la taxation au premier franc des revenus des placements qui, jusqu'à présent, bénéficiaient de l'abattement de 8.000 et 16.000 francs. Mais d'autres dispositions du projet de loi concourent à cet objectif.

Ainsi, l'article 3 du projet de loi prévoit, sous certaines conditions et réserves, la disparition de l'avantage fiscal "à l'entrée" qui existait jusqu'à présent pour les contrats d'assurance vie.

A elles seules, ces deux mesures devraient se traduire par un surcroît de recettes de l'ordre de 4 milliards de francs pour le budget 1996 et de 6 milliards de francs en année pleine, dont 2,5 au titre de l'article 4 et 3,5 au titre de l'article 3.

"Afin de mieux répartir l'effort contributif sur l'ensemble des revenus", l'article 54 propose d'adopter une double modification des seuils de cession au-delà desquels les gains réalisés sur les valeurs mobilières sont imposables :

- abaissement à 200.000 francs pour les opérations réalisées en 1996 et à 100.000 francs pour les opérations réalisées à compter du 1 er janvier 1997 ;

- imposition au premier franc des plus-values de cessions des parts ou actions d'OPCVM monétaires ou obligataires de capitalisation intervenues à compter du 1 er janvier 1996.

Cette mesure devrait rapporter environ 500 millions de francs au budget de l'État pour 1997.

Par ailleurs deux autres mesures concourent également à l'alourdissement de la fiscalité de l'épargne dans le but affiché "d'adapter certaines règles fiscales à la réalité économique des revenus".

Il s'agit tout d'abord de l'article 53 qui tend à réformer la fiscalité des options de souscription ou d'achat d'actions ("stock options").

Actuellement, les modalités de taxation des gains réalisés dans le cadre de tels plans sont différentes selon que le délai de 5 ans entre la date d'attribution des options et la date de cession est ou non respectée. Les modalités de cession ne seraient pas modifiées lorsque la cession intervient à l'intérieur du délai de 5 ans. En revanche, lorsque la cession intervient après ce délai, l'avantage correspondant à la différence entre la valeur des titres à la date de leur acquisition et la valeur d'attribution serait taxé au taux de 30 % au lieu de celui de 16 %. La plus-value acquise postérieurement à la levée de l'option continuerait d'être imposée selon le droit commun des plus-values. Cette mesure s'appliquerait aux options attribuées à compter du 20 septembre 1995.

D'autre part, l'article 55 propose de modifier les modalités d'imputation sur le revenu net global des déficits relevant des bénéfices industriels et commerciaux.

La possibilité de déduire des déficits non professionnels relevant de la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux du revenu net global aurait en effet donné lieu au développement de montages d'optimisation fiscale très coûteux pour le Trésor et source de disparités choquantes entre personnes ayant le même niveau de revenu. Le présent projet de loi propose donc de ne permettre l'imputation sur le revenu global des déficits que s'ils résultent d'une activité exercée à titre professionnel. Dans le cas contraire, ceux-ci seraient reportables pendant cinq ans sur des bénéfices tirés d'activités semblables. Cette modification ne concerne pas les investissements agréés, réalisés Outre-mer dans le cadre de la loi Pons.

Compte tenu des aléas dont elles dépendent, ces deux mesures n'ont fait l'objet d'aucun chiffrage budgétaire.

D'un point de vue théorique, cet alourdissement de la fiscalité de l'épargne répond à la préoccupation, exprimée par le Président de la
• République, lors de la campagne présidentielle, de ne pas favoriser "l'argent qui dort". Plus prosaïquement, il a pour effet d'augmenter les recettes de l'État dans le but affiché de réduire les déficits publics.

2. Des mesures qui reposent sur une cohérence discutable et qu'il serait souhaitable de compléter.

a) Une cohérence discutable

S'agissant tout d'abord de la cohérence de la nouvelle politique fiscale de l'épargne, trois remarques s'imposent.

D'un point de vue économique, tout d'abord, force est de constater que l'épargne des ménages bénéficiait jusqu'à présent d'un régime fiscal très favorable. Le rapport de la Commission d'études des prélèvements fiscaux et sociaux des ménages (rapport Ducamin) mettait ainsi en exergue qu'en 1992, 35 % des revenus de l'épargne mesurés par la comptabilité nationale étaient exonérés de l'impôt sur le revenu. Ce pourcentage a eu tendance à augmenter puisqu'il n'était que de 31 % en 1988. Si l'on y ajoute les revenus non imposés et ceux soumis à abattement c'étaient ainsi 227 milliards, soit 46 % des revenus mesurés par la comptabilité nationale qui ne supportaient aucun prélèvement.

Par ailleurs, des simulations menées par le ministère de l'économie, des finances et du plan montrent que pour un couple marié avec deux enfants, l'ensemble des revenus de l'épargne financière Pouvant être perçus en franchise d'impôt atteint actuellement 108.700 francs. Si on y ajoute les produits exonérés sous condition de blocage tels que les plans d'épargne logement, les plans d'épargne populaire et les plans d'épargne en actions c'est, au total, 326.100 francs de revenus qui peuvent ainsi être perçus par famille en totale franchise d'impôt.

Il est possible, pour reprendre les conclusions du rapport Ducamin Précité, que cet allégement de la taxation des revenus du capital, alors que l'augmentation des prélèvements obligatoires prenait essentiellement la forme d'une taxation accrue du travail, en raison notamment de l'augmentation des cotisations sociales, ait pesé défavorablement sur l'emploi de la main d'oeuvre non qualifiée.

Enfin, un tout récent rapport du Fonds Monétaire International vient conforter la volonté du Gouvernement de réorienter les prélèvements fiscaux. En effet, selon ce rapport, la France devrait revoir de fond en comble son imposition de l'épargne et des revenus financiers, "dépassée" en raison des bouleversements intervenus sur les marchés financiers depuis une dizaine d'années. Ces experts soulignent que le système français de taxation de l'épargne est d'une "complexité excessive", produisant des recettes inférieures à celles des autres grands pays et n'encourageant pas réellement l'épargne. Toujours selon cette étude, en 1990, 46 % des recettes fiscales françaises provenaient de l'imposition du revenu du travail, contre une moyenne de 27 % pour les autres pays du "Groupe des 7". Plus de 27 % de ces recettes étaient des contributions patronales, la proportion la plus élevée des pays industrialisés. Ces chiffres doivent être interprétés avec précaution, car ils ne semblent pas tous cohérents avec ceux calculés par l'OCDE (cf. rapport du Conseil des Impôts de 1990).

Quoi qu'il en soit, il eût été sans aucun doute préférable d'organiser un rééquilibrage des deux fiscalités par un allégement de la fiscalité du travail et non par un alourdissement de la fiscalité de l'épargne. En faisant valider, dès cette loi de finance, des choix sur lesquels il sera difficile de revenir par la suite, le Gouvernement préjuge en fait des choix qui pourront être effectués ultérieurement.

On peut admettre par ailleurs que les effets de la fiscalité sont sans doute plus importants sur la structure de l'épargne que sur son volume, ce qui peut laisser espérer que, dans le court terme, les mesures proposées par le présent projet de loi n'auront pas trop d'effets négatifs sur la propension de nos concitoyens à épargner.

Cependant, on ne saurait oublier, dans une optique de long terme, que le niveau de croissance est directement fonction du niveau de l'épargne et de l'investissement. C'est précisément parce qu'au cours des années 1980 le taux d'épargne des Français avait dangereusement chuté, que les législateurs successifs ont, toutes tendances politiques confondues, mis en place des dispositifs fiscaux en faveur de l'épargne. Il faut donc éviter de passer d'une politique dont la stratification aboutit désormais à une générosité hors de nos moyens, à une "non politique" de l'épargne, dont les effets sur l'économie nationale pourraient se révéler, à terme, inadéquats.

De ce point de vue, il est important de rappeler les recommandations du rapport du Conseil national du Crédit précité :

"L'épargne nationale résulte des comportements de l'ensemble des secteurs de l'économie. Elle dépend donc, non seulement de la propension des ménages à consommer leur revenu, mais également de l'équilibre des finances publiques et de la capacité des entreprises à générer de l'autofinancement. (...)Les propositions avancées ici visent essentiellement à améliorer la structure du patrimoine financier des ménages et à accroître le volume de leurs flux d'épargne. Il convient toutefois de garder présent à l'esprit que le redressement du taux d'épargne national à un niveau compatible avec des objectifs de croissance économique plus soutenue suppose également de rééquilibrer le solde budgétaire en modérant les dépenses publiques "

Les prévisions relatives au taux d'épargne des ménages, établies par la Direction de la prévision et annexées au rapport économique et financier (tome II p. 31) anticipent une légère diminution de ce taux pour la France en 1996.

D'un point de vue fiscal ensuite, force est de constater que si la réforme soumise à l'examen du Parlement laisse intacte une certaine forme de neutralité entre produits de même catégorie, en revanche, elle établit au profit de l'épargne liquide une incitation fiscale inversement proportionnelle à l'utilité économique qui lui est généralement reconnue.

En effet, si l'on excepte les revenus d'actions et assimilés, l'épargne stable bénéficie désormais du seul avantage du prélèvement libératoire à 19,4 %, alors que l'épargne liquide continue au travers des livrets A, CODEVI et autres Comptes d'épargne Logement, de bénéficier, sous condition de plafond (860.000 francs pour un couple marié avec deux enfants) d'une totale exemption d'impôts. Il y à là une fragilité dans la cohérence du dispositif proposé.

Enfin, d'un point de vue sociologique, il convient de rappeler que la fiscalité de l'épargne constitue, pour nos concitoyens un sujet extrêmement sensible.

Les Français estiment en effet que l'épargne subit déjà un prélèvement fiscal lorsqu'elle est générée et que la taxation de ses revenus constitue, en quelque sorte, une double imposition. C'est là un élément de sociologie fiscale, dont aucun Gouvernement ne peut s'abstraire totalement.

Par ailleurs, les études économiques, aussi bien que l'observation empirique, montrent que l'acte d'épargne répond à une vision de long terme, dont l'horizon peut dépasser le cycle de vie et s'étendre aux transferts entre générations. Les décisions d'affectation de l'épargne reposent donc en partie, non seulement sur le système fiscal courant, mais également sur les anticipations des agents quant à son état futur. En ce sens, une évolution par trop erratique et difficilement prévisible des modes d'imposition risque d'entraîner des perturbations importantes des comportements d'épargne. Il est donc important, d'une part, que le Gouvernement affiche plus clairement qu'il ne l'a fait le schéma visé à terme et, d'autre part, que le Parlement évite ou atténue les dispositions à effet rétroactif, de nature à entamer gravement la confiance des épargnants.

Dans un monde où la liberté des capitaux est établie, cette confiance apparaît plus que jamais indispensable.

Compte tenu de l'ensemble de ces éléments, votre Commission des finances aurait préféré instituer, à la place de la réduction du champ d'application de l'abattement des 8.000 / 16.000 francs, une augmentation du taux de prélèvement libératoire sur les revenus de capitaux mobiliers. Cependant, afin d'arriver à un rendement budgétaire comparable à celui de la mesure proposée, il aurait fallu augmenter ce taux d'environ 8 points.

b) Une réforme inachevée

Telle qu'elle a été commencée, l'inflexion de la politique de l'épargne doit être poursuivie dans deux directions.

La première consiste à envisager de réduire les avantages de la taxation de l'épargne liquide, au moins au niveau des produits de taux, faute de quoi, l'épargne stable se trouverait durablement pénalisée au détriment de l'épargne liquide, contrairement aux enseignements les plus établis de la théorie économique.

Le livret A, et les CODEVI sont sans aucun doute des placements financiers pertinents permettant de faire bénéficier certains secteurs économiques jugés prioritaires d'un flux régulier d'épargne à un coût inférieur au coût du marché. Mais ils ne sauraient constituer, à eux seuls, l'avenir de l'épargne française.

La seconde réside dans la mise en place de fonds de pension, réforme depuis longtemps annoncée, mais toujours reportée.

Un tel instrument, dont il convient de rappeler que notre Haute assemblée fut la première à suggérer la mise en place 1 ( * ), devrait permettre, en s'appuyant sur le motif d'épargne en vue de la retraite, de créer un nouveau réflexe d'épargne à très long terme et contribuer ce faisant au développement d'une épargne stable, particulièrement favorable au financement des fonds propres des entreprises.

Selon les engagements pris par le ministre de l'économie, des finances et du plan, la mise en place de cet instrument devrait intervenir à l'issue du grand débat social et de la réforme des prélèvements obligatoires.

Ce n'est que dans ces conditions que la réforme fiscale amorcée pourra trouver une cohérence d'ensemble.

* (1) Rapport du Conseil National du Crédit ; mars 1994

* 1 Proposition de loi n° 222 de MM. Philippe Marini, Jacques Bimbenet, Maurice Blin, Jean Chérioux, Jean Clouet, André Fosset et Bernard Seillier tendant à permettre la création de fonds de pension de décembre 1992, rapportée au fond par la Commission des Affaires sociales (rapport n° 288 annexé au procès-verbal de la séance du 29 avril 1993) et pour avis par la Commission des finances (avis n° 361. annexé au procès-verbal de la séance du 15 juin 1993).

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page