Mme Michelle GOBERT,

professeur émérite de l'Université Panthéon Assas (Paris II)

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M. René GARREC, président - Je vais donner la parole à Mme Michelle Gobert, professeur émérite de l'université Panthéon Assas (Paris II) où elle a enseigné le droit civil. Rapporteur général sur la dignité de la personne humaine, elle a dirigé la publication d'un ouvrage collectif paru aux éditions Economia intitulé : « Médecine, bioéthique et Droit, questions choisies », et a été membre du Comité consultatif national d'éthique.

Mme Michelle GOBERT - Monsieur le président, mesdames, messieurs les Sénateurs, au commencement de ces affaires a été l'insuffisante prise en considération, malgré une volonté politique affichée, des problèmes des handicapés, et en particulier des enfants handicapés, tant en ce qui concerne l'aspect matériel d'aide aux familles que l'aspect éducatif concernant les établissements scolaires qui pouvaient prendre soin d'eux et les amener, de manière spécifique, à un certain niveau.

Sur ce fond, l'arrêt Perruche, parce qu'il y a eu faute des médecins, a indemnisé l'enfant qui est né à la suite de cette faute. Nous verrons suivant quel processus juridique.

Première perplexité : au lieu de considérer que, enfin, on commençait à s'intéresser à ces enfants et que, lorsqu'il y avait faute, ils pourraient recevoir une indemnisation, on a plutôt assisté à une sorte de levée de boucliers pour qu'aucune différence ne soit faite entre les handicapés selon qu'il y avait ou non faute à l'origine. Certains ont trouvé intolérable que certains enfants puissent bénéficier d'une indemnisation dans ce cas-là. Ce fut vraiment une grande perplexité pour moi. Actuellement, une campagne est menée pour suggérer que ces enfants, que l'on dit favorisés, rentrent dans le rang et que la société les prenne en charge. Pour cela, il y aura donc un fonds.

Ce sont souvent les médecins qui poussent à cette prise en charge commune visant à ne pas mettre à l'écart les enfants nés à la suite d'une faute ; s'il y a un fonds, tout le monde serait indemnisé. Or, comme il y a eu faute, le fonds se retournera contre les médecins fautifs et, contrairement à ce qui se passe en matière de fonds automobile quand le coupable est indéterminé, on pourra vraisemblablement retrouver les médecins. Ce n'est donc que reporter le problème et il faut bien en avoir conscience.

Deuxième perplexité : l'arrêt Perruche ne date pas du 17 novembre 2000, mais du 26 mars 1996. La Cour de cassation a rendu ce jour-là deux arrêts dont l'arrêt de la première chambre civile dans l'affaire Perruche au rapport de Mme Delaroche et de l'avocat général, Mme Le Foyer de Costil, juriste et magistrate connues et reconnues.

Avez-vous entendu parler de l'arrêt du 26 mars dans ces milieux ? Il a été discuté entre juristes par la doctrine, mais ce n'est pas allé au-delà. Personne n'a estimé subitement que l'on avait commis l'horreur de l'horreur qui paraît avoir été commise le 17 novembre 2000.

Perplexité de ma part. Pourquoi ? Quel a été le détonateur ? C'est l'idée que, finalement, on aurait indemnisé le fait de naître alors que le préjudice est constitué par le handicap.

Venons-en au problème juridique et à ce fameux arrêt dont tout le monde parle sans forcément en connaître exactement les tenants et les aboutissants. De même que l'on parle de manière erronée des arrêts suivants, y compris les derniers. Il convient d'être extrêmement attentif à connaître un tant soit peu ces affaires si l'on veut en parler. Que s'est-il passé dans l'affaire Perruche ? Un enfant est né. Sans reprendre les faits, une faute a été commise par le laboratoire. La mère avait prévenu que s'il y avait rubéole, elle souhaitait demander une interruption de grossesse. Il y a eu erreur du laboratoire, la maman s'est crue immunisée et a gardé l'enfant qui est né dans les conditions que l'on sait. Les parents avaient été indemnisés, mais la Cour de cassation a cassé l'arrêt qui avait refusé l'indemnisation de l'enfant. A partir de là, on a estimé que c'était intolérable.

Tout le monde est d'accord sur l'indemnisation des parents. Le Conseil d'Etat a rendu un arrêt qui l'a admis. L'indemnisation de l'enfant est refusée ; elle serait intolérable !

Je n'entrerai pas dans le détail du lien de causalité direct ou pas. De deux choses l'une : soit on admet les deux préjudices -celui des parents et celui de l'enfant car ce sont les deux faces d'une même médaille- soit on n'en admet aucun.

On dit aujourd'hui que l'enfant est indemnisé du fait d'être là et de sa naissance. Pourquoi ne le dit-on pas à propos de la mère ? De quoi se plaint la mère ? De ce que le médecin a failli à son obligation d'information. Je donnerai des exemples précis dans les affaires soumises aux tribunaux pour que vous réalisiez les fautes que l'on minimise beaucoup actuellement.

De quoi la mère est-elle indemnisée ? Du fait de ne pas avoir pu demander une interruption de grossesse puisqu'il y avait eu défaut d'information par la faute du médecin.

Qu'est-ce que cela signifie clairement, sinon qu'elle demande d'être indemnisée que l'enfant soit là alors qu'il ne devrait pas y être ? C'est se montrer lucide et voir les choses telles qu'elles sont. Si l'on ne peut pas dire cela, c'est qu'il y a une loi en France en la matière. Que je sois pour ou contre l'interruption volontaire de grossesse n'a pas d'intérêt en tant que juriste ; je sais que je suis dans un Etat de droit. Des gouvernements de tendances différentes, de droite et de gauche, Mme Veil puis Mme Pelletier, siégeant aujourd'hui au Conseil constitutionnel, ont défendu ce texte. Je suis bien obligée de faire avec ces lois, et la loi de 1975 confirmée en 1979 et celle de 2001.

J'ai pu lire récemment que personne ne remettait en cause l'interruption volontaire de grossesse. A partir du moment où l'on admet l'indemnisation des parents, et de la mère en particulier, je ne vois pas pourquoi on doit la refuser à l'enfant.

En réalité, le Conseil d'Etat a indemnisé, non pas la naissance de l'enfant comme l'a dit par erreur le commissaire du gouvernement, mais le handicap de l'enfant pour les parents. Le Conseil d'Etat ajoutait -la Cour de cassation est toujours accusée de tous les péchés du monde, mais ici, c'est bien le Conseil d'Etat qui s'exprime- qu'il y a un lien direct entre la faute de l'hôpital et le handicap de l'enfant. Pourquoi ce lien disparaît-il pour l'enfant ?

Pour en revenir à la Cour de cassation, je rappelle que notre code civil, dans son article 1165, bien connu, précise que les contrats n'ont d'effet qu'entre les parties. Le contrat entre le médecin et le malade ne va pas au-delà. Or, d'après une autre règle faisant appel à l'article 1382 -règle qui n'est pas née du tout avec l'affaire Perruche et qui est tout à fait établie- la responsabilité délictuelle est engagée dès lors qu'un contrat cause un préjudice à un tiers.

La Cour de cassation a donc appliqué les articles 1165 et 1382. C'est le visa de l'arrêt en question. Par conséquent, le lien direct que le Conseil d'Etat a bien voulu reconnaître pour les parents -et la Cour de cassation n'a pas eu à se prononcer sur ce point, mais c'était sous-jacent car les parents avaient déjà été indemnisés- se retrouve avec une responsabilité non plus contractuelle, mais délictuelle au profit de l'enfant. Pour moi, il n'y avait donc aucun problème juridique.

Troisième source de perplexité pour moi : l'attitude des médecins. Chacun sait que de nombreuses responsabilités médicales sont engagées actuellement, mais ils font une fixation sur les échographies.

Je donnerai deux exemples : quand il n'y a pas échographie et quand il y en a, souvent en complément des examens.

Dans l'arrêt Perruche, la faute incombe à un laboratoire qui a donné un mauvais résultat. On n'y peut rien, mais la faute est là.

Que s'était-il passé dans les deux affaires, objets d'arrêt de cassation, le 28 novembre dernier ? Dans une première affaire, la mère avait déjà eu des problèmes d'ordre génétique pour un premier enfant. Sa belle-soeur étant trisomique 21, elle avait demandé, au cours d'une deuxième grossesse, une amniocentèse qui a été faite. Elle a fini par faire une fausse couche. Ensuite, elle est à nouveau enceinte. Le médecin, qui connaît ses antécédents, le contexte familial, qui a ordonné l'amniocentèse pour la deuxième grossesse, n'en ordonne pas pour la troisième. J'estime que c'est fautif.

Second exemple : le médecin ordonne des analyses et une échographie pour en corroborer les résultats. Les résultats des deux montrent un risque majeur de trisomie 21. Il ne communique pas ces résultats à la mère ; il ne fait rien. Je suis choquée de lire dans Le Monde sous la plume de M. Sicard un article intitulé "Gare aux distraits ! Ils vont payer" . Pour moi, ces cas ne relèvent pas de la distraction.

C'est sur l'échographie que tous se sont mobilisés. A ma grande stupéfaction, le docteur Frydman, avec lequel j'ai toujours eu des rapports excellents, très au fait de toutes ces questions, a pris subitement le mors aux dents sur l'échographie : il dit que l'on ne peut rien savoir par l'échographie. Moi, je m'en tiens à ce que j'entends.

D'abord, je veux dire ce qui s'est passé dans les affaires soumises à la Cour de cassation en juillet dernier, ce qu'elle n'a pas retenu comme selon moi elle aurait dû le faire, même si ce sont des discussions juridiques dans lesquelles je n'entrerai pas aujourd'hui.

Dans ces affaires, un médecin dit qu'il a vu à l'échographie les membres supérieurs d'un enfant qui naît avec un bras et un embryon de membre. Un autre a vu les membres inférieurs bouger. L'enfant est né paralysé parce qu'il avait un spina bifida, une hernie sur la moëlle. Ce médecin n'a donc pas décelé le spina bifida. J'ai entendu la semaine dernière M. Frydman dire que le spina bifida se voyait.

M. Nicolas ABOUT - Pas toujours !

Mme Michelle GOBERT - Je voudrais terminer : s'il est possible qu'on ne le voit pas, alors on ne dit pas qu'on le voit. Lorsque les médecins échographes ne peuvent pas voir, en raison de la position du foetus, ce qu'ils ont à vérifier, ils doivent alors, soit demander une nouvelle vérification, soit dire qu'il y a doute et qu'ils sont incapables de répondre aux questions. Il n'est pas normal de cocher à la va-vite l'imprimé médical afférent. Souvent, c'est fait de manière trop rapide.

C'est pourquoi il me semble que les médecins prennent le problème à l'envers en ne faisant pas pression sur les pouvoirs publics pour faire passer l'idée qu'il n'est pas admissible qu'une échographie anténatale soit cotée comme une échographie hépatique ou autre.

Une échographie anténatale doit permettre de vérifier tout ce qui peut l'être de manière minutieuse. Depuis 1984, j'ai beaucoup travaillé avec les milieux médicaux. M. Henrion m'a toujours dit qu'il fallait une très grande compétence et un matériel performant pour réaliser des échographies et pour les interpréter. Les médecins échographes ont donc besoin de temps pour l'échographie anténatale, mais aussi de pouvoir amortir un matériel qui doit être extrêmement performant. Ils n'ont qu'à se battre pour avoir des cotations qui correspondent à cela et ne pas prendre le problème à l'envers en disant que l'on fait n'importe quoi.

M. Jean CHERIOUX - Ils ne vont pas faire grève.

Mme Michelle GOBERT - Il serait beaucoup plus efficient de peser sur les pouvoirs publics pour que cet examen extrêmement important et fondamental puisse se faire dans des conditions tout à fait normales.

Enfin, je voudrais essayer de relever un certain nombre de choses discutables qui ont été dites. S'agissant des médecins, on ne peut pas entendre M. Mattei dire à la tribune de l'Assemblée nationale que les progrès faits en matière d'imagerie médicale, et d'échographie en particulier, ont été stupéfiants pour des résultats donnés en temps réel et que, par conséquent, les progrès étaient tels que plus grand-chose n'échappait à l'oeil de l'échographe, et entendre dire maintenant que l'on ne voit pas tout. Je comprends que l'on ne puisse pas tout voir ; quelquefois, le foetus n'est pas bien placé. Mais alors, il faut le dire. Je remarque qu'actuellement, les progrès sont vraiment très grands et qu'ils arrivent à bien cerner les problèmes.

On a aussi parlé de dérive eugénique. Là encore, je me réfère à M. Mattéi qui dit qu'il serait absurde de parler de dérive eugénique en la matière. Nous sommes tout à fait du même avis, il n'en est pas question. Le Conseil constitutionnel vient de le dire dans sa décision du 27 juin 2001. Je rappelle que vous avez voté en 1994 l'article 16-4 du code civil qui a défini l'eugénisme comme étant une pratique tendant à l'organisation de la sélection des êtres humains. Par conséquent, je crois qu'il est exagéré de parler ici de pratiques eugéniques, d'eugénisme, de dérive eugénique.

On a dit aussi qu'indemniser un enfant était attenter à la dignité de sa personne. Pour moi, la perplexité est totale. On se trouve en présence d'un enfant qui, comme tous les autres enfants, non handicapés est représenté par ses parents pour obtenir une indemnisation parce qu'il y a eu faute. En quoi attente-t-on à la dignité de cet enfant ? C'est plutôt le contraire. Quand on prétend que l'enfant n'a droit à aucune indemnisation, c'est que l'on nie cet enfant, qu'on le gomme. Je ne vois pas pourquoi, dans cette affaire, un enfant ne pourrait pas être représenté par ses parents pour obtenir ce à quoi, théoriquement, il a droit puisque j'ai essayé de montrer qu'à partir du moment où l'on indemnisait sa mère, l'enfant l'était dans la foulée.

Enfin, on a dit que c'était ne pas reconnaître la différence que de faire cela. Je crois au contraire que c'est précisément prendre en compte la différence. On ne peut pas nier que ces enfants sont un peu différents en ce sens qu'ils n'ont pas l'utilisation de tous les moyens qui sont à la disposition de chacun d'entre nous. Qu'y a-t-il de répréhensible à vouloir mettre ces enfants à niveau, à leur donner quelque chose qui leur permettra de vivre un peu plus normalement ? Je ne vois pas en quoi c'est ne pas admettre les différences. Pour moi, c'est au contraire admettre ces différences que de procéder ainsi.

Par conséquent, beaucoup de perplexité et beaucoup d'interrogations de ma part dans cette affaire. Pourquoi cette levée de boucliers ? Pourquoi toutes ces affirmations ? Pourquoi les médecins se sont-ils ainsi rebellés ?

Cela étant dit, il y a la question de l'assurance. Dans le texte que vous vous apprêtez à voter, les médecins auront une obligation d'assurance, ce qu'ils n'avaient pas jusqu'à présent. C'est très bien. Un bureau central de tarification interviendra s'il y a problème pour trouver une assurance. Mais les compagnies d'assurance qui assurent les médecins ne sont pas très nombreuses. Si le texte ne précise pas autre chose, le bureau central de tarification, aura pour dernier recours de demander le montant de la prime à la compagnie que lui désignera le médecin. À partir de la jurisprudence de « cette compagnie », le bureau central fixera une prime pour que, de toute façon, le médecin soit assuré. Je pense que cela se passera comme cela.

M. René GARREC, président - C'est une autre question.

Mme Michelle GOBERT - - Je l'ai abordée parce que les médecins en ont beaucoup parlé.

M. René GARREC, président - Vous aurez l'occasion de répondre aux questions qui vous seront posées sur ce sujet. Votre tonicité a failli rompre la sérénité des débats du Sénat. J'ai vu quelques-uns de mes collègues qui avaient envie de vous répondre d'avance.

En conclusion, les arrêts de la Cour de cassation vous paraissent traiter les problèmes et répondre à la situation. Vous ne voyez pas la nécessité d'une intervention législative ?

Mme Michelle GOBERT - Je vais faire la différence. C'est le cas pour le premier arrêt, l'arrêt Perruche. J'ai beaucoup critiqué les arrêts de juillet 2001 parce qu'ils ne sont pas allés dans la ligne de l'arrêt Perruche. Là, il y avait problème. La Cour de cassation n'a pas retenu l'indemnisation ; elle n'a pas cassé, elle a rejeté pour des raisons qui, à mon sens, ne sont pas les bonnes. J'ai essayé de le montrer dans l'article en votre possession. Dans les deux derniers arrêts, le problème de l'indemnisation ne se posait pas, seul le problème de l'évaluation du préjudice se posait. La Cour de cassation a dit que le projet...

M. René GARREC, président - Ma question est toute simple : faut-il légiférer ou pas ?

Mme Michelle GOBERT - Je suis là pour essayer d'informer dans toute la mesure du possible, et avec d'autres, cette honorable assemblée, mais je ne prendrai pas la responsabilité de dire s'il faut légiférer ou pas. J'ai trop montré dans cet article qu'il y avait une interférence des pouvoirs pour me permette de dire au législateur s'il a à légiférer. Le législateur est suffisamment responsable pour décider de légiférer.

M. Pierre FAUCHON, rapporteur - Je n'ai pas de question à poser. Je voulais remercier Mme Gobert qui illustre de manière très vivante des articles que nous avons lus et qui figurent au dossier. Pour ma part, je les ai lus avec beaucoup de profit.

M. Jacques LARCHÉ - Il n'a pas été répondu de manière satisfaisante à la question que j'ai posée précédemment.

Je demandais de considérer l'hypothèse suivante : un enfant est handicapé alors que la mère a été avertie du handicap par le médecin et a refusé d'avorter. On est en train, de manière incidente, de transformer l'acte médical. On passe de l'obligation de moyens à l'obligation de résultat.

Quid des quelques handicaps -il en existe encore- médicalement indécelables ? Il en est un terrible, l'autisme. Personne ne peut dire à une mère que son enfant in utero risque d'être autiste. Quid de la situation de l'enfant, de la situation de la mère, du médecin ?

Mme Michelle GOBERT - Je n'ai aucun mal à répondre à la première question. L'enfant n'a aucun droit contre la mère. Depuis un arrêt de 1980 du Conseil d'Etat -et cela a été redit à plusieurs reprises, notamment par le Conseil constitutionnel le 28 juin 2001- la mère a toute liberté pour avorter ou ne pas avorter. C'est sa liberté. Il est important de préciser que le fait que la Cour de cassation a indemnisé le préjudice ne doit pas faire croire que l'enfant a un droit.

Je voudrais revenir cette fois sur l'arrêt Dangereux, rendu en 1970, très connu des juristes et qui, à l'époque, aurait dû soulever la même résistance que l'arrêt Perruche aujourd'hui. Cet arrêt Dangereux consistait à dire que l'on pouvait indemniser la concubine parce que son concubin avait été accidenté. Depuis cette époque, il est de règle que le préjudice soit l'indemnisation d'un intérêt, mais non pas -puisqu'à l'époque, on ne connaissait pas la concubine- d'un intérêt juridiquement protégé. Le droit est défini comme un intérêt juridiquement protégé. Selon Napoléon, le droit n'avait pas à connaître les personnes qui, vivant ensemble, ne voulaient pas se marier. La concubine était alors en dehors du droit. A partir du moment où il y a indemnisation du préjudice, cela ne décide pas d'un droit reconnu à celui ou à celle à qui cette indemnisation est accordée.

Que souhaite-t-on ? Que les enfants puissent attraire les parents devant les tribunaux ?

M. Jacques LARCHÉ - C'est en train de se faire en Amérique.

Mme Michelle GOBERT - Nous ne sommes pas en droit américain pour l'instant. Nous avons deux hautes juridictions : la juridiction administrative avec l'arrêt de 1980 et la juridiction judiciaire, la Cour de cassation. La conjonction des règles qui ont été dégagées fait que, pour l'instant, il n'y a vraiment aucun problème.

M. René GARREC, président - Vous avez donc votre réponse, Monsieur le Président Larché.

Mme Michelle GOBERT - J'entends dire que l'on est passé de l'obligation de moyens à l'obligation de résultat. Je trouve qu'il est très grave de dire cela.

M. Jacques LARCHÉ - On est en train d'y passer.

Mme Michelle GOBERT - - Non, monsieur le sénateur. Pour l'instant, il faut encore prouver les fautes. Dans les derniers exemples que j'ai donnés, les fautes n'étaient même pas contestées tant elles étaient évidentes. Certes, la Cour de cassation, dans certaines affaires récentes, a estimé qu'en cas d'infection nosocomiale, il y avait alors une obligation de résultat pour l'établissement public ou privé. Mais, pour l'instant, on ne peut pas dire que l'on est passé à une obligation de résultat.

C'est toujours la même chose : une faute au départ a été prouvée. A partir de ce moment-là, tout s'enchaîne pour la mère. La faute est là. Ce n'est pas une obligation de résultat, c'est une obligation de moyens. C'est-à-dire qu'il faut prouver une faute pour arriver à être indemnisé.

La troisième question portait sur le handicap indécelable. Il n'y a pas de faute. Je ne vois même pas où est la question.

M. Michel DREYFUS-SCHMIDT - A l'impossible, nul n'est tenu.

Mme Michelle GOBERT - Je dirai que c'est une question de société. J'ai été très impressionnée par le professeur Jean Hamburger, que j'admirais beaucoup ; le premier à faire des transplantations rénales en France. Ce très grand humaniste a fait paraître en 1991 un livre prophétique dans lequel il parlait des belles imprudences. Parlant de cela, il tendait à montrer que tout l'honneur de l'homme avait été de renverser les lois de la nature. Vouloir revenir à la nature est risible car tout l'honneur de la médecine a été de grignoter les lois, comme dit Hamburger, "cruelles, féroces, inégales" de la nature. Il suffit de voir ce qui se passe chez les animaux pour connaître les lois de la nature.

Toute la médecine est là pour justement renverser la loi de la nature. La loi de l'homme renverse la loi de la nature. A partir de là -Jean Hamburger le dit en 1991 sans avoir été suffisamment écouté- il faut avoir conscience que beaucoup de ceux qui mouraient tout de suite après la naissance ou par les handicaps qui les frappaient sont aujourd'hui sauvés. Ils sont sauvés, mais dans des conditions qui font qu'ils ont quand même un handicap. Jean Hamburger disait qu'il faudrait s'attaquer à ce problème qui deviendrait important : la bio-sociologie. Dès lors que la médecine réalise de tels progrès, il est indispensable d'en tenir compte pour que la société sache qui elle veut prendre en charge et qui elle ne veut pas prendre en charge. C'est un problème de société. A mon niveau, je n'ai pas de réponse toute faite à donner, c'est au Parlement à savoir ce qu'il souhaite dans cette affaire.

M. Francis GIRAUD - J'ai été très intéressé par la charge violente contre le corps médical. Bien entendu, tout ce que vous avez dit sur les fautes commises dans les affaires citées est indéniable et n'est discuté par personne. Les médecins peuvent parfois ne pas accomplir la totalité de leur mission ; ils peuvent aussi se tromper.

Il est vrai que la science et l'échographie ont fait des progrès stupéfiants. Il n'en reste pas moins que des personnalités éminentes du monde médical comme René Frydman, Jean-François Mattéi, reconnus de tous -et je m'honore d'avoir été le patron de Jean-François Mattéi- ont l'intelligence de comprendre et de dire que la médecine ne sera jamais une science exacte et qu'il y aura toujours des erreurs, même si les appareils d'échographie sont de plus en plus perfectionnés. Si l'on n'a pas cela à l'esprit, les raisonnements que l'on tient ne sont plus tout à fait adaptés à la réalité.

Nous sommes ici des législateurs et nous nous posons des questions, compte tenu de l'émoi causé par ces jugements qui ne touchent pas que le corps médical. Vous nous dites qu'il s'agit de la défense des échographistes. Le problème n'est pas là. La société se pose la question de l'indemnisation des handicapés, de leur prise en charge. Nous posons des questions concrètes sur la réalité de ce qui se passe.

Pour nous, la question est simple : faut-il que le législateur apporte un texte de loi qui permette aux juges de donner une réponse juridique à un problème posé par toute la société, mais bien entendu par l'intermédiaire du corps médical puisque c'est lui qui joue le plus grand rôle dans la sélection, dans le diagnostic ?

Notre problème est : faut-il légiférer ? Les avis peuvent être divers et variés. Les uns peuvent dire non ; les autres diront oui et comment procéder. C'était la question de notre président et que je réitère. C'est la seule chose qui nous intéresse. Ce qui se passe dans le corps médical, nous en sommes bien informés.

Mme Michelle GOBERT - Vous dites que j'ai mené une charge. Je l'ai fait parce que je ne suis plus d'accord. J'ai toujours été un très grand défenseur du corps médical, en particulier -et je suis connue pour cela- lorsque le problème de l'aléa thérapeutique s'est posé. J'avais fait un rapport sur ce problème pour montrer qu'il n'y avait pas de faute des médecins -alors que le Conseil d'Etat a admis, en mettant beaucoup de conditions, l'indemnisation de l'aléa thérapeutique- et qu'il ne fallait pas entrer dans ce système. Je fais la différence entre faute et aléa thérapeutique.

Vous me demandez si le législateur doit intervenir ou pas. Oui. Justement, la question se dédouble. C'est pourquoi j'y réponds alors que je parais avoir déjà répondu. En réalité, vous me demandez si vous devez donner des directives ou mettre à la disposition des magistrats un texte. Pour quoi faire ? Je ne sais pas.

Il y a deux questions : on doit venir au secours des "handicapés", c'est-à-dire enfin prendre ce problème à bras-le-corps -car les familles sont vraiment dans la difficulté- pour préparer une réponse. Mais à partir du moment où le problème est vraiment pris en compte et que la volonté politique est certaine, il faut être conscient que le problème ne sera pas résolu du jour au lendemain. Il faut mettre en place de quoi indemniser et organiser tout un système scolaire spécialisé.

Doit-on mettre dans ce pot commun ceux qui ont été victimes d'une faute médicale ? Je pense que ce n'est pas nécessaire puisque la Cour de cassation a tranché. Vous pouvez très bien décider que vous ne souhaitez pas que cela se passe de cette manière. Comme je me suis permise de vous le dire, si vous mettez tout le monde dans le pot commun, on se retournera de toute façon contre les médecins qui ont commis une faute. Qu'on le fasse directement ou qu'on le fasse après coup, le problème sera toujours le même. S'ils n'ont pas commis de faute, s'ils ont eu l'honnêteté de dire qu'ils ne sont pas en mesure de donner une réponse, que jusqu'à la dernière minute, le foetus était positionné de telle manière qu'ils n'ont pas pu voir la colonne vertébrale ou les membres bouger parce que ceux-ci étaient le long de la paroi de la mère, il n'y a plus aucun problème.

Le problème se pose quand ils ont commis l'erreur de répondre alors qu'ils n'avaient pas eux-mêmes vu. Je n'ai jamais dit, malgré l'affirmation de M. Mattéi à la tribune de l'Assemblée concernant la très grande précision des écographies actuellement, que les médecins étaient infaillibles ; je n'ai jamais dit que la médecine était une science exacte ; je n'ai jamais dit qu'il n'y aurait pas d'erreur. Sinon, nous ne sommes plus dans notre société, mais dans une sorte d'Eden.

M. René GARREC, président - Oublions le professeur Mattéi car nous n'avons pas à le juger ici. C'est un autre débat.

M. Jean CHERIOUX - Nous sommes en commission qui vous reçoit pour que vous répondiez à nos questions et non pas pour recevoir des leçons en permanence. D'autre part, je veux vous dire que j'ai été très choqué que vous considériez que la loi soit mise à la disposition des magistrats pour qu'ils puissent s'en servir. La loi est votée par nous et s'impose aux magistrats qui ont à l'appliquer. Voilà ma conception.

Mme Michelle GOBERT - Si quelqu'un est persuadé de l'importance du législateur, c'est moi.

M. Michel DREYFUS-SCHMIDT - Je trouve très bien qu'il y ait des professeurs de droit, non pas pour donner des leçons de droit, mais pour expliquer ce qu'est le droit, notamment à ceux qui ne sont pas juristes.

Il y a eu un malentendu tout à l'heure : je n'ai pas entendu madame Gobert dire que les médecins faisaient des fautes ; elle a dit que dans les espèces qu'elle a citées, les fautes n'étaient pas contestées. Je la remercie d'avoir examiné les dossiers et de nous dire ce qu'ils contiennent car c'est ce qui m'intéresse personnellement.

Ma question est la suivante : vous avez dit que dans l'affaire Perruche, il y avait eu faute du laboratoire et des médecins. Vous avez précisé à un moment concernant les médecins qu'il y avait eu manquement au devoir d'information. C'est en effet ce que j'ai lu dans l'arrêt. Vous avez précisé quelle avait été l'erreur du laboratoire, mais vous n'avez pas précisé quelle a été l'erreur du médecin de manquer à son devoir d'information. Pouvez-vous nous le dire ?

Mme Michelle GOBERT - Je comprends que vous posiez cette question, monsieur le Sénateur. Dans la mesure où un premier résultat faisait apparaître que la mère n'était pas immunisée et un second résultat quelques jours plus tard où le laboratoire disait qu'elle était immunisée, les tribunaux ont estimé qu'il aurait fallu que le médecin demande une vérification puisque les deux résultats ne concordaient pas. Voilà où est la faute du médecin qui s'est fondé sur le deuxième résultat alors que celui-ci était différent du premier.

M. Michel DREYFUS-SCHMIDT - Y a-t-il eu des expertises médicales dans ces affaires ?

Mme Michelle GOBERT - Oui, il y a eu des expertises médicales dans toutes les affaires. Dans les affaires de juillet, cela concernait un problème d'interruption thérapeutique de grossesse.

M. Nicolas ABOUT - Je souhaiterais aborder ici le risque de dérive. Un échographiste a dit à un couple que je connais bien que leur enfant in utero avait une tête trop gosse et que manifestement, il naîtrait avec beaucoup de troubles et d'anomalies et qu'il conviendrait de penser à une interruption de grossesse. Les parents ont réfléchi et ont refusé. Ils ont mené la grossesse à terme et l'enfant est né, remarquablement normal. C'est le cas réel d'un membre de ma famille. La dérive est donc possible, et toute personne, devant un risque de se tromper, aura tendance à majorer les risques de présence de handicap.

Vous avez dit tout à l'heure que toute faute devait entraîner une réparation. Vous avez parlé de la mère et de l'enfant ; vous avez dit les problèmes d'éducation, de manque d'établissements etc. C'est vrai que les parents ont à faire face à la vie d'un handicapé, à sa prise en charge, à son suivi tout au long de sa vie. Cela mérite indemnité puisqu'ils n'ont pas eu la possibilité d'y mettre fin, que l'on soit d'accord ou non avec cela au plan philosophique.

Donc, une faute a entraîné un préjudice. Sauf que dans le deuxième cas, celui de l'enfant qui naît avec son handicap, l'auteur de la faute est le virus de la variole ou le chromosome surnuméraire. La seule faute commise par le médecin est d'avoir permis sa vie. On ne peut pas dire que lorsque l'on indemnise l'enfant, on indemnise le handicap. On indemnise la vie car la faute du médecin a entraîné la vie de l'enfant alors que les parents voulaient y mettre fin. Ils ne voulaient pas mettre fin au handicap, ils voulaient mettre fin à la vie.

L'interruption volontaire de grossesse, c'est mettre fin à la vie. C'est le médecin qui a permis cette vie et c'est cette vie que l'on indemnise. Le médecin n'a jamais voulu le handicap, il n'a jamais été au départ du handicap. Cela me paraît très dangereux de la part d'autorités de laisser penser que le médecin a voulu le handicap et qu'il en est coupable. Il est coupable d'avoir laissé la vie -par erreur en plus !- et de ne pas avoir permis aux parents de recourir à l'avortement dont on veut qu'ils soient ensuite les représentants de leur enfant ... C'est le dernier point, mais peut-être cette remarque est-elle trop provocatrice. Ce n'est pas un débat. Je veux bien m'arrêter, mais je crois que c'est tellement essentiel.

Vous avez parlé aussi du droit des parents de représenter l'enfant. C'est vrai sauf qu'il y a une situation curieuse, pour ceux qui ont souhaité la mort de l'enfant et qui regrettent sa vie, de se battre autant pour en assurer la représentation.

Mme Michelle GOBERT - C'est une façon de présenter les choses. Quand vous me parlez de l'expérience faite dans votre famille, et que je comprends, que voulez-vous suggérer ?

M. Nicolas ABOUT - Je veux dire : "Attention !" A simplement vouloir dire qu'il n'y aura qu'à indemniser, qu'il y a les assurances, les médecins trouveront une parade immédiate dans des excès de prudence qui iront contre la vie.

Il faut considérer l'"horrible" grossesse que l'on fait subir aux mamans en leur laissant penser qu'elles sont coupables de garder un enfant anormal.

Mme Michelle GOBERT - Je comprends très bien votre remarque, mais je pense qu'en réalité, c'est remettre en cause la loi sur l'interruption volontaire de grossesse. On a beau tourner et retourner le problème. Si vous ne souhaitez pas que l'on puisse ainsi interrompre une grossesse, je ne le discute pas.

M. Nicolas ABOUT - Je n'ai pas dit cela.

Mme Michelle GOBERT - Vous ne l'avez pas dit, mais depuis votre exemple, on ne voit pas la solution.

M. Nicolas ABOUT - J'ai dit que la faute du médecin était d'avoir permis la vie.

Mme Michelle GOBERT - On en revient toujours à cette symbiose comme l'a écrit Mme Viney : "La constatation de l'existence du préjudice des parents implique a fortiori le préjudice de l'enfant" . Comme elle est tout à fait logique avec elle-même, dans un premier temps quand il s'est agi de commenter l'arrêt du Conseil d'Etat, elle l'a critiqué de ne pas avoir indemnisé l'enfant en disant que les deux préjudices étaient tellement fondus que c'était inadmissible. Quand elle a commenté l'arrêt de la Cour de cassation, logique avec elle-même, elle a dit que les deux préjudices étaient tellement la même chose qu'en définitive, il ne fallait plus indemniser les parents.

C'est indubitable. Ou bien vous indemnisez les deux, ou bien vous n'en indemnisez aucun. Il y a une imbrication très forte des deux préjudices.

M. LE PRÉSIDENT - Il me reste à vous remercier. Votre tonus est tel qu'il a fini par susciter quelque émotion qui m'ont valu quelques rappels à l'ordre.

Rappel au règlement : je précise que nous sommes en audition et non pas dans le cadre de la discussion d'un rapport.

M. Jerry SAINTE-ROSE,

avocat général à la Cour de cassation

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M. René GARREC, président - Nous allons maintenant entendre M. Jerry Sainte-Rose, avocat général à la Cour de cassation qui a requis dans plusieurs affaires soumises à l'Assemblée plénière. Je rappelle que nous avions souhaité entendre également un magistrat du siège d'un avis opposé. En tant que tel, il a estimé qu'il ne lui était pas possible de participer à cette audition.

M. Jerry SAINTE-ROSE - Monsieur le président, il se trouve que j'ai été l'avocat général, le représentant du ministère public dans toutes les affaires de responsabilité médicale qui sont venues devant les assemblées plénières de la Cour de cassation.

L'action dite de vie préjudiciable (wrongful life) est apparue aux Etats-Unis dans les années soixante. Elle ne se limitait d'ailleurs pas à la responsabilité médicale puisque l'expression a été utilisée pour la première fois par la cour d'appel de l'Illinois dans un litige qui opposait un enfant naturel à son père à qui il reprochait d'avoir séduit et abandonné sa mère. Ce type d'action qui a connu un certain succès auprès des tribunaux des juridictions inférieures a subi entre 1985 et 1995 une condamnation quasi générale par les cours suprêmes des États ou dans les textes législatifs locaux.

Les recherches auxquelles a procédé, sur ma demande, le Service des affaires européennes et internationales de la Chancellerie me permettent de dire que l'action de vie préjudiciable est pratiquement inconnue chez nos voisins européens. La Cour constitutionnelle allemande semble a priori l'exclure ; elle n'a pas été saisie directement, mais elle a eu l'occasion de juger que l'existence humaine ne devait pas être indemnisée. Depuis 1976, ce type d'action est interdit par la loi en Grande-Bretagne.

En France, malgré la résistance des juges du fond et à la différence du Conseil d'État -sur ce point, je veux exprimer mon désaccord avec les propos de Mme Gobert- qui a estimé qu'il n'y avait aucune relation causale entre la faute médicale et le handicap de l'enfant -il s'agissait en l'occurrence d'une trisomie 21-, la Cour de cassation a entrepris depuis quelques années de consacrer l'action exercée au nom de l'enfant atteint d'une malformation congénitale contre le médecin qui n'a pas décelé cette malformation avant la naissance.

Le désormais célèbre arrêt Perruche du 17 novembre 2000 est bien la réitération d'un arrêt rendu en mars 1996, qui avait suscité moins de tollé médiatique mais qui avait fait l'objet de très vives discussion au niveau doctrinal. La question est de savoir si un enfant atteint d'une malformation congénitale peut exercer une action en réparation contre le médecin qui n'a pas décelé son handicap avant la naissance.

L'action de vie préjudiciable, qui ne doit pas être envisagée exclusivement sous l'angle juridique car elle possède une dimension éthique, philosophique et anthropologique, est la résultante de trois facteurs :

- d'abord, le besoin indemnitaire lié à l'insuffisance des aides publiques ;

- ensuite, les progrès spectaculaires de la médecine prénatale -les praticiens devraient cependant revoir leur discours trop optimiste sur la maîtrise de la procréation ;

- le troisième facteur est la loi de 1975 sur l'interruption de grossesse, mesure considérée naguère par ses promoteurs comme un mal nécessaire et qui, depuis, a été institutionnalisée. Je me suis livré à un exercice salutaire en consultant les travaux préparatoires de la loi Veil de 1975. Je me suis aperçu que la philosophie à la base de cette loi avait été profondément transformée. Elle a été institutionnalisée et même sacralisée.

Fallait-il étendre au-delà de ses limites naturelles, c'est-à-dire de la période de grossesse, cette loi spéciale qui n'a entendu régler que la question qu'elle posait et non le sort des personnes handicapées ?

On a dit de la jurisprudence Perruche qu'elle soulevait plus de problèmes qu'elle n'en résolvait. Cette assertion peut être vérifiée au regard des conditions de la responsabilité civile, de la mise en oeuvre de l'action de vie préjudiciable et de ses effets.

1) Au point de départ, les deux intervenantes précédentes ont indiqué qu'il y avait une faute médicale, généralement non contestée. Il faut reconnaître que dans ces actions, les médecins n'ont pas toujours su se défendre et ont parfois été pris au dépourvu. Il y a eu faute médicale, erreur d'un laboratoire d'analyse, mauvaise interprétation d'une échographie ou d'un test de dépistage.

Selon une jurisprudence bien établie, un accord tacite existe entre le patient et le praticien. Celui-ci a donc manqué à son devoir contractuel d'information envers la mère qui avait le droit d'être informée de l'état de son enfant. C'est la seule faute caractérisée par les arrêts de l'Assemblée plénière. Elle justifie que la mère ou plutôt les parents soient indemnisés du préjudice matériel et moral résultant de la naissance d'un enfant handicapé à laquelle ils n'étaient pas préparés dans la mesure où se trouve alourdie l'obligation mise à leur charge par la loi (articles 203 et 213 du code civil) d'assurer l'entretien et l'avenir de cet enfant. C'est la thèse que j'ai défendue en novembre dernier. Sur ce point, j'ai été suivi. J'estime que les parents peuvent se faire indemniser en raison de la faute commise par le médecin. Mais cette solution qui paraît juridiquement fondée n'est-elle pas discriminatoire à l'égard des parents qui accueillent sans réserves un enfant atteint d'une malformation connue à l'avance ou non ?

Reste à savoir comment la faute d'information -puisqu'il n'y a que cette faute- a pu être la cause directe du handicap de l'enfant ainsi que l'affirme la Cour de cassation, le Conseil d'Etat disant le contraire ? L'explication est d'autant plus difficile que les juges du fond -il faut penser à mes collègues des juridictions dites inférieures- ont, en général, constaté l'évidence : le handicap est la conséquence de l'affection pathologique dont l'enfant a été atteint dès le début de la grossesse ; l'erreur fautive de diagnostic n'y a nullement participé dès lors qu'il n'existait aucune possibilité de traitement.

Pour tenter d'établir une relation causale entre la faute constatée et le handicap, on nous propose un raisonnement complexe, axé sur l'idée de l'inexécution fautive du contrat ayant causé un préjudice à un tiers, l'enfant. La fumée s'ajoute au brouillard. L'erreur commise par le praticien n'ayant pas permis à la femme de recourir à l'interruption volontaire de grossesse, le handicap serait alors la conséquence directe de la faute médicale puisque sans celle-ci, il n'y aurait pas eu d'infirmité car le foetus aurait été avorté. C'est bien l'aveu que la suppression du malade était la seule méthode envisageable pour éviter la maladie, laquelle préexistait à l'intervention du praticien.

Le raisonnement proposé, qui me semble bien être celui de l'Assemblée plénière, repose sur deux postulats :

- On tient d'abord pour acquis que correctement informée, la femme aurait sans aucun doute mis fin à la grossesse. Son libre arbitre est alors dénié. Comment être sûr de la décision qu'elle aurait prise alors que des années se sont bien souvent écoulées depuis la naissance ? Certaines femmes se refusent à avorter. Il n'est pas rare que d'autres se ravisent. C'est cela aussi leur liberté.

Pour être indemnisable le préjudice corporel suppose une atteinte à l'intégrité physique, imputable à une personne déterminée. Or si l'enfant est dans un état dommageable, il n'a pas été victime d'un acte dommageable causé par un tiers, son handicap étant le fait de la nature. C'est donc bien sa naissance et sa vie qui sont considérées comme un préjudice.

- Second postulat : en l'absence d'alternative thérapeutique, on présume que l'avortement aurait été profitable à l'enfant. L'absence de préjudice quand on est infirme consiste à être mort.

D'où les réactions hostiles de nombre de personnes handicapées et de leurs associations représentatives ; réactions parfaitement justifiées à mon avis. Pour s'en convaincre, il suffit d'observer la place que tient l'interruption de grossesse dans les arrêts de l'Assemblée plénière.

L'arrêt du 28 novembre 2001 qui a accueilli l'action de l'enfant relève essentiellement que le praticien n'avait pas contesté que les conditions de l'avortement pour motif thérapeutique -désormais médical- auraient été réunies. ce qui revient à mon sens, à renverser la charge de la preuve. Vous aurez observé qu'il n'y a pas un mot sur la question du consentement de la mère, qui est par conséquent présumé.

Les trois arrêts du 13 juillet avaient écarté tout lien de causalité entre la faute médicale et le handicap au motif qu'il résultait des constatations des juges du fond que les conditions d'une interruption thérapeutique de grossesse n'étaient pas réunies. La causalité devient ainsi conditionnelle, ce qui constitue une innovation dans notre droit. Mais il apparaît surtout qu'en cas de contestation du praticien, les tribunaux devront faire rechercher par des médecins-experts si l'enfant n'aurait pas dû être avorté pendant la grossesse de sa mère. C'est purement extravagant !

J'avais écrit que cette recherche était discutable au regard de la déontologie médicale, mais elle est surtout attentatoire à la dignité de l'enfant au sens où l'entend le Conseil constitutionnel et qui est la reconnaissance de l'égale appartenance de chaque individu à l'espèce humaine. Il ne s'agit pas du tout, comme l'a laissé entendre Mme Gobert tout à l'heure, d'une question de niveau de vie.

Par conséquent, rechercher si un enfant n'aurait pas dû être avorté pendant la grossesse de sa mère revient à le retrancher de l'humanité ; c'est nier sa personnalité juridique, c'est en faire un mort vivant.

Par ailleurs, nous ne savons toujours pas ce que l'enfant a perdu -c'est la condition première de la responsabilité civile-, ni de quel intérêt juridiquement protégé il peut se prévaloir : celui de n'avoir pas été privé d'une vie jugée inopportune ? Et surtout quel droit subjectif dont il aurait été titulaire avant sa naissance aurait été violé ? Celui fantasmatique de ne pas naître ou de ne pas naître anormal ?

La vie est un don, elle nous est donnée ; ce n'est pas forcément un bienfait. Mais aucun de nous ne peut revendiquer un droit de ne pas naître.

L'évaluation du préjudice de l'enfant est tout aussi problématique. Puisque l'avantage pour lui aurait été d'être avorté, sa vie diminuée ne peut être comparée qu'à l'inexistence qui, par définition, n'est pas évaluable. Ou alors les juges devront définir des critères de normalité qui seront nécessairement arbitraires. Comment, en effet, estimer l'incapacité permanente partielle ou totale de l'enfant alors qu'il n'a jamais eu de capacité ? Comment réparer les préjudices d'agrément ou esthétiques de l'enfant sans déprécier son existence ?

L'eugénisme "rampant" -non pas celui organisé ou réprimé par le Code pénal- n'est pas absent de l'idée selon laquelle il vaut mieux être avorté que de naître handicapé. Cette position induit une certaine attitude à l'égard de la vie naissante dont il est fait peu de cas.

J'attire votre attention sur l'arrêt Grosmangin de l'Assemblée plénière du 29 juin 2001 qui a brisé une jurisprudence plus que séculaire des juges du fond. Aujourd'hui, le fait de causer la mort in utero de l'enfant -serait-il proche du terme- n'est plus pénalement punissable.

Or, il y a un principe d'ordre public dans le Code civil auquel le conseil constitutionnel a conféré une certaine valeur constitutionnelle : celui du respect de la vie dès son commencement. La loi de 1975 y a apporté une exception : celle concernant l'avortement.

Aujourd'hui, n'importe qui, le premier automobiliste qui renverserait une femme enceinte, blessant légèrement la mère et tuant l'enfant, aura quelque "chance" de comparaître devant un Tribunal de police et d'être condamné à une peine d'amende. Si l'enfant in utero meurt sur le coup, il ne subira aucune condamnation. Voilà la situation idéale pour cet automobiliste . Si l'enfant survit, les ennuis commencent : l'automobiliste pourra faire l'objet de poursuites pour blessures involontaires. Si l'enfant survit, handicapé, imaginez l'importance des réparations que l'automobiliste pourrait encourir !

J'ajoute à l'attention des médecins qu'il n'est peut-être pas satisfaisant qu'un médecin qui par imprudence, négligence, cause la mort de l'enfant in utero, soit exempt de toute responsabilité. Supposez que le fait se produise au cours de l'accouchement : la mère ne sera pas blessée. Qu'aura-t-elle perdu ? Rien ? Le médecin qui cause la mort de l'enfant in utero aujourd'hui échappe à toute responsabilité pénale. C'est grave parce que cela pourra générer toute sortes de soupçons.

Le législateur que vous êtes doit impérativement réfléchir à cette question.

La situation a été parfaitement résumée par M. le professeur J. Hauser en ces termes : ".. est puni civilement celui par la faute duquel le foetus est arrivé à la vie et n'est pas puni pénalement celui par la faute duquel il est arrivé à la mort" . Quel paradoxe !

2) Ajoutons que cette jurisprudence Perruche sera à l'origine d'inégalités incompréhensibles entre handicapés alors qu'objectivement leurs besoins sont les mêmes. L'action de vie préjudiciable ne sera pas ouverte aux handicapés venus au monde dans les hôpitaux publics, puisque le Conseil d'Etat n'accueille pas cette action de vie préjudiciable.

Seuls bénéficieront d'une éventuelle indemnisation ceux qui peuvent invoquer une faute médicale et dont les parents expriment le regret qu'ils soient venus au monde en leur faisant dire qu'ils auraient mieux fait de ne pas exister. Dans ces cas, la représentation de l'enfant est-elle correctement assurée par les parents ? La question se pose.

Si contrairement à la lettre de la loi de 1975, confortée par les travaux préparatoires, qui autorise « à toute époque » le recours à l'interruption thérapeutique de grossesse dans tous les cas où l'état de santé de l'enfant est en cause, on devait maintenir le clivage opéré par le Cour de cassation entre l'avortement pour cause de détresse et l'avortement pour motif thérapeutique, les enfants qui auront échappé à l'avortement pour cause de détresse seront mieux traités que ceux qui auraient pu subir l'avortement pour motif thérapeutique puisqu'ils n'auraient pas à justifier de la gravité de leur handicap.

En tout cas, s'il est lucide, l'enfant comprendra qu'il est un préjudice pour lui-même comme pour ses parents.

Au total, l'impression prévaut qu'on ne peut être en faveur de l'indemnisation des handicapés -exposés du reste au recours subrogatoire de la Sécurité sociale- sans, d'une certaine manière, agir contre eux.

Procédant des meilleures intentions, une jurisprudence protectrice ne fera qu'ajouter aux mécanismes par lesquels les sociétés modernes les rejettent de leur sein. Quel sens peut avoir une vie humaine dont le droit déclare qu'elle est préjudiciable ?

Nul n'est fondé, croyons-nous, à juger en droit de la légitimité des vies humaines. Aucune norme ne permet de dire qu'une vie ne mérite pas d'être vécue ni qu'un individu est justifié à tenir son existence pour inutile. Personne ne peut le penser ni le faire savoir à sa place.

3) Enfin, les difficultés juridiques révélées par l'arrêt Perruche montrent bien que dans la mesure où notre système de responsabilité répond à un impératif minimum de cohérence, on ne peut manipuler excessivement une notion sans que l'ensemble, par une sorte de réaction en chaîne, ne s'en trouve affecté. Il serait vain de croire que le forçage ainsi réalisé des conditions de la responsabilité civile ne sera pas invoqué dans des litiges de nature différente.

L'arrêt Perruche donne une vision amère d'une jurisprudence obnubilée par une certaine forme de charité dont un juriste célèbre a dit qu'elle était devenue folle en rencontrant le droit.. L'enfance handicapée est un problème de distribution sociale, de justice distributive qui ressortit à la compétence de l'Etat. Chercher à le régler par le droit de la responsabilité conduit à une autre injustice : celle qui touche le praticien, camouflée par l'interposition de l'assureur.

En définitive, on ne peut fonder une politique sociale en faveur des personnes handicapées à partir de quelques condamnations à des dommages et intérêts qui seraient prononcées par les tribunaux. Le maintien de la jurisprudence Perruche qui encourage les parents d'enfants handicapés à agir contre les praticiens, incitera ceux-ci, soit à préconiser au moindre doute l'avortement et à éliminer nombre de foetus sains, soit à renoncer à certaines opérations de dépistage, ce qui constituera une véritable régression en matière de médecine prénatale et multipliera le nombre des handicapés.

Pour toutes ces raisons, l'intervention du législateur me paraît indispensable.

M. Pierre FAUCHON, rapporteur - Je remercie l'avocat général. Je n'ai pas de question à poser. J'avais lu ses conclusions. Je veux signaler à nos collègues qu'il eût été intéressant d'entendre parallèlement et contradictoirement le point de vue du rapporteur, M. Sargos, qui est d'un avis différent. Vous avez rappelé, Monsieur le président, que la Cour de cassation a considéré qu'il n'appartenait pas à un magistrat du siège de venir s'expliquer devant cette commission sur les décisions de la Cour. Le rapport de M. Sargos figure néanmoins dans le dossier qui est à votre disposition.

M. René GARREC, président - La parole est à M. About.

M. Nicolas ABOUT - L'avocat général me laisse sans voix. Je me trouve en communion de pensée avec ses propos..

M. René GARREC, président - Monsieur l'avocat général, je voudrais vous dire ma satisfaction d'avoir eu réponse aux deux questions que nous nous posions :

1. Est-ce à la Cour de cassation de définir la politique sociale ?

2. Et, en l'espèce, devons-nous légiférer ?

Mme Marie-Sophie DESAULLE,

présidente de l'association des paralysés de France

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Mme Marie -Sophie DESAULLE - Il ne sera pas facile de prendre la relève après la prestation de M. l'avocat général. Monsieur le président, je veux vous remercier tout d'abord de donner la possibilité aux représentants des personnes handicapées de s'exprimer sur ce thème qui soulève beaucoup d'émotion dans la société, en particulier chez les personnes handicapées et les parents d'enfants handicapés.

Nous sommes ici trois représentants des personnes handicapées avec parfois des sensibilités différentes, mais nous estimons tous que le débat est important et permet de poser la question de la place des personnes handicapées dans notre société.

Ce débat n'est pas facile car il touche à l'essence même de la vie. Avant d'essayer de répondre à la question "Faut-il ou non légiférer ?", je rappellerai quelques points importants pour l'Association des paralysés de France (APF).

Nous comprenons la démarche des parents qui cherchent à obtenir une indemnisation pour leur enfant avec le souci d'assurer une sécurité financière et une certaine qualité de vie à leur enfant même si nous ne sommes pas favorables à la judiciarisation de ces questions.

Je veux aussi rappeler notre attachement au fait que lorsqu'il y a faute médicale, il doit y avoir effectivement mise en jeu d'une responsabilité ; on ne comprendrait pas qu'il y ait irresponsabilité médicale lorsqu'il y a faute.

Par ailleurs, il n'y aurait pas recherche d'indemnisation si les moyens financiers consacrés par la solidarité nationale étaient suffisants pour assurer une qualité de vie aux personnes en situation de handicap. Il convient de rappeler le manque criant de places en foyer, en maison d'accueil spécialisé (MAS), en centre d'aide par le travail (CAT) pour les personnes les plus handicapées. Aujourd'hui, l'allocation adulte handicapée pour une personne qui ne pourra jamais travailler correspond à 50 % du SMIC, soit 3 700 francs par mois tout au long de sa vie. Je ne sais pas comment on peut avoir une vie digne avec de telles sommes.

Cela étant posé, comment réagir de manière positive ? L'intérêt de tous ces arrêts est d'avoir porté les préoccupations des personnes handicapées sur la place publique. Cela nous paraît en soi un point positif.

Nous sommes favorables à ce que ce débat ait lieu et qu'il puisse se poursuivre car c'est sans doute une bonne manière de faire évoluer le regard que l'on porte sur les personnes handicapées.

Sur la question de savoir s'il faut légiférer ou pas, nous ne sommes pas favorables à une loi de circonstance, votée dans l'émotion, construite sur de grands principes assez faciles à proclamer, et qui ne serait pas associée à la mise en place de dispositifs concrets permettant l'amélioration de la condition des personnes.

On connaît aujourd'hui en France le discours assez intégrateur vis-à-vis des personnes handicapées et la grande différence entre ce discours et la réalité de la vie des personnes. Je ne crois pas que l'on puisse, et que la représentation nationale puisse, se libérer de ce débat simplement en affirmant des grands principes.

Nous sommes aussi favorables à une disposition législative qui rappelle la valeur de toute vie ; disposition législative qui puisse rassurer une communauté médicale globalement déstabilisée par l'ensemble de ces arrêts. Nous sommes attachés et nous croyons aujourd'hui en la qualité de la communauté médicale, notamment dans le cadre du diagnostic anténatal. Pour les parents, il est important de bénéficier d'un diagnostic anténatal.

Nous sommes également favorables à une disposition législative qui compense, pour toutes les personnes, les conséquences du handicap.

Il faut savoir que ces arrêts créent de fait une inégalité de traitement entre les personnes dont le handicap peut être rapporté à une faute médicale, quand bien même cette faute médicale a causé directement ou non le handicap et les personnes dont le handicap est survenu lors d'une prise en charge médicale adaptée, mais qui s'est révélée -c'est souvent le cas- soit impuissante à éviter le handicap, soit a permis la survie de l'individu au prix de séquelles lourdes.

On sait aujourd'hui que la réanimation néonatale peut entraîner des handicaps et des incapacités lourdes.

Il en va de même pour les adultes accidentés de la route pour lesquels la réanimation les laisse quelquefois tétraplégiques.

Le constat aujourd'hui est que le progrès médical avance plus rapidement que le progrès social. Ce n'est peut-être pas raisonnable.

Nous sommes favorables à une disposition législative rapide. Autant nous sommes favorables au débat, autant il ne nous paraît pas sain de laisser se développer trop longtemps des discussions et des affirmations sur la dignité ou la non dignité de la vie des personnes handicapées. Pour ma part, je pense que toute vie est digne d'être vécue.

Nous sommes plutôt favorables à une disposition législative que l'on retrouverait dans le projet de loi sur les droits des malades. Nous considérons que ce support est adapté du fait qu'il est déjà dans une navette parlementaire et qu'il permettrait d'aboutir assez rapidement.

En conséquence, je voudrais vous proposer une modification et un amendement à un article du projet de loi relatif aux droits des malades, traitant des responsabilités, de l'aléa etc..., à savoir l'article L-1142-2 du Titre II à propos de la responsabilité : "Lorsque la responsabilité d'un professionnel, d'un établissement de santé ou d'un producteur de produit n'est pas engagée, un accident médical, une affection iatrogène...",

nous ajouterions : "ou survenue lors d'une prise en charge médicale"

"..ouvre droit à la réparation des préjudices du patient au titre de la solidarité nationale s'il présente le caractère de gravité -prévu à l'alinéa 2- lorsqu'ils sont directement imputables à des actes de prévention, de diagnostic ou de soin et qu'ils ont eu, pour le patient, des conséquences anormales au regard de son état de santé, comme de l'évolution prévisible de celui-ci."

Nous ajouterions : "ou lorsqu'ils sont survenus lors d'une prise en charge médicale en dépit d'une stratégie médicale préventive, diagnostique ou thérapeutique adaptée.".

Cela nous semble une manière de répondre à la question tout en donnant aux personnes handicapées les possibilités de bénéficier de la solidarité nationale et d'avoir une compensation des incapacités qui corresponde aux besoins de la personne et qui ne soit pas simplement de l'aide sociale ou de l'assistance.

Voilà la position que je souhaitais vous présenter au titre de l'APF.

M. René GARREC, président - Je vous remercie, madame la présidente.

La parole est M. le directeur général de l'UNAPEI.

M. Patrick GOHET,

directeur général de l'Union des associations de parents
et amis de personnes handicapées

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M. Patrick GOHET - Monsieur le président, mesdames et messieurs, merci de nous entendre. L'UNAPEI est sans doute l'association de fait la plus concerné par la problématique d'aujourd'hui. Les espèces que nous avons connues concernent à peu près toutes des enfants devenus ensuite adultes handicapés mentaux. Notre association regroupe 62 000 familles, accueille 180 000 personnes handicapées mentales et emploie 70 000 salariés. Dans ce milieu, l'émotion est forte aujourd'hui.

Mon propos sera divisé en quatre préalables, trois éléments d'analyse sur la situation et une conclusion.

S'agissant du premier préalable, il y a des amalgames à ne pas faire : aujourd'hui, l'évolution scientifique permet dans certains cas de déceler l'existence d'anomalies sur un foetus ou de déceler la présence d'anomalies transmissibles au sein d'une famille. La société a le devoir, quand elle le sait, d'en informer les intéressés. Pour autant, la société n'a pas à indiquer à la famille concernée les conséquences qu'elle doit en tirer. Et la liberté de décision des familles doit être totale. A cet égard, il faut être vigilant sur certains comportements.

Le deuxième préalable, dont Mme Perruche mère a bénéficié est le suivant : lorsqu'il y a préjudice résultant d'une faute, le droit à réparation s'applique. Il ne saurait être remis en question. D'ailleurs cette première partie de l'affaire Perruche n'est pas remise en cause, car l'affaire Perruche, c'est deux éléments, et d'abord cela.

Troisième préalable : sans aucun procès d'intention ni remise en question de l'action entreprise par les parents concernés qui ont certainement cru bien faire et considéré que c'était là une manière de défendre les intérêts de l'enfant, demander et obtenir réparation d'un préjudice du fait de la naissance nous est incompréhensible. Je reprendrai l'expression d'une maman lors du dernier conseil d'administration de l'UNAPEI :"C'est absurde !"

Quatrième préalable : il ne faut pas faire de polémique avec la Cour de cassation ni faire dire à l'arrêt Perruche ce qu'il n'avait peut-être pas l'intention de dire ; c'est une décision de droit positif qui intervient sur des cas d'espèce précis et qui se fonde sur le droit à réparation.

Cela dit, cette jurisprudence a induit un certain nombre de questions, provoqué un certain nombre de réactions ; elle est susceptible de faire naître ou d'encourager une évolution culturelle dans le regard que la société porte sur la personne handicapée. Il s'agit de cela. Ce n'est pas du domaine du prétoire mais du forum ; ce n'est pas du domaine de l'ordre judiciaire mais du domaine de la représentation nationale.

Mesdames et messieurs, le mandat que vous avez doit vous conduire à répondre à cette question.

Un certain nombre de questions se posent : Quelles sont les actions qui peuvent être entreprises demain par les enfants contre leurs parents ? Quelles actions peuvent être entreprises demain par des tuteurs contre les parents de leurs pupilles ? Tout peut s'imaginer.

Nous avons enregistré les réactions des professionnels et avons observé un certain nombre de positions des assureurs. On risque d'avoir deux catégories de personne handicapées : celles qui peuvent se prévaloir d'un préjudice réparable et celles qui ne le peuvent pas, les premières seront indemnisées, les autres pas !

Quatrième conséquence, pour nous la plus importante : la notion de vie, digne ou pas d'être vécue, se situe au coeur du débat culturel de notre société autour du handicap.

Pour nous, compte tenu de toutes ces questions induites, de toutes ces réactions enregistrées, de ce processus imaginé, non seulement il doit y avoir débat public, mais le législateur doit s'emparer de ces questions pour bien cerner l'ensemble des conséquences qu'implique la jurisprudence Perruche et pour prévenir un certain nombre de ses conséquences.

Par conséquent légiférer est indispensable.

Quelle est la situation aujourd'hui ? Nous pensons que l'on ne peut établir de relations de cause à effet entre l'absence de diagnostic ou l'erreur de diagnostic et la présence d'une anomalie physiologique sur le foetus ; celle-ci est antérieure, préexistante. Par conséquent, on ne peut pas considérer qu'il y a relation de cause à effet.

En revanche, il apparaît -il n'y a aucune raison d'en douter- que dans le protocole qu'aurait conclu la maman avec le praticien, elle avait fait savoir que si le diagnostic révélait une anomalie physiologique, et comme le loi le lui permet, elle aurait décidé d'interrompre sa grossesse. De quoi le défaut ou l'erreur de diagnostic sont-ils responsables ? De la naissance d'un enfant, pour commencer, et en situation de handicap pour terminer.

Par conséquent, ce que la société a le devoir de faire envers cet enfant, est de lui apporter la compensation qu'appelle son handicap pour que cet enfant puisse, petit ou grand, vivre dignement avec et parmi les autres. C'est là qu'est la responsabilité première et fondamentale de la société.

Deuxième élément d'appréciation : deux propositions de loi ont été déposées : une à l'Assemblée nationale et une au Sénat. Textes extrêmement voisins, pour nous, ce sont de solides bases de travail.

Je rejoins ce qu'a dit Mme Desaulle : il n'y a pas de loi de circonstance à adopter, mais je ne tiens pas ces textes comme étant de circonstance. M. Mattéi a déposé son texte il y a plusieurs mois dans un contexte qui n'était pas préélectoral. On ne peut donc créditer personne d'une arrière-pensée en la matière. Ces textes sont de solides bases de travail et sont tout à fait opportuns et sérieux.

Ensuite, il y a urgence à se prononcer. En effet, deux cents dossiers sont en instance devant les juridictions de première instance. Il y a urgence parce qu'il y a conflit d'appréciation entre la Cour de cassation et au moins deux cours d'appel : celles d'Orléans et d'Aix-en-Provence dont les positions divergent de celle de la Cour de cassation.

Dans ces conditions, quelle est la situation du justiciable qu'est la personne handicapée dans un tel contexte si la loi n'y met pas bon ordre ?

Je mets de la passion dans mon propos parce qu'elle est le reflet de ce qui se produit dans les milieux concernés qui sont heurtés, touchés.

Avant que le législateur ne se prononce définitivement, le comité d'entente des associations représentatives des personnes handicapées et de parents d'enfants handicapés s'est réuni ce matin pour demander -au delà d'une réunion aussi précieuse que celle-ci et les intéressés ne seront pas insensibles à l'intérêt officiel que votre assemblée manifeste sur cette affaire- que soit organisé, à l'initiative du Gouvernement, une table ronde ou un échange qui réunisse tous ceux qui sont concernés par cette affaire, c'est-à-dire les principaux professionnels de la santé, les associations représentatives des personnes handicapées et les parents d'enfants handicapés, des juristes, des représentants du législateur, etc...

Le comité consultatif national d'éthique a émis en la matière un avis essentiel aux yeux de l'UNAPEI : sur le sujet, il énonce la parole que doit tenir une société humaniste.

Ce débat est loin d'être un débat de circonstance. Notre société doit poser comme convention fondamentale que tous les individus qui la constituent ont une valeur égale, et si nous sortons de ce principe essentiel, nous allons vers un désastre.

Tous les individus ont une valeur intrinsèque égale. Voilà pour le premier point. Par conséquent, l'idée d'une vie qui ne mérite pas d'être vécue est inconcevable.

Pour conclure, cette affaire est comme un coup de poing administré dans toute la politique que nous pratiquons, les uns et les autres, avec nos sensibilités qui ont toutes leurs raisons d'être ; c'est notre culture, notre histoire, la spécificité des handicaps que nous représentons. Nous travaillons à ce que la société porte sur la personne handicapée un regard positif. Nous savons que ce combat ne sera jamais terminé, tant l'hydre de l'intolérance, lorsqu'on lui coupe une tête, en fait repousser une, voire deux, ailleurs.

Laisser entendre qu'il est des vies amoindries qui ne mériteraient pas tout à fait d'être vécues est une remise en cause de cet effort. Il est des moments où la société doit faire ses choix. A notre sens, le choix qu'elle doit faire aujourd'hui est celui de la pleine reconnaissance et de la pleine solidarité envers la personne handicapée. Je vous remercie.

M. René GARREC, président - Je vous remercie, notamment d'avoir rappelé que légiférer ne relevait pas de l'électoralisme ; nous légiférons continuellement face à l'évolution des problèmes sociaux ou des questions de société. Comme vous l'avez rappelé, plusieurs propositions de loi ont été déposées au Sénat et renvoyées à la commission des Lois, notamment celle initiée par notre ancien collègue Claude Huriet et cosignée par M. le Président About.

La parole est à M. Xavier Mirabel.

M. Xavier MIRABEL,

collectif contre l'handiphobie

_______

M. Xavier MIRABEL - Je représente les familles qui se sont élevées dans les jours qui ont suivi l'arrêt Perruche. Je ne m'exprimerai pas ici en tant que médecin cancérologue -mes confrères se défendront dans cette affaire- mais au nom de ma petite fille Anne, trisomique 21, âgée de cinq ans et demi.

Le 17 novembre 2000, j'ai lu l'arrêt de la Cour de cassation en faisant ce que recommandait Mme Gobert. Ce texte précise : "dès lors que les fautes commises par le médecin et le laboratoire (...) avaient empêché Mme X... d'exercer son choix d'interrompre sa grossesse afin d'éviter la naissance d'un enfant atteint d'un handicap, ce dernier peut demander la réparation du préjudice résultant de son handicap et causé par les fautes retenues."

Je me suis demandé quelle est la conséquence de la faute médicale. La conséquence est que l'enfant est en vie avec son handicap. S'il y a faute, l'enfant est vivant avec son handicap ; s'il n'y a pas faute, l'enfant est mort avec son handicap. La conséquence de la faute n'est donc pas le handicap, c'est la vie.

Les parents ayant souvent le sang un peu chaud pour tout ce qui touche à leurs enfants, j'ai accusé le coup et puis je me suis un peu calmé, tout comme les familles rencontrées au CAMS, chez le kinésithérapeute, chez l'orthophoniste. Tout cela nous a amenés à nous mobiliser parce que l'enfant Perruche sera peut-être indemnisé du fait qu'il subirait un préjudice d'être en vie des suites d'une erreur médicale.

Les familles qui se sont exprimées à nos côtés dans les premiers jours ont clamé haut et fort : "la vie handicapée n'est pas un préjudice, elle est un défi." Préjudice par rapport à quoi ? Quelle est l'alternative pour cet enfant ?

Cet arrêt de la Cour de cassation en assemblée plénière a été répété à trois reprises, même si en juillet, il n'y a pas eu indemnisation ; les attendus du jugement ont rappelé les mêmes éléments et posé le principe que pour certains enfants, il aurait mieux valu qu'ils ne soient pas là. Nous avons été profondément blessés et il nous fut très difficile d'accepter ce regard -fondamental comme l'a rappelé M. Gohet- posé sur la personne handicapée.

Certains nous ont dit qu'on n'avait rien compris à l'arrêt de la Cour de cassation. Je veux vous rassurer : tous les parents d'enfants handicapés mentaux ne sont pas incapables de comprendre l'arrêt de la Cour de cassation ; certains sont capables de comprendre ! Si nous avons été blessés, c'est une réalité qu'il faudra bien prendre en compte.

On nous a dit aussi qu'il y avait un lien avec une erreur médicale. Justement, il y a un lien ! Quelle est la conséquence de l'erreur ? On insiste en nous disant qu'il y a faute. Justement, la conséquence de la faute, c'est la vie. Je ne peux pas entendre que l'on utilise cet argument.

Une proposition de loi a été déposée par M. Mattéi tout récemment ; une autre, similaire, est déposée au Sénat. Nous avions évoqué cette idée tout juste après l'arrêt Perruche. Plusieurs Députés et le Sénateur Huriet avaient repris un texte similaire.

Nous ne sommes pas attachés à leur lettre et si l'on nous dit que notre texte n'est pas optimal et que pour éviter la répétition de ce désagrément, il faut rédiger autrement, nous ne demandons qu'à l'entendre.

Cela dit, on nous répond qu'il ne faut pas légiférer dans l'urgence. Cela fait un an que ces questions sont posées. Il y a eu trois arrêts de la Cour de cassation. On a eu le temps de réfléchir. Mme Guigou avait demandé au Comité national d'éthique de s'exprimer et de réfléchir ; celui-ci a rendu son avis en juin dernier.

J'ai entendu aussi que la naissance handicapée est un préjudice. Mon enfant subit un préjudice. Suis-je responsable ? Que veut dire la société ? Sans être juriste, je comprends que là où il y a préjudice, il y a responsabilité. Est-ce moi qui suis responsable ?

Raisonner sur le fait de naître ou de ne pas naître est stupide puisqu'il faut déjà être né pour pouvoir se poser la question.

Cela m'intéresse de savoir combien cela coûte d'être en vie. Pour Nicolas Perruche, pour le trisomique 21, pour le bec-de-lièvre, pour un doigt en moins, qui va évaluer cela ?

Pour défendre l'arrêt Perruche, on nous a dit qu'indemniser l'enfant, c'est reconnaître sa dignité. Curieux argument ! Pour reconnaître la dignité de quelqu'un, on prétend qu'il aurait mieux valu qu'il ne vive pas. Je trouve cela un peu violent.

On nous a dit que l'arrêt Perruche est un arrêt d'espèce pour mieux aider une personne handicapée et pour qu'elle puisse vivre dignement. Je vous pose la question suivante : que dois-je faire, moi, pour que mon enfant puisse vivre dignement ? Doit-je aller au tribunal, faire quinze années de procédure en prétendant que j'aurais préféré que ma fille ne vive pas ? Je peux le faire, mais j'espère que j'aurai d'autres réponses que celles-là.

M. René GARREC, président - Ce n'est pas ce que l'on vous demandera.

M. Xavier MIRABEL - Si ces familles ont fait quinze années de procédure, c'est qu'elles réclament de l'aide. Elles appellent au secours. Il faut recevoir cet appel avec toute son intensité. On a parlé de la difficulté d'accueillir les enfants. Pour les parents, ce n'est pas la difficulté d'accueil des enfants qui est la plus rude, mais c'est de savoir ce que deviendront nos enfants quand nous ne serons plus là. C'est cela qui nous fait peur. Qui s'occupera de ma fille lorsque je ne serai plus là ?

La logique de l'arrêt Perruche, c'est l'abandon de la solidarité. Regardez l'argument qu'utilise la Caisse primaire d'assurance maladie de l'Yonne. Il n'a pas été retenu, mais c'est écrit. L'avocat de la caisse primaire utilise l'argument. Il nous dit : "A supposer que Nicolas n'ait souffert d'aucun dommage imputable aux appelants, il n'en demeure pas moins qu'en raison de la naissance de cet enfant, la caisse primaire d'assurance maladie subit un préjudice propre résultant des nombreux versements qu'elle doit effectuer au profit de son assuré social."

Il est sûr qu'un assuré social mort coûte moins cher qu'un assuré social vivant. La question de fond est de savoir qui doit payer pour un assuré social qui n'aurait pas dû voir le jour.

J'attends des réponses politiques pour traiter cette question du regard posé sur la personne handicapée. Tout le monde sera d'accord pour dire que le seuil de tolérance, particulièrement face au handicap mental, ne cesse de baisser. On pourrait disserter sur les causes, mais c'est une réalité.

La société est ambivalente ; nous-mêmes, les parents, nous le sommes parfois. Certains jours, nous pensons que si notre enfant n'avait pas été là, la vie aurait été plus simple. Nous vivons avec l'ambivalence. Pour que l'on puisse accepter nos enfants et vivre avec eux dignement, il faut que soit posé sur eux un regard de respect. Il faut que l'on trouve une aide sociale raisonnable. Je préfèrerais un droit à compensation plutôt qu'une indemnisation. Je ne demande pas une grosse intervention tout de suite, je préfère ne pas avoir beaucoup d'aides actuellement où je n'ai pas beaucoup de besoins. Par contre, si nous mourons dans un accident de voiture, il faudrait que l'aide soit suffisante à ce moment-là. On ne demande pas de chose délirante, mais un soutien au quotidien en fonction des difficultés qui se posent le moment venu.

Je serai spécifique sur la trisomie 21, et je m'adresse aussi aux médecins qui sont présents : pour que l'accueil soit possible, il ne faut pas que les personnes handicapées soient exclues de la recherche médicale et de la santé. Quel signe d'exclusion dramatique que certaines maladies ne fassent plus l'objet de recherches parce que demain, il n'y aura plus de malades. Ce regard est excessivement violent. Pour la trisomie 21, on consacre 500 millions de francs tous les ans pour le dépistage et pas un centime pour apprendre à mieux soigner ces enfants. Il y a là un déséquilibre qu'il faudra bien un jour prendre en compte.

M. Pierre FAUCHON, rapporteur - Je remercie M. Mirabel d'avoir apporté un témoignage tout à fait essentiel, témoignage qui se situe au-delà du juridique, j'entends très au-dessus du juridique et auquel nous sommes très sensibles. Notre problème est de raccorder ce témoignage au juridique. Nous en sommes conscients.

M. Michel DREYFUS-SCHMIDT - Nous sommes tous très touchés par la blessure du dernier intervenant. Je voudrais qu'il soit convaincu que, quelle que soit la position des uns et des autres, nous avons à l'esprit la solidarité vis-à-vis de lui comme de tous ceux qui sont dans son cas. Quels sont ceux qui n'ont pas autour d'eux des gens qui sont dans le même cas ?

N'y a-t-il pas malheureusement inégalité entre ceux qui peuvent faire un recours et ceux qui ne le peuvent pas ? C'est vrai en matière de crimes et en matière de délits. D'abord, il faut que les auteurs soient identifiés. Ensuite, il convient que les victimes aient les moyens de faire un recours quand ce n'est pas l'Etat qui le fait pour ceux qui n'ont pas beaucoup de moyens. C'était vrai pendant des années en matière d'accidents de la circulation. Ceux qui avaient commis une faute en traversant la rue sans regarder ne touchaient rien alors que ceux qui n'avaient pas commis de faute touchaient beaucoup. La loi Badinter a mis un terme à cela puisque tous les piétons y ont droit. En matière d'accident du travail, en cas de faute inexcusable, il y a une majoration.

L'idéal serait que tous les préjudices soient compensés dans la mesure où ils peuvent l'être. Malheureusement, ce n'est pas le cas, mais il faut y tendre. Cette inégalité est fréquente. Il faut le moins de différence possible du fait de la solidarité. Nous en sommes tous d'accord.

Au-delà de l'émotion, si nous vous comprenons parfaitement, docteur, je voudrais que vous compreniez ceux qui ont un autre point de vue et qui le disent très sincèrement. Il ne s'agit pas de la réparation du fait d'être né. Cela ne change rien au regard que l'on peut avoir sur les personnes handicapées. Il s'agit de savoir si un handicap qui aurait pu ne pas être doit être réparé : ce n'est pas le fait d'être né, c'est le fait d'être né handicapé.

Vous avez dit qu'une vie handicapée n'est pas un préjudice, mais un défi. Je suis sûr que beaucoup de gens handicapés considèrent qu'ils subissent un préjudice du fait qu'ils sont handicapés. Cela ne me choque pas qu'ils obtiennent réparation.

Vous avez aussi parlé de votre cas. Y avait-il eu faute médicale ? Y a-t-il eu refus d'IVG ? Les cas ne sont pas tous les mêmes. Vous dites que vous pouvez aussi faire un recours et plaider quinze ans. Je ne suis pas sûr que vous le puissiez. Je ne connais pas votre dossier.

Lorsqu'il y a faute, quand on peut aider à réparer un préjudice qui a été causé par une faute, c'est un principe de droit. Je veux bien légiférer pour dire qu'un enfant ne pourra en aucun cas plaider contre sa mère pour lui reprocher d'avoir refusé de se faire avorter. Je ne vois là aucune difficulté. Mais pour le reste, je voudrais que vous compreniez qu'avec la même solidarité humaine, avec le même regard sur ceux qui sont handicapés, on peut penser différemment de vous.

M. Xavier MIRABEL - Pour notre enfant, nous n'avons pas su avant la naissance. Quel aurait été notre choix si nous avions su ? Aujourd'hui, je peux vous dire que nous aurions gardé cet enfant. Mais puis-je en être bien sûr ?

Quoi qu'il en soit, vous savez aussi que je pourrai toujours dire que l'on ne nous a pas prévenus comme on aurait dû le faire. Il est clair que ce serait possible.

Si l'on reste dans cette jurisprudence Perruche, des centaines de familles vont courir l'indemnisation devant les tribunaux. Je comprends qu'il est nécessaire que les erreurs médicales soient assorties d'une réparation, mais il faut aussi comprendre la blessure que cela représente pour ces familles que de courir l'indemnisation. Bien sûr, dans certains cas, l'erreur médicale est directement en cause. Il n'est pas alors question de discuter. Pour les autres cas, permettez-moi d'être plus réticent.

Pour revenir à ce que disait la Caisse primaire d'assurance maladie, son droit de subrogation va s'exercer et si l'on croit que l'on aide les familles en faisant cela, on se trompe.

Mme Marie-Sophie DESAULLE - Vous avez raison de dire qu'il y a aujourd'hui une différence de réparation en fonction d'une cause fautive ou d'une responsabilité sans faute. Dans le projet de loi sur le droit des malades, on introduit l'idée de l'aléa thérapeutique. C'est l'idée qu'il peut y avoir réparation sans qu'il y ait faute.

On peut peut-être prolonger ce raisonnement pour permettre de compenser le handicap et les incapacités. Aujourd'hui, en France, on est en capacité d'évaluer les besoins d'un enfant ou d'un adulte handicapé et d'évaluer les moyens financiers nécessaires, non pas pour supprimer son handicap, mais pour rétablir une égalité des chances pour qu'il puisse être un citoyen à part entière.

M. Patrick GOHET - Vous êtes en charge du choix des priorités. Pour nous, la priorité doit être donnée à la compensation du handicap. Il est indispensable que nous ayons les moyens pour que ces hommes et ces femmes puissent vivre dans la société le plus et le mieux possible. Nous en sommes loin. Comme l'on ne peut pas tout faire, que l'on donne la priorité à la compensation du handicap ! Une personne handicapée sur trois n'a pas de solution.

Quels que soient les programmes, quels que soient les efforts incontestables qui sont entrepris tant par la collectivité nationale que par les collectivités territoriales, il reste beaucoup à faire. Nous vous demandons d'inscrire parmi vos priorités la solidarité envers les personnes handicapées. Au-delà du débat un peu sophiste que j'ai entendu tout à l'heure, il y a la vie. Je veux bien que l'on fasse du sophisme, mais il y a des limites à cela. Répondez à l'appel de la vie qui est d'être compensé pour pouvoir vivre dignement.

M. René GARREC, président - Le principe de l'audition, au contraire du rapport, est que ceux qui viennent s'expriment comme ils le veulent. Il nous appartient ensuite de nous faire notre propre opinion. Si nous n'entendions plus tous les points de vue, nous ne serions plus dans un débat démocratique et républicain.

M. Nicolas ABOUT - Je suis encore sous le choc des témoignages. Vous avez dit quelque chose de très fort en demandant d'aider votre enfant le jour où vous ne serez plus. Le Sénat a voté il y a quelques jours la non récupération sur leur héritage des prestations versées aux handicapés. C'est important. C'est au moment où les parents ne sont plus là qu'il faut aider les enfants et non pas tenter de récupérer les héritages. J'espère que l'Assemblée nous suivra sur cette disposition car ce serait déjà la première marque d'un intérêt porté au monde du handicap et des handicapés. Je suis sûr que l'on parviendrait dans la prochaine loi sur les droits des malades à atteindre vos voeux, c'est-à-dire à faire l'effort supplémentaire. Mais faisons déjà ce premier pas de reconnaissance ; il sera déjà très difficile de la part de l'Assemblée nationale.

M. René GARREC, président - Madame, messieurs, il me reste à vous remercier de vos témoignages.

M. Didier SICARD,

président du Comité consultatif national d'éthique

_______

M. Didier SICARD - Je serai très bref. Tout ce que vous avez entendu va dans le sens de ce que je souhaitais développer ; je ne reprendrai donc pas tous les arguments que le Comité a donnés dans sa réponse à Mme Guigou au mois de juin.

Le paradoxe, c'est que l'arrêt de la Cour de cassation, qui se voulait compassionnel, est vécu comme une insulte par les handicapés ! Quand la justice qui veut bien faire bouleverse ceux qui devraient être l'objet de la justice, cela pose problème. C'est une question de regard. On peut, sur des arguments juridiques très sophistiqués, trouver que cet arrêt n'indemnise pas le fait d'être vivant par rapport à celui d'être mort, mais l'important ce n'est pas ce qui est exprimé, mais ce qui est entendu.

Le regard porté sur le handicap est en effet beaucoup plus qu'une question de solidarité. Il est celui de la capacité d'une société à réfléchir sur ses fondements mêmes.

Une personne handicapée est autant blessée par notre regard -ce que j'appelle le regard "laser"- : « il n'a pas de chance. Heureusement que je n'ai pas un tel enfant, que je ne suis pas comme cela », que par un regard compassionnel, paternaliste, apitoyé.

Dès lors que le regard change, devient un regard d'acceptation, dès lors que la société ne blesse pas le handicapé par son regard, mais l'accueille, ce regard -vous en feriez tous l'expérience si vous étiez dans un centre pour personnes handicapées-, est celui de notre fraternité et nous, nous ne ressentons plus de différence. Cette expérience est toujours bouleversante.

Sans reprendre tous les arguments entendus jusqu'ici, je crains qu'il n'y ait un risque d'acharnement de recours. Je suis médecin et il m'est fréquemment arrivé d'avoir à conseiller une femme sur la poursuite ou non de sa grossesse en fonction de telle ou telle maladie infectieuse, éventuellement génétique. Je l'ai toujours fait dans ma liberté professionnelle. Le sentiment que cette décision partagée sera systématiquement prise sous la pression des juges qui finiront par essayer de toujours trouver une cause pour permettre une indemnisation est préoccupant.

Il y a un grand nombre de maladies où l'on sait qu'à l'échographie, une image peut s'accompagner dans 10 % des cas de séquelles neurologiques extrêmement sévères et dans 90 % d'absence totale de pathologie. On peut imaginer que dans ce domaine, la pression normative d'une société fera que les 90 % d'enfants qui n'auraient rien, seront interrompus dans leur évolution pendant la grossesse, car la mort seule ne peut pas ester en justice.

J'ai été bouleversé d'entendre aujourd'hui les représentants des associations de handicapés qui témoignent toujours dans le même sens ; certes on peut dire que l'on n'indemnise pas le fait d'être né, mais le préjudice ; mais ce qui est entendu, c'est qu'un handicap est désormais vécu comme un préjudice pour la société. Il est grave d'exprimer sans cesse un principe de solidarité et en même temps de le bafouer.

Je ne multiplierai pas les nombreux et excellents arguments que vous venez d'entendre. Aujourd'hui, j'ai reçu à l'hôpital Cochin une jeune femme handicapée de 32 ans et sa mère, vivant à Paris, dans des conditions de misère absolue, puisque la jeune femme handicapée développe le scorbut : abandon dans une pièce, à Paris, sans chauffage, sans toilettes, sans lit, avec des rats ! La mère m'explique qu'elle n'a plus de RMI parce que sa fille fait peur à la société et que la seule réponse de la société est l'indifférence absolue. Sans généraliser à partir d'un cas particulier, à Paris en 2001, une jeune femme handicapée est exclue, et sa mère avec elle !

J'ai reçu une lettre de ce même jour après l'avis du CCNE : " Monsieur le président, non, non et non ! la société n'a aucun devoir vis-à-vis des handicapés. La solidarité a ses limites. Seuls les parents et les médecins sont responsables des erreurs de diagnostic ou de jugement qui aboutissent à ces déplorables naissances. La société a le devoir d'éviter à tout prix la naissance d'enfants handicapés qui sont une malédiction pour eux-mêmes, pour leurs familles et pour la collectivité. L'arrêt Perruche va dans le bon sens, et nous le soutiendrons de nos votes. Croyez ..." Bien sûr, une lettre n'a pas plus de sens qu'une autre. Elle traduit cependant une attitude plus commune qu'on ne le croit.

Il existe une tendance croissante de notre société à parler en termes généreux de dignité et de solidarité, mais dans les faits, à exprimer une pression normative pour qu'un enfant handicapé ne naisse plus, et s'il naît avec un handicap que ce soit en raison d'une faute médicale. Cette argumentation, sans cesse renouvelée, s'accompagne du paradoxe qu'il y a plus d'enfants handicapés qui naissent en 2001 qu'en 1980. Il semble en effet étrange que malgré les progrès de la médecine, le handicap continue à croître. C'est le paradoxe de la médecine qui, par des exploits thérapeutiques, des performances sur l'âge de la prématurité, aboutit à favoriser la naissance d'enfants handicapés.

D'une part, on demande à la médecine de supprimer tout handicap, de l'autre on lui demande aussi d'avoir des performances thérapeutiques telles qu'elles seront à l'origine de la naissance d'enfants handicapés.

Cet arrêt a bouleversé notre voisin, l'Allemagne. J'ai été auditionné aux Bundestag il y a un mois dans une commission parlementaire, sur les questions qui se posaient en France, en particulier sur l'arrêt Perruche. J'étais surpris qu'ils soient aussi informés. Ils n'avaient pas été sollicités par l'appareil judiciaire. Ils m'ont dit avoir été profondément bouleversés par cette affaire -car l'Allemagne est particulièrement sensibilisée à ce sujet du fait de son histoire- et qu'ils allaient probablement légiférer. J'ai pu rencontrer quelques députés qui étaient prêts à déposer un projet de loi en ce sens.

J'étais d'abord réticent et méfiant s'agissant de l'irruption de l'éthique dans le droit -je me souviens du rapport Braibant concernant l'éthique et le droit il y a quelques années-. Il faut se méfier d'une société qui voudrait sans arrêt mettre de l'éthique dans le droit et qui aboutirait à ce qu'un juriste qualifie de « barbarie nouvelle ». Le droit étant ancré dans des siècles de tradition, on risquerait, à l'occasion de tel ou tel « progrès médical », d'être sensibilisé à certaines questions et d'introduire dans un droit positif, des questions qui seraient renouvelées ou détruites quelques années après.

Mais le temps passant, avec les conséquences qu'entraînent le regard d'exclusion de la société sur les handicapés, la mesure que vous avez annoncée il y a quelques minutes me paraît être une vraie mesure de solidarité, je pense qu'il faut légiférer mais sans le faire dans la précipitation. La France est actuellement regardée par les pays européens et étrangers avec une grande surprise comme si nous avions abandonné un certain nombre de nos références et que nous ayons décidé que le handicap à la naissance méritait réparation dès lors que le médecin avait failli à empêcher cette naissance. Cette interrogation européenne me touche en tant que citoyen français. Je vous remercie.

M. René GARREC, président - Je vous remercie. Y a-t-il des questions ?

M. Pierre FAUCHON, rapporteur - Je n'ai pas de question à poser.

M. René GARREC, président - Nous vous remercions pour votre intervention.

M. Michel DREYFUS-SCHMIDT - Je me demande si la lettre que M. SICARD nous a lue n'est pas une provocation.

M. Didier SICARD - Bien sûr !

M. René GARREC, président - Quoi qu'il en soit, nous n'en pensons rien de bon.

Je vous remercie mes chers collègues ainsi que tous les intervenants et participants présents aujourd'hui.

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