2. Le problème de la gestion des suites de crises

Concernant les mesures prises à la suite de visites d'inspection, les statistiques publiées par la DGAS montrent les résultats suivants :

Mesures prises à la suite des signalements de maltraitance en 2001

( en nombre de mesures sur un total de 151 cas reçus à la DGAS)

Source : DGAS

Il convient tout d'abord de rappeler que seuls 48 % des signalements effectués en 2001 ont donné lieu à une enquête administrative en 2001. Il est toutefois vrai que ce faible pourcentage peut - mais en partie seulement - s'expliquer par le nombre important de passages à l'acte individuels et isolés (65 % des cas signalés) que les services ont pu considérer comme indépendants de dysfonctionnements structurels.

La proportion importante des mesures d'éloignement de l'agresseur est, elle aussi, à rapprocher du nombre de passages à l'acte individuels et isolés dans l'ensemble des cas signalés à la DGAS, soit 99 cas sur 151.

Dans plus d'un quart des cas, les mesures prises s'adressent davantage aux responsables des structures : injonctions ou préconisations ou fermeture provisoire ou définitive de l'établissement. Il est regrettable que le contenu de l'injonction ne soit pas davantage précisé. D'après les informations qu'a pu recueillir la commission d'enquête, il peut s'agir de plans de formation, de mise aux normes d'hygiène et de sécurité des locaux de l'établissement ou encore d'une demande de révision du projet d'établissement.

Il reste que, dans plus de 11 % des cas, les DDASS n'ont pas précisé les mesures mises en oeuvre. La commission d'enquête a d'ailleurs pu constater par elle-même à quel point les données rassemblées par les DDASS étaient parcellaires : ainsi, par exemple, sur huit cas de maltraitance envers des adultes handicapés accueillis en établissements enregistrés dans le département du Rhône en 2002, la DDASS était en mesure de préciser que deux avaient été suivis d'un licenciement du professionnel impliqué et qu'un s'était soldé par une ré-orientation de la personne handicapée elle-même. Aucune information n'était disponible sur les cinq cas restants.

D'une manière générale, les inspecteurs des affaires sanitaires et sociales semblent souffrir de la faiblesse des moyens d'intervention à leur disposition pour gérer les situations de crise et leurs suites, notamment les questions de licenciement et les fermetures d'établissement.

a) Les difficultés juridiques liées à l'éloignement de l'agresseur

Compte tenu du décalage dans le temps entre la procédure pénale et la procédure administrative, il peut en effet s'avérer très délicat de prendre des mesures d'éloignement de l'agresseur présumé. Il est notamment particulièrement difficile de procéder à un licenciement lorsque la personne en question nie les faits qui lui sont reprochés, comme c'est généralement le cas dans les affaires de moeurs.

Un exemple d'inadaptation de notre droit :
quand le code du travail protège l'agresseur

« A une réunion de bureau, il a été décidé le licenciement du moniteur. Mais celui-ci s'étant présenté aux élections du personnel, il est protégé pendant six mois, même s'il n'a pas été élu. D'où l'impossibilité actuelle de se séparer de lui. »

Extrait d'un message reçu à l'adresse électronique
de la commission d'enquête, le 2 avril 2003

La Cour de cassation, dans un arrêt du 13 janvier 1999 relatif à une affaire de harcèlement sexuel, précise en effet les conditions auxquelles le grief tiré d'une « attitude incompatible avec des rapports professionnels normaux » est recevable en tant que cause réelle et sérieuse de licenciement : « un licenciement pour une cause inhérente à la personne du salarié doit être fondé sur des éléments objectifs (...) La Cour d'appel qui se borne à imputer à Monsieur D, à la faveur d'une affirmation générale, une attitude incompatible avec des rapports professionnels normaux, a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 122-14-3 du code du travail (...) ; enfin, en se déterminant de la sorte sans s'expliquer sur aucune des déclarations contraires émanant de plusieurs salariés de l'entreprise (...) la Cour d'appel a encore méconnu les exigences de l'article 455 du nouveau code de procédure civile. » 39( * )

Dans un arrêt du 9 avril 2002, la Cour de cassation rappelle par ailleurs que « la perte de confiance de l'employeur ne peut jamais constituer en tant que telle une cause de licenciement même quand elle repose sur des éléments objectifs ; que seuls ces éléments objectifs peuvent, le cas échéant, constituer une cause de licenciement, mais non la perte de confiance qui a pu en résulter pour l'employeur. » 40( * )

Dans ces conditions, le licenciement d'un salarié qui aurait fait l'objet d'un signalement pour maltraitance semble très délicat tant qu'aucune enquête, administrative ou judiciaire, ne permet de donner une base solide à la réalité des faits allégués. Les délais d'enquête ou d'instruction sont incompatibles avec l'impératif d'une décision rapide d'éloignement de l'agresseur dans un cas de maltraitance grave .

Le droit commun du travail , qui est conçu pour une relation binomiale entre un employeur et un salarié, s'avère particulièrement inadapté dès lors qu'il s'agit de prendre en compte le « tiers » dans cette relation que représente la personne accueillie . Dans des termes certes forts, c'est le sentiment qu'exprimait Mme Catherine Jacquet, inspectrice des affaires sanitaires et sociales dans le département des Pyrénées-Orientales, lorsqu'elle affirmait : « Mon expérience en la matière me porte à considérer qu'à ce jour le droit des maltraitants est peut-être encore plus fort que le droit des maltraités. »

Dans ces conditions, la commission d'enquête ne peut que recommander un usage plus large des mesures de mise à pied conservatoires , comme cela se fait désormais dans l'Education nationale à l'égard des personnels mis en cause dans des affaires de pédophilie. Pour cela, il serait nécessaire de consolider le fondement juridique de ces mesures, par ailleurs prévues par l' article L. 313-14 du code de l'action sociale et des familles (article 39 de la loi du 2 janvier 2002).

Le décret d'application précisant les conditions dans lesquelles l'autorité qui a délivré l'autorisation adresse une injonction à l'établissement, actuellement en préparation, devra donc préciser les situations dans lesquelles les inspecteurs pourront prendre ces mesures, et notamment leur nécessaire articulation avec le droit commun du travail, afin de mieux prendre en compte la spécificité des relations du travail dans un établissement où l'usager doit être au coeur de la relation employeur-salarié.

b) Une gestion délicate des fermetures d'établissement

Concernant ensuite les fermetures d'établissements, Mme Catherine Jacquet, a fait part de la difficulté que soulevait, dans un contexte de pénurie de places d'accueil, l'obligation faite par l'article L. 313-17 du code de l'action sociale et des familles d'assurer le reclassement des personnes handicapées accueillies : « Nous avons bien évidemment envisagé la fermeture de l'établissement. Comment pouvions-nous fermer cet établissement sachant que le législateur demande que les enfants continuent d'être pris en charge ? L'établissement, qui était un semi-internat, comptait 70 enfants. Nous avons recherché une solution, mais n'avons pas trouvé d'autre lieu capable d'accueillir ces enfants dans le même département. Par conséquent, nous avons fermé l'établissement pendant un mois afin de conduire un minimum de travaux, en mettant les équipements en sécurité. »

Une fermeture d'établissement demande également la mobilisation de compétences très variées : il faut tout à la fois clore les comptes de l'établissement, gérer la continuité de la prise en charge pour les personnes accueillies, gérer un plan social et assurer un reclassement des salariés. Or, les DDASS n'ont souvent pas les moyens humains nécessaires, tant sur le plan quantitatif que sur celui des compétences à mettre en oeuvre pour gérer ce surcroît d'activité.

Le problème du manque de moyens humains des DDASS était déjà soulevé par l'IGAS en 1997 41( * ) : au-delà des effectifs théoriques, elle mettait ainsi en avant le nombre élevé de postes vacants dans les services déconcentrés.

Le sous-effectif inquiétant des corps de contrôle

 

Nombre d'emplois budgétaires

Equivalent temps plein réel

Ecart

Nombre de DDASS dont le taux de vacance est supérieur ou égal à 10 %

Inspecteurs des affaires sanitaires et sociales

819

779,2

- 5 %

25

Médecins inspecteurs de santé publique

261

215,7

- 17 %

37

Source : Rapport Vincent-Destais - IGAS, 1997.

C'est également ce que soulignait Mme Catherine Jacquet, en faisant référence à une fermeture récente d'établissement dans son département : « Notre directeur a mobilisé toutes les vacations annuelles de la DDASS afin de recruter une personne pouvant nous apporter son aide car il était matériellement impossible de faire face à cette situation. »

La situation se complique encore davantage lorsque la fermeture concerne un établissement public car les règles de la comptabilité publique et le statut, très protecteur, de la fonction publique constituent parfois un frein à l'évolution d'un établissement. Il semblerait que, paradoxalement, l'État dispose d'outils d'intervention moins efficaces pour agir sur les établissements relevant de sa propre autorité que sur ceux du secteur associatif .

Une remarque de Mme Catherine Jacquet paraît pouvoir résumer le climat dans le lequel les DDASS doivent gérer les suites de crise : « Nous avons le sentiment que tout est fait pour protéger contre un arbitraire de la puissance publique à l'égard des établissements, des associations ou des personnels alors que l'objectif est de protéger l'usager. »

L'ensemble de ces facteurs constitue autant de freins à la résolution des situations de maltraitance et contribue à une lenteur excessive de la procédure. Ce manque de réactivité est aggravé par les rigidités des procédures budgétaires : entre le moment où les inspecteurs dressent un état des lieux et celui où les crédits nécessaires à la rénovation d'un établissement sont mis à disposition, plusieurs années peuvent s'écouler. Cette lenteur excessive a été illustrée par Mme Catherine Jacquet dans son exposé de trois cas de gestion de crise dans des établissements.

C'est la raison pour laquelle une aide juridique pour gérer les suites de crise devrait, selon la commission d'enquête, pouvoir être à la disposition des DDASS. Comme le rappelait M. Jean-Marc Lhuillier, professeur de droit social à l'Ecole nationale de la santé publique (ENSP), « tous les corps de contrôle ont accès à des cellules d'information juridique fournissant le renseignement recherché dans un délai d'un quart d'heure. Tel est, par exemple, le cas pour un commissaire de police. » Il paraîtrait donc normal que les inspecteurs des affaires sanitaires et sociales puissent bénéficier d'une telle aide.

Cette aide juridique pourrait être assurée dans le cadre des missions régionales et interdépartementales d'inspection, de contrôle et d'évaluation (MRIICE), voire de la mission d'appui aux fonctions d'inspections (MAFI) constituée au sein de l'IGAS.


Proposition

- Recommander un usage plus large des mesures de mise à pied conservatoire à l'égard des personnels mis en cause dans des affaires de maltraitance ;

- Développer, aux niveaux central et régional, des cellules de conseil juridique, destinées aux inspecteurs des affaires sanitaires et sociales, afin de mieux gérer les suites de crise dans un établissement.

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