2. Victimes et familles se sentent abandonnées par la justice
La commission d'enquête tient à rappeler qu'elle ne saurait contester en quoi que ce soit, et surtout de manière générale, le traitement judiciaire des affaires de maltraitance. Il reste que l'absence de communication de la part du système judiciaire sur les suites données aux plaintes suscite chez les victimes et les familles le sentiment que la parole de la personne handicapée n'est pas entendue.
a) L'absence de motivation des décisions de classement
Les
décisions de « classement sans suite » sont
très mal comprises des victimes et de leurs familles : bien qu'une
décision de classement soit une mesure à caractère
administratif qui ne fait pas obstacle à une reprise ultérieure,
voire à une poursuite concomitante des investigations, les victimes
vivent ces décisions comme un refus de voir leurs souffrances.
Pourtant, ainsi que le soulignait la commission de réflexion sur la
justice en 1997
49(
*
)
,
« s'il y a des classements, ce ne sont pas des
« classements sans suite » selon la terminologie
habituelle, mais des « classements sans poursuite », qui
impliquent qu'une réponse judiciaire a néanmoins
été donnée : en droit (absence d'infraction
caractérisée), en fait (enquête restée
infructueuse : auteur inconnu, préjudice réparé et
retrait de plainte) ou par le recours à des mesures non
répressives (avertissement, médiation, transaction, sanctions
disciplinaires). »
Les modalités de traitement judiciaire des
plaintes
L'enquête préliminaire :
Elle est menée par les services de police et de gendarmerie sous la
direction du procureur de la République. Elle a pour but de recueillir
des éléments permettant de caractériser une infraction
pénale.
Si aucune infraction ne peut être caractérisée, si l'auteur
des faits n'a pu être identifié ou si la loi ne permet pas sa
poursuite, le procureur de la République procède au
« classement sans suite »
de la procédure.
Si au contraire une infraction pénale est relevée, le procureur
peut demander
l'ouverture d'une information judiciaire
: le dossier
est alors confié à un magistrat instructeur.
L'information judiciaire :
L'ouverture d'une information judiciaire ne s'impose que lorsqu'elle est
exigée par la loi (en matière criminelle) ou lorsqu'il est
nécessaire de mettre en oeuvre les pouvoirs spécifiques du juge
d'instruction : interception de communications
téléphoniques, perquisition sans l'accord des
intéressés...
Elle est également ouverte de plein droit en cas de plainte avec
constitution de partie civile.
L'information judiciaire peut se conclure par :
-
une ordonnance de non-lieu
, lorsque l'auteur demeure inconnu, que
les faits ne peuvent recevoir de qualification pénale, qu'une clause
légale d'irresponsabilité a été mise à jour
ou que les faits sont prescrits ;
-
une ordonnance de renvoi devant la juridiction compétente
(tribunal de police ou tribunal correctionnel) si le juge d'instruction estime
que les faits retenus à charge constituent une contravention ou un
délit ;
-
une ordonnance de mise en accusation devant la Cour d'assises
,
s'il estime que les faits retenus à charge constituent un crime.
Il reste que le procureur de la République n'a obligation de motiver le
classement sans suite que lorsque la plainte concerne un viol, une agression
sexuelle, une atteinte sexuelle commise à l'encontre d'un mineur ou la
pornographie à caractère pédophile.
La commission d'enquête ne conteste pas le principe d'opportunité
des poursuites qui est à l'origine de l'absence d'obligation pour le
procureur de motiver ses classements sans suite. Une telle obligation ne
saurait être systématisée, sous peine de paralyser
totalement le travail du parquet.
Mais, de même que le code pénal a étendu la protection hier
réservée aux mineurs de quinze ans à l'ensemble des
personnes vulnérables en matière d'infraction,
il ne serait
pas incohérent de prévoir un traitement équivalent en
matière de procédure pénale et donc d'étendre la
motivation des classements aux plaintes qui concernent des personnes
vulnérables
.
Cette question n'est toutefois pas absente des préoccupations du
Gouvernement : le projet de loi portant adaptation de la justice aux
évolutions de la criminalité, présenté par M.
Dominique Perben, ministre de la justice, en Conseil des ministres le 9 avril
2003, propose d'instaurer un principe de « réponse judiciaire
systématique », qui viendrait préciser le principe
traditionnel de l'opportunité des poursuites.
Vers un élargissement de la motivation des
classements
sans suite
L'exposé des motifs du
projet de loi portant
adaptation de
la justice aux évolutions de la criminalité
précise
les conditions dans lesquelles la motivation des classements sans suite
deviendrait obligatoire :
« Un nouvel article 40-1 traduit dans le code de procédure
pénale le principe de
la réponse judiciaire
systématique
, venant préciser le principe traditionnel de
l'opportunité des poursuites qui est par ailleurs consacré par la
loi.
Lorsque les faits sont constitués et l'auteur
identifié
, le procureur de la République devra ainsi
apprécier l'opportunité, soit d'engager des poursuites
pénales, soit de mettre en oeuvre une procédure alternative aux
poursuites (en recourant le cas échéant à la plus simple
d'entre elles, à savoir le rappel à la loi), et il ne pourra
classer sans suite la procédure que s'il estime que des circonstances
particulières liées à la commission des faits le
justifient.
« Le nouvel article 40-2 précise les règles actuelles
sur
l'information des victimes
: l'avis de classement doit ainsi
être motivé mais cette obligation
ne concerne que les affaires
dans lesquelles l'auteur est identifié
, ce qui est la pratique la
plus courante actuellement. Les enquêteurs devront pour leur part
aviser la victime qu'en cas de défaut d'élucidation, son affaire
sera classée
. Les autorités publiques, au nombre desquelles
figurent les maires qui ont dénoncé des infractions au parquet,
doivent également être informées. »
La commission d'enquête ne peut que se féliciter qu'une attention
plus grande soit portée aux victimes dans le déroulement de la
procédure pénale et insister pour que la
vulnérabilité des victimes soit particulièrement prise en
compte par les parquets dans la manière de motiver leurs classements.
b) La carence du soutien apporté aux victimes
Par
ailleurs, lorsqu'une information judiciaire est ouverte, rien n'oblige, en
droit, le juge d'instruction, en dehors des cas de constitution de partie
civile, à communiquer aux victimes et aux familles l'état
d'avancement de ses investigations. Il n'est légalement tenu que de
l'informer de l'ouverture de l'instruction, de son droit à se constituer
partie civile et des modalités de ce droit, ainsi que de la
clôture de l'instruction.
Or, bien souvent, cette simple information est insuffisante : il
paraît notamment nécessaire d'améliorer l'information dont
disposent les personnes handicapées concernant la possibilité qui
leur est ouverte de demander l'aide juridictionnelle, dont elles peuvent
bénéficier soit sous condition de ressources
50(
*
)
, soit de plein droit en cas de
violences, d'actes de torture ou de barbarie ou viol.
De plus,
une simple information reste souvent inefficace face à des
personnes handicapées qui, prises en charge toute leur vie dans un
établissement, ne parviennent pas toujours à prendre en main leur
défense
: dans ces conditions, l'aide apportée à
la victime pour comprendre la procédure dépendra de la
manière dont le magistrat instructeur conçoit les limites de son
rôle.
C'est ce que soulignait M. Hervé Auchères, à partir de son
expérience de magistrat instructeur :
« Les victimes,
qui ne sont pas forcément sous tutelle, qui sont parfois sous curatelle,
mais qui ne font pas toutes l'objet de mesures de protection
particulières, sont souvent complètement
désemparées face au procès pénal et au cours de
l'instruction. Elles ne se sont pas forcément constituées partie
civile. Dans la mesure où elles sont majeures, elles ne
bénéficient pas de la logistique applicable aux personnes
mineures. L'idéal serait donc que le juge d'instruction prenne à
bras-le-corps le cas de ces victimes, qu'il leur explique en détail
comment se constituer partie civile et comment obtenir le concours d'un avocat.
Toutefois, cela pose un problème, car le juge d'instruction doit rester
neutre et impartial afin d'instruire à charge et à
décharge. Il arrive cependant que, par humanité, nous sortions de
notre cadre légal d'activité. »
Si elle salue les initiatives menées, ça et là, par les
magistrats instructeurs, la commission d'enquête estime cependant qu'il
n'entre manifestement pas dans l'attribution d'un juge d'instruction de
conseiller les victimes sur la manière dont elles doivent se
défendre.
La famille de la personne handicapée peut par ailleurs ne pas être
en mesure de l'assister au cours de la procédure, soit parce que
celle-ci a disparu - les situations de ce type risquant d'être de plus en
plus fréquentes, du fait du vieillissement de la population
handicapée -, soit parce que, du fait de pressions extérieures ou
d'intérêts divergents, elle ne défend pas
complètement les intérêts de la victime.
Afin d'améliorer l'aide apportée aux personnes vulnérables
victimes d'actes de maltraitance,
il paraît nécessaire de
donner au juge d'instruction la possibilité de désigner un
administrateur
ad hoc
, comme c'est déjà le cas pour
les mineurs victimes, dont le rôle serait non seulement d'exercer, au
profit de la personne handicapée, les droits reconnus à la partie
civile, mais également de protéger et de défendre les
intérêts de la personne.
Bien entendu, le rôle de l'administrateur
ad hoc
ne serait pas
exclusif de celui de l'avocat, qui continuerait à intervenir dans les
mêmes conditions qu'actuellement.
L'intervention de l'administrateur
ad hoc
auprès
des mineurs victimes
Le
régime de l'intervention de l'administrateur
ad hoc
a
été profondément modifié par la
loi n°
98-468 du 17 juin 1998 relative à la prévention et à la
répression des infractions sexuelles et à la protection des
mineurs
.
Alors que, dans le régime antérieur, la nomination d'un tel
administrateur était facultative et ne pouvait intervenir que dans les
cas où les faits faisant l'objet de l'instruction avaient
été commis volontairement par le titulaire de l'autorité
parentale, elle est aujourd'hui obligatoire lorsque :
- les intérêts de l'enfant et de l'un de ses
représentants légaux sont totalement divergents ;
- les représentants légaux du mineur ne défendent pas
complètement ses intérêts.
L'administrateur
ad hoc
est chargé, outre l'exercice, au nom de
l'enfant, des droits reconnus à la partie civile, de la protection de
l'ensemble de ses intérêts pendant la durée de la
procédure : il est notamment chargé du placement des sommes
éventuellement perçues par l'enfant à l'occasion de la
procédure.
Au terme de l'instruction, il remet au juge un rapport détaillant les
mesures qu'il a prises pour assurer la protection des intérêts de
l'enfant tout au long de la procédure.
L'administrateur
ad hoc
peut être nommé parmi les proches
de l'enfant ou sur une liste de personnalités, qualifiées dans le
domaine de l'enfance. Cette liste est constituée selon des
modalités définies par décret en Conseil d'État.
La commission d'enquête estime que, dans le cas des personnes accueillies
en institutions sociales et médico-sociales,
le rôle
d'administrateur
ad hoc
pourrait utilement être confié aux
médiateurs créés par la loi du 2 janvier 2002
(article L. 311-5 du code de l'action sociale et des familles)
,
dans la mesure où ceux-ci ont, d'ores et déjà, le pouvoir
d'assister la personne accueillie dans ses litiges avec l'établissement.
A défaut d'une extension de la possibilité de nommer un
administrateur
ad hoc
, une réflexion sur la possibilité de
constitution de partie civile pour les associations de défense des
personnes handicapées ne pourrait être écartée.
Par dérogation au principe selon lequel l'action civile appartient
à ceux qui ont personnellement et directement souffert du dommage
causé par l'infraction,
cette possibilité est
déjà ouverte pour une large catégorie d'associations
,
énumérées aux articles 2-1 et suivants du code de
procédure pénale. Les associations de défense et
d'assistance aux personnes handicapées peuvent notamment
déjà se porter partie civile en ce qui concerne les faits de
discrimination à l'encontre des personnes handicapées
(article
2-8 du code de procédure pénale)
.
Dans ce contexte, proposer une extension de la capacité des associations
à se porter partie civile, sur le modèle adopté pour les
associations de défense de l'enfance martyrisée
(article 2-3
du code de procédure pénale)
ne paraît pas
incohérent.
Mais la commission d'enquête insiste sur le fait que l'ouverture d'une
telle possibilité
devrait nécessairement être
encadrée
:
-
les associations susceptibles de se porter partie civile doivent
avoir pour objet
exclusif
la défense des droits des personnes
handicapées
: en l'état actuel du paysage associatif
dans le monde du handicap, il est en effet nécessaire de préciser
cette condition, dans la mesure où la plupart des associations
représentant les personnes handicapées sont également
gestionnaires de structures d'hébergement ou de prise en charge et que
leurs intérêts, dans une affaire de maltraitance survenant en
établissement, pourraient être différents de ceux de la
victime ;
-
les sanctions en cas d'abus de constitution de partie civile doivent
être clairement affirmées
, sous peine de voir se multiplier de
façon exponentielle des instances parfois peu fondées. C'est
d'ailleurs la préoccupation exprimée par M. Dominique Perben,
garde des Sceaux, devant la commission d'enquête :
« Je
ne suis pas hostile au fait que des associations se portent parties civiles
dans un nombre élargi de situations, mais il faut bien avoir conscience
des conséquences que cela aurait sur le fonctionnement de la
justice. »
C'est la raison pour laquelle la commission d'enquête exprime sa
préférence pour l'extension de l'intervention d'un administrateur
ad hoc
, indépendant, et chargé de suivre personnellement
la victime, aux personnes vulnérables.
Proposition
Etendre, sur le modèle existant pour les mineurs, la possibilité pour le juge d'instruction de désigner un administrateur ad hoc chargé d'assister la personne vulnérable tout au long de la procédure judiciaire.