2. L'insuffisance de l'insertion des personnes handicapées en milieu ordinaire, source indirecte de maltraitance ?
En
matière de recherche d'insertion en milieu ordinaire, le Gouvernement
semble à la croisée des chemins. Comme il a été
souligné,
la recherche de l'inclusion présente une ambivalence
fondamentale sur le plan de la prévention de la maltraitance.
Ainsi,
M. Patrick Segal, ancien délégué interministériel
aux personnes handicapées, a déclaré à la
commission d'enquête : «
[...] lorsque nous,
inspecteurs généraux de l'IGAS, aurons rendu au ministre le
rapport qu'il nous a commandé. Ce rapport, qui évaluera les
différents dispositifs que nous aurons pu comprendre, voir et percevoir
lors de nos voyages en Europe, nous conduira à
faire face à
une situation que je qualifierais presque de manichéenne : soit
nous choisirons de renforcer les institutions existantes
- à ce
propos, Mme Boisseau s'est récemment félicitée
à Rennes de l'augmentation des places offertes en CAT et en
établissements-,
soit nous choisirons de renforcer l'inclusion via un
accompagnement adéquat.
»
Pour sa part, Mme Dominique Gillot, ancienne secrétaire d'Etat aux
personnes âgées et aux personnes handicapées, est
fixée : «
Ma conviction personnelle, c'est qu'il
faut sortir du « tout établissement »
. Je
rappelais tout à l'heure qu'il fallait inscrire cette avancée au
crédit de la France. Depuis 1975, les réponses aux besoins des
personnes handicapées ont surtout été institutionnelles,
ce qui était nécessaire pour, par solidarité nationale,
permettre aux familles d'assumer leurs responsabilités et de se voir
soulagées de cette charge.
»
a) Pour une amélioration ciblée de l'insertion en milieu ordinaire
M. Pascal Vivet, éducateur
spécialisé,
ancien collaborateur à l'INSERM, auteur de « La maltraitance
institutionnelle » a déclaré à la commission
d'enquête : «
Si je vous dis que Toulouse-Lautrec et
Beethoven seraient aujourd'hui en CAT, ce n'est pas seulement pour vous faire
rire
».
Il est certain qu'il existe une marge de progrès considérable
pour diversifier les approches et les prises en charge afin de recourir
à l'intégration, à l'insertion en autonomie, à
l'accompagnement ou à la protection en milieu adapté. Il est
probable que
la France est en retard par rapport aux autres
démocraties occidentales pour l'intégration en milieu ordinaire
de certaines personnes handicapées ou vulnérables (en
contrepartie d'une prise en charge institutionnelle d'une qualité,
vraisemblablement, globalement supérieure).
Dans cette optique, il apparaîtrait souhaitable, en particulier, de
favoriser le développement de la profession
d'ergothérapeute
, qui aide les personnes placées en
institution à rejoindre le milieu ordinaire
(ainsi, il existe environ
quatre mille ergothérapeutes en France, contre quarante mille en
Angleterre).
Certaines évaluations montrent que le choix de l'inclusion est
relativement neutre du point de vue financier
. Ainsi, en se basant sur des
estimations de la DGAS, M. Patrick Gohet, délégué
interministériel, a calculé que
le coût de l'emploi de
trois auxiliaires de vie 24 heures sur 24 est équivalent
à celui d'une place en maison d'accueil spécialisé, les
deux systèmes n'étant cependant pas comparables
(une maison
d'accueil spécialisé fonctionnant depuis un certain nombre
d'années est dotée de spécialistes et de professionnels
généralement compétents, alors que certains auxiliaires de
vie accompliraient un travail approximatif). Pour sa part, M. Jean-Pierre
Picaud, président de la Confédération des personnes
handicapées libres, estime que «
si on aidait
financièrement les entreprises comme on aide les CAT et les ateliers
protégés, bon nombre de travailleurs handicapés pourraient
évoluer, en entreprise, en milieu ordinaire
».
La volonté politique d'explorer davantage la voie de l'inclusion est
certaine, comme en témoignent les propos de M. Patrick
Gohet :
«
Dès lors que nous déclarons
que nous allons tenter de mettre en place des dispositifs permettant à
la personne de choisir son mode de vie, et notamment de rester chez elle, nous
devons pouvoir mettre à sa disposition des personnels capables de
l'accompagner dans tous les gestes de la vie ordinaire.
»
Encore faut-il souligner aussi que l'insertion en milieu ordinaire restera
malheureusement inaccessible à certaines personnes affectées de
handicaps très lourds.
b) Pour une franche amélioration de l'intégration des enfants
L'immersion des enfants en milieu ordinaire est
particulièrement porteuse en matière de prévention de la
maltraitance.
En premier lieu, il est possible de considérer qu'une valorisation non
optimale des ressources de l'enfant constitue une forme particulière de
maltraitance.
Ensuite, le contact avec des personnes handicapées qui est ainsi offert
à leurs camarades de classe, permet à ces derniers de se rendre
compte que la société est loin de revêtir la forme d'un
univers homogène au sein duquel toutes les personnes sont en pleine
possession de leurs moyens. Ainsi, les élèves sont placés
précocement face à la réalité du handicap, et ils
comprennent qu'
une vie sociale bien comprise ne peut faire l'impasse sur les
personnes handicapées
, et, plus généralement, sur les
personnes les moins favorisées.
La culture de la considération
et du respect de la personne handicapée
(
supra
), dont la
commission d'enquête souhaite l'acclimatation,
ne peut qu'en sortir
renforcée
.
Enfin,
le fait d'avoir été scolarisé constitue un
rempart contre les maltraitances qui pourraient être
ultérieurement subies en institution
, du fait de l'acquisition d'une
meilleure expression et de plus fortes aptitudes sociales.
En outre, l'institution scolaire est structurellement beaucoup plus ouverte que
n'importe quelle structure spécialisée, et donc potentiellement
moins maltraitante.
Les succès des expériences d'intégration scolaire
seraient tangibles, même pour les formes les plus invalidantes de
handicap, à condition d'en accepter les implications
financières
. Ainsi, concernant les autistes de trois à six
ans, la scolarisation exige un ratio d'encadrement d'un adulte pour deux
élèves. Les enfants ayant accès à ce système
demeurent autistes, mais ont un degré d'adaptation sociale infiniment
plus satisfaisant (ils peuvent, par exemple, aller cinéma, au
restaurant, ou partir en voyage) - bien que ces enfants ne deviennent pas, pour
autant, faciles à gérer lorsqu'ils atteignent l'âge adulte.
Un exemple à grande échelle est fourni par l'Italie,
véritable « laboratoire médico-social », qui
a intégré des enfants polyhandicapés et autistes au sein
des écoles ordinaires.
Le
modèle italien d'intégration des enfants handicapés
En
Italie, depuis 1977, les enfants handicapés, quelle que soit la nature
de leur handicap, sont scolarisés en milieu ordinaire.
Tous les
établissements spécialisés ont été
fermés en 1982. Il n'existe plus d'établissement scolaire
spécialisé dans l'accueil des enfants handicapés. Pour
faire face aux difficultés inhérentes à l'afflux d'enfants
handicapés dans les écoles, les Italiens ont créé
75.000 postes d'enseignants de soutien.
La loi exige la présence
d'un enseignant de soutien pour quatre enfants. En réalité, il y
aurait environ un enseignant de soutien pour cinq ou six enfants.
En 1998, huit modules de formation destinés à l'ensemble du
personnel enseignant et portant sur l'accueil des enfants handicapés ont
été créés. Ainsi, tous les enseignants sont en
mesure de transmettre leur savoir à des enfants, fussent-ils
polyhandicapés ou autistes.
Seuls quelques établissements
scolaires privés dispensent des cours différenciés pour
les enfants sourds ou aveugles.
Les enseignants italiens qui officiaient en milieu spécialisé ont
rejoint l'école ordinaire où ils semblent avoir été
bien accueillis.
Si l'on en croit M. Roland Broca, président de la
Fédération française de santé mentale (FFSM),
le
potentiel d'intégration des enfants
est
, en effet,
couramment sous-estimé
: «
une grande
majorité des enfants et des adolescents accueillis dans des institutions
spécialisées à caractère médico-social et
médico-éducatif ne présentent pas à
l'origine - loin s'en faut - d'anomalie
génétique ou de lésions neurologiques, soit de handicap
fixé
. Ils présentent simplement un déficit
intellectuel se traduisant par un handicap social du fait notamment de leur
rejet de la filière éducative normale. Dans la plupart de ces
situations, l'origine du déficit intellectuel est à rechercher
dans des situations de maltraitance familiale, maltraitance psychologique,
morale voire physique, qui entraîneront chez ces enfants un
déficit affectif massif susceptible de se traduire par une inhibition
intellectuelle, un blocage des capacités cognitives entraînant des
réactions en chaîne qui aboutiront finalement à une
orientation vers les institutions du handicap mental. Or on sait que ces
situations sont généralement engendrées par un milieu
familial perturbé, par des familles à la dérive
entraînant, dans certains cas, des abandons, comme conséquence
d'une extrême précarité sociale de ces familles. Face
à ces situations, il ne s'agit pas de stigmatiser ces familles en grave
difficulté d'intégration sociale, pas plus que les circuits
assistantiels qui vont tenter de pallier ces graves carences, pas plus que les
filières éducatives impuissantes à enrayer la marche vers
le handicap, impuissantes qu'elles sont à tenter de modifier
suffisamment la courbe de ces destinées. Par contre,
il faudrait
davantage prendre en compte la réversibilité des troubles de
cette nature
.
».
Toutefois, il est possible que la France ne soit pas prête à
aller aussi loin que l'Italie, et la commission d'enquête estime que l'on
peut être fondé à penser que le recours à des
établissements spécialisés est indispensable pour les
déficients intellectuels profonds et certains autistes.
En revanche,
une certaine
« désinstitutionnalisation » serait
vraisemblablement susceptible d'être menée avec profit pour
certains enfants
. Ainsi, Mme Catherine Jacquet, inspectrice à
la DDASS des Pyrénées-orientales, a déclaré
à la commission d'enquête : «
La
quasi-absence d'établissements serait peut-être envisageable pour
les enfants qualifiés de déficients intellectuels légers.
Ces derniers devraient, jusqu'à 13 ou 14 ans, pouvoir rester dans
le circuit ordinaire
et proposer aux parents un accompagnement (des
SESSAD
57(
*
)
, des
rééducations, des auxiliaires de vie, etc.). Je pense que cette
catégorie d'enfants serait celle pour laquelle l'on pourrait
s'interroger le plus sur la suppression des
établissements. »
Le Gouvernement s'est engagé sur cette voie en se donnant de
nouveaux moyens (et, semble-t-il, sans minimiser les difficultés
à venir). La commission d'enquête l'y encourage.
Ainsi, Mme Marie-Thérèse Boisseau, secrétaire
d'état aux personnes handicapées, a déclaré
à la commission d'enquête : «
Les parents
d'enfants handicapés, eux, sont confrontés à un parcours
du combattant permanent et à une insécurité totale. Nous
devons soulager, voire effacer à terme cette immense souffrance. Ils
doivent déjà lutter pour placer leurs enfants à la
crèche
. Ensuite, quid de l'accueil qui leur sera
réservé par l'éducation nationale ? J'ose
espérer qu'à la rentrée prochaine, avec 6.000 auxiliaires
de vie scolaire, nous allons résoudre beaucoup de problèmes.
L'accueil en milieu ordinaire passe parfois par des classes
d'intégration scolaire. Or ces classes sont aujourd'hui au nombre de
trois mille en France alors que nous ne comptons que trois cents unités
pédagogiques d'intégration (UPI) au niveau de l'enseignement
secondaire. En outre, ceux qui ont la chance de pouvoir suivre une UPI n'ont
pas l'assurance de bénéficier ensuite d'une formation
professionnelle adaptée et a fortiori d'une intégration
professionnelle. Cette incohérence et ces ruptures entre
établissements sont extrêmement douloureuses pour les familles et
il nous faut trouver des solutions au plus vite
».
Proposition
Poursuivre et développer la politique engagée
pour
favoriser l'accueil en milieu scolaire ordinaire des enfants handicapés
pour lesquels le recours à des établissements
médico-sociaux d'éducation spéciale n'est pas absolument
indispensable.