2. La diversité des partenaires

Le volet agricole de la négociation met en présence des partenaires placés dans une grande hétérogénéité de situations. Il confronte des réalités parfaitement contradictoires concernant le rôle de l'agriculture et son poids dans l'économie nationale ou bien encore les besoins d'autosuffisance alimentaire des pays en développement et les exigences de sécurité, de qualité et de traçabilité des produits émanant des consommateurs des pays les plus développés. Dans ce contexte, la recherche d'un rapprochement des points de vue paraît une mission difficile.

a) Des intérêts contradictoires

Pour reprendre l'expression de Pascal Lamy, la négociation agricole prend la forme d'un « jeu de quatre coins » associant l'Union européenne, les États-Unis, le groupe de Cairns et les pays en développement. Entre ces quatre partenaires se sont établis des relations de confiance ou de rejet et un jeu subtil d'alliances, parfois contre nature.

• Les pays en développement comptent encore une population agricole d'environ 80 à 90 % mais ne participent aux échanges commerciaux internationaux qu'à hauteur de 28 %.

Ces pays sont particulièrement hostiles à la politique agricole de l'Union qui protègerait à l'excès le marché européen et créerait une concurrence déloyale sur les marchés intérieurs des pays les plus pauvres.

Les reproches émis à l'encontre de la politique agricole américaine sont paradoxalement moins virulents, alors même que l'Union européenne est plus largement ouverte aux échanges avec eux que ne le sont les États-Unis et le groupe de Cairns : en moyenne, de 1998 à 2000, l'Union européenne a importé des produits alimentaires en provenance de ces pays à hauteur de 35,5 milliards de dollars, contre 20,8 milliards de dollars pour les États-Unis, et elle absorbe 85 % des exportations agricoles de l'Afrique et 45 % de celles de l'Amérique latine. En outre, l'Union entretient avec eux des liens de coopération étroits, notamment dans le cadre de la convention de Cotonou qui a succédé aux accords de Lomé. Elle devrait donc rechercher prioritairement une alliance avec ce groupe de pays, fondée sur le maintien d'un système de préférences tarifaires et la défense du rôle multifonctionnel de l'activité agricole.

Le groupe de Cairns , bien que d'une composition hétérogène, a pour objectif de valoriser les atouts et les avantages comparatifs dont ses membres disposent en matière agricole, qu'il s'agisse des espaces (Canada, Australie, pays du Mercosur), du climat (Afrique du Sud, Nouvelle-Zélande) ou du faible coût des terres et de la main d'oeuvre (pays d'Asie ou d'Amérique latine). Cette structure de négociations prône donc le libéralisme total des échanges agricoles et la suppression des systèmes de protection mis en oeuvre par les pays développés. Elle a ainsi déposé une demande d'élimination totale et rapide de toutes les formes de soutien interne ou d'aides à l'exportation. Il faut toutefois savoir que certains des membres du groupe de Cairns - Canada, Australie, Nouvelle-Zélande - ont institué sur leur territoire des entreprises d'État dotées d'un monopole d'exportation qui pratiquent des variations de prix entraînant des distorsions de concurrence, ce qui rend son discours de principe sujet à caution.

Les États-Unis et l'Union européenne sont les deux principaux intervenants sur le marché du commerce international agro-alimentaire : ceux-là étant le premier exportateur et le second importateur, celle-ci le premier importateur et le second exportateur avec des parts de marchés à l'exportation assez proches, de l'ordre de 16 % à 18 %. Même si les États-Unis consacrent à leur agriculture des sommes supérieures aux crédits versés par la politique agricole commune (PAC), leur structure de financement est moins visible, car moins axée sur les soutiens internes et donc moins critiquée par leurs partenaires.

b) Un compromis pour l'instant impossible

À la mi-février 2003, au vu des premières modalités d'engagements déposées par les parties, le groupe de négociations agricoles a constaté la grande divergence des points de vue et tenté un rapprochement pour préparer l'échéance du 31 mars.

Ce premier projet, dit Harbinson, du nom de son Président, abordait les trois volets des négociations : accès aux marchés, soutien à l'exportation et soutiens internes. Il fixait des échéanciers de réduction pour les droits de douane - baisse allant jusqu'à 60 % -, les subventions à l'export - réduction de 50 % dans les cinq ans et suppression sur neuf ans - et les aides internes -réduction de 60 % -, assortis de taux variant suivant les produits agricoles concernés. En vertu du principe de traitement différencié, des mesures moins rigoureuses et des périodes transitoires plus longues étaient consenties aux pays en développement.

Ce premier projet a suscité une levée de boucliers, notamment de la part des pays développés et plus spécifiquement de l'Union européenne, qui l'a déclaré totalement inacceptable, même comme simple document de travail. Un mois plus tard, le 18 mars 2003, un second projet a été élaboré, mais il n'apportait aucune modification substantielle, se bornant à des évolutions chiffrées infimes par rapport au texte précédent. Stuart Harbinson a justifié cette modification symbolique par l'extrême diversité des positions exprimées par les États membres, qui faisait obstacle, selon lui, à l'élaboration d'un compromis plus performant.

Dans ce nouveau texte, la Commission européenne a continué de contester notamment :

- le taux de réduction des tarifs douaniers retenu, jugé trop élevé ;

- la suppression des mesures de sauvegarde dont un pays développé peut se prévaloir en cas de situation de crise provoquant de brusques déséquilibres des marchés ;

- la réduction des quotas ;

- la suppression complète, et non pas progressive, des restitutions à l'exportation.

Dans le même sens, le gouvernement français a fait alors connaître son opposition farouche à ce projet dans les termes suivants : « Cette proposition, tout en mettant en cause le droit des États à conduire des politiques agricoles assurant leur sécurité alimentaire, n'apporte aucune réponse à la situation des pays pauvres. ». En effet, et pour ne prendre que cet exemple, les propositions d'abaissement généralisé des tarifs douaniers, même assorties de mesures spécifiques au nom du traitement différencié, sont susceptibles de produire des effets dramatiques pour l'agriculture, extrêmement fragile, d'un grand nombre de pays en développement.

En résumé, le document Harbinson reprenait à son compte les positions soutenues par le groupe de Cairns et les États-Unis, faisant reposer l'essentiel de l'effort sur l'Union européenne, sans pour autant ménager les intérêts des pays en développement. Il n'a pas été retenu comme le projet de base de la Conférence de Cancun.

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