C. FAUT-IL REMETTRE EN CAUSE LES DROITS RECONNUS AUX ÉTRANGERS EN SITUATION IRRÉGULIÈRE ?

Dans son rapport public particulier de 2004, la Cour des comptes estimait que les agents publics étaient parfois confrontés à des « injonctions paradoxales » : alors que le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile sanctionne lourdement l'aide au séjour irrégulier, le code de l'action sociale et des familles, ainsi que des circulaires du ministère chargé des affaires sociales et du ministère de l'éducation nationale, imposent aux agents d'accueillir tous les publics, sans s'attacher à une condition de régularité du séjour. La Cour ajoutait qu'un « quasi-statut » de l'immigrant en situation irrégulière s'était mis en place.

La commission d'enquête s'est bien sûr interrogée sur l'éventuel effet « d'attractivité » résultant de ces dispositions à caractère social et sur l'opportunité de les remettre en cause, pour décourager les candidats à l'immigration irrégulière. Elle a conclu qu'une telle orientation serait peu compatible avec les principes qui gouvernent notre République, présenterait plus d'inconvénients que d'avantages et n'aurait vraisemblablement pas de réel effet dissuasif sur les flux migratoires. Elle a jugé, par ailleurs, l'expression « quasi-statut » contestable, dans la mesure où les droits reconnus aux étrangers en situation irrégulière visent, pour l'essentiel, à faire face à des situations d'urgence et à assurer la protection des mineurs.

1. Les droits sociaux reconnus aux étrangers en situation irrégulière

La République reconnaît aux étrangers en situation irrégulière le bénéfice de certains droits sociaux. L'article L. 111-2 du code de l'action sociale et des familles leur ouvre droit aux prestations versées en cas d'admission dans un centre d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), aux prestations de l'aide sociale à l'enfance (ASE), ainsi qu'à l'aide médicale d'Etat (AME). Les enfants des étrangers en situation irrégulière ont par ailleurs droit à la scolarisation.

a) Le droit à un hébergement d'urgence

Le droit à l'hébergement d'urgence doit, en premier lieu, être bien distingué d'un éventuel droit au logement : l'accès tant au logement social qu'aux foyers de travailleurs migrants est subordonné à une condition de régularité du séjour ; en revanche, l'accès aux structures d'hébergement d'urgence n'est pas soumis à une condition de régularité du séjour et est accordé au regard d'une situation de détresse .

Les structures d'hébergement d'urgence

Notre dispositif d'hébergement d'urgence comprend :

- les centres d'hébergement d'urgence, qui disposent d'une capacité d'accueil de 12.200 places, et offrent un hébergement de courte durée ;

- des nuitées d'hôtels financées par l'Etat pendant la période hivernale, à hauteur de 8.000 places fin 2005 ;

- les centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), qui sont des dispositifs temporaires d'hébergement et d'insertion à destination des personnes, ou des familles, confrontés à de graves difficultés financières et ayant la faculté de retrouver, à terme, leur autonomie sociale ; les 735 CHRS présents sur le territoire disposent d'une capacité d'accueil de 31.300 places ;

- 1.200 places louées par des associations dans le cadre du dispositif de l'allocation de logement temporaire (ALT).

Il est impossible de déterminer avec précision le nombre d'étrangers en situation irrégulière accueillis dans ces diverses structures.

L'accueil dans les centres d'hébergement d'urgence (ou dans les hôtels) n'étant pas subordonné à une condition de régularité du séjour, il n'est même pas formellement demandé aux personnes hébergées de présenter un document d'identité ou un titre de séjour à leur arrivée. Les responsables des centres ne sont donc pas en mesure de connaître la situation des personnes accueillies au regard du droit au séjour. Dans les CHRS, où la durée de séjour moyen est plus longue, l'identité des personnes, ainsi que leur situation sur le plan du séjour sont généralement connus, mais aucune enquête visant à recenser les personnes en situation irrégulière n'a jamais été effectuée.

Toutefois, dans un rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et de l'Inspection générale de l'administration (IGA) du 24 janvier 2004, une estimation d'une catégorie de personnes en situation irrégulière, les déboutés du droit d'asile, a pu être produite à partir d'une enquête réalisée auprès des directions départementales des affaires sanitaires et sociales (DDASS). Le nombre de déboutés était estimé, en 2003, à :

- 300 dans les centres d'hébergement d'urgence ;

- 200 dans les logements temporaires financés par l'ALT ;

- 600 dans les CHRS ;

- 4.000 dans les hôtels.

Les familles déboutées du droit d'asile sont aujourd'hui encore accueillies principalement à l'hôtel, majoritairement en région parisienne. On dénombre actuellement 6.100 personnes déboutées du droit d'asile ou sans-papiers hébergées dans des hôtels parisiens ou de la petite couronne.

b) Le droit à l'aide médicale de l'Etat (AME)

L'aide médicale de l'Etat, régie par les articles L. 251-1 et suivants du code de l'action sociale et des familles, résulte, sous sa forme actuelle, de la loi du 27 juillet 1999, portant création d'une couverture maladie universelle. Avant cette réforme, l'AME bénéficiait à 4,5 millions de personnes défavorisées, françaises ou étrangères, qui sont désormais couvertes pour la plupart par la CMU. L'AME ne concerne plus que des catégories résiduelles de populations, principalement des étrangers séjournant en France dans des conditions irrégulières.

Le nombre de bénéficiaires de l'AME, qui a fortement progressé depuis la création du dispositif, était proche de 180.000 personnes à la fin de l'année 2005.

Evolution du nombre de bénéficiaires de l'AME

Situation
en fin de trimestre

Bénéficiaires

Dont ayants droit

2000

4 ème trimestre

74.919

20.952

2001

1 er trimestre

89.848

24.210

2 ème trimestre

102.282

26.473

3 ème trimestre

117.631

29.950

4 ème trimestre

139.074

34.103

2002

1 er trimestre

153.314

36.700

2 ème trimestre

165.480

38.792

3 ème trimestre

176.302

41.559

4 ème trimestre

145.394

34.129

2003

1 er trimestre

167.403

40.199

2 ème trimestre

152.010

35.725

3 ème trimestre

164.569

39.650

4 ème trimestre

170.316

42.557

2004

1 er trimestre

163.763

41.918

2 ème trimestre

155.719

40.975

3 ème trimestre

152.342

41.066

4 ème trimestre

146.297

40.533

2005

1 er trimestre

158.600

43.473

2 ème trimestre

170.184

45.668

3 ème trimestre

174.864

46.772

4 ème trimestre

178.689

47.889

Source : CNAMTS

Le coût budgétaire du dispositif s'est également fortement alourdi : il n'était que de 200 millions d'euros en 2001 et devrait s'élever à 470 millions d'euros en 2005. Il a atteint son niveau le plus élevé en 2003, année durant laquelle les dépenses ont dépassé les 500 millions d'euros.

Dépenses effectuées au titre de l'aide médicale d'Etat

Dépenses
par trimestre

Évolution
sur les 4 derniers trimestres

Solde au 31 décembre 1999

36 845 304,17

-

Année 2000

76 767 341,26

-

2001

-

1 er trimestre

35 837 473,22

-

2 ème trimestre

39 116 547,51

-

3 ème trimestre

59 191 067,55

211,0

4 ème trimestre

73 367 506,85

207,5

2002

1 er trimestre

57 711 713,95

229,4

2 ème trimestre

74 321 475,12

264,6

3 ème trimestre

151 198 576,98

356,6

4 ème trimestre

94 066 827,75

377,3

2003

1 er trimestre

118 830 839,91

438,4

2 ème trimestre

122 038 397,31

486,1

3 ème trimestre

154 095 961,01

489,0

4 ème trimestre

110 504 621,27

505,5

2004

1 er trimestre

129 213 199,40

515,9

2 ème trimestre

105 587 204,23

499,4

3 ème trimestre

92 598 294,42

437,9

4 ème trimestre

95 094 716,86

422,5

2005

1 er trimestre

89 945 395,21

383,2

2 ème trimestre

82 676 108,44

360,3

3 ème trimestre

97 742 196,92

365,5

4 ème trimestre

(106 545 104,81)

(provisoire)

Source : CNAMTS

Pour limiter la dérive constatée des dépenses budgétaires, la loi de finances rectificative pour 2003, en date du 30 décembre 2003, a rendu plus restrictives les conditions d'accès à l'AME. Elle a imposé aux demandeurs de remplir deux conditions :

- une condition de séjour : le demandeur doit justifier d'une durée de séjour ininterrompue de trois mois sur le territoire national ;

- une condition de ressources : le demandeur doit disposer de ressources inférieures à un plafond, variable selon la composition du foyer et selon que l'étranger réside en France métropolitaine ou outre-mer ; ce plafond est identique à celui exigé pour l'attribution de la CMU complémentaire 120 ( * ) .

Les décrets n os 2005-859 et 860 du 29 juillet 2005, relatifs à l'AME, ont notamment précisé la nature des ressources prises en compte et la période sur laquelle porte leur évaluation, les conditions d'agrément des associations ou organismes qui assurent la domiciliation postale des bénéficiaires et les assistent dans leurs démarches et les pièces justificatives à fournir pour vérifier le respect des conditions nécessaires pour accéder à l'AME. Ils ont mis fin au principe déclaratif , qui permettait à l'étranger sans-papiers de justifier, par une simple déclaration écrite, de son identité ou de ses ressources.

Cette réforme a suscité de vives critiques ; après la publication des décrets de 2005, un collectif rassemblant 80 organisations -associations de défense des étrangers, de lutte contre les discriminations et les exclusions, associations humanitaires, syndicats, partis politiques, etc.- a lancé un appel intitulé « Sans-papiers : non à l'exclusion des soins ».

La Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) a également fait part de sa désapprobation dans son Avis sur la préservation de la santé, l'accès aux soins et les droits de l'homme du 19 janvier 2006. Elle estime que « la création d'un obstacle financier pour l'accès aux soins des personnes très démunies, fussent-elle en séjour irrégulier, va à contre-courant d'une politique pertinente de santé publique, du droit à la santé, de la non-discrimination et du droit à la dignité garanti par de multiples textes ratifiés par la France ». Elle ajoute que « l'exigence de justificatifs difficiles à réunir, pour l'accès aux droits des personnes très démunies, fussent-elles en séjour irrégulier, va à contre-courant de l'objectif général de la loi de lutte contre les exclusions du 29 juillet 1998 » et « réitère le fait que la jouissance des droits fondamentaux doit être déconnectée des préoccupations de politique migratoire ».

La commission d'enquête comprend les inquiétudes ainsi exprimées et est consciente de la grande vulnérabilité des étrangers en situation irrégulière et de la nécessité de leur garantir l'accès aux soins.

Elle observe toutefois que le nombre de bénéficiaires de l'AME ne s'est pas effondré, à la suite des réformes de 2003 et 2005, et qu'il n'a même, au contraire, jamais été aussi élevé, puisqu'il était de 178.000 à la fin de l'an dernier. Cette simple constatation devrait conduire à relativiser le risque d'« exclusion » des sans-papiers du dispositif de l'aide médicale de l'Etat.

Elle considère, en outre, que le respect des droits fondamentaux n'interdit pas de faire preuve de rigueur dans la gestion des prestations sociales délivrées par l'Etat, que les bénéficiaires soient de nationalité française ou étrangère, réguliers ou irréguliers. Les mesures adoptées ces dernières années ont pour objectif de lutter contre les fraudes et les abus qui peuvent se manifester à l'occasion des demandes d'AME.

L'accès des ressortissants français et des étrangers en situation régulière à l'assurance maladie est subordonné à une durée de résidence sur le territoire de trois mois et la réforme de 2003 n'a fait qu'étendre cette règle aux étrangers en situation irrégulière. L'ancien système, qui offrait un accès immédiat à une couverture individuelle des frais de santé pendant un an, constituait une forte incitation à des entrées irrégulières sur le territoire .

Concernant la suppression du principe déclaratif, la commission d'enquête rappelle qu'un rapport de l'IGAS de février 2003 avait mis en exergue l'impossibilité dans laquelle se trouvaient les organismes instructeurs des demandes d'aide médicale de l'Etat d'apprécier la situation réelle des demandeurs. Un sondage fait à la CPAM de Paris avait montré, par exemple, que 99 % des dossiers de demande d'AME comportaient une attestation sur l'honneur des ressources et 40 % une attestation sur l'honneur de la résidence en France. Or, il serait difficilement compréhensible que les étrangers présents en France en situation irrégulière soient exonérés de toute justification, alors même que le bénéfice des prestations sociales accessibles aux nationaux et aux étrangers réguliers, qu'il s'agisse de la CMU, de l'allocation adulte handicapé (AAH) ou encore du revenu minimum d'insertion (RMI), implique la présentation de pièces à l'appui de la demande.

De plus, la liste des pièces susceptibles d'être fournies est adaptée aux conditions de vie des populations concernées et n'est pas limitative .

Il faut également souligner que les étrangers ne remplissant pas les conditions pour être éligibles à l'AME, mais ayant besoin de soins urgents , dont l'absence mettrait en jeu le pronostic vital ou pourrait conduire à une altération grave et durable de leur état de santé, sont pris en charge par les hôpitaux. Ces derniers ont une obligation de soins, indépendamment de la solvabilité du patient ou de sa possession d'une couverture santé. Une circulaire de mars 2005 a précisé les protections accordées aux personnes par ce dispositif. Sont considérés comme urgents :

- les soins destinés à éviter la propagation d'une pathologie à l'entourage ou à la collectivité (pathologies infectieuses transmissibles telles que la tuberculose ou le sida par exemple) ;

- les examens de prévention réalisés durant et après la grossesse, ainsi que les soins à la femme enceinte et au nouveau-né ;

- les interruptions de grossesse pour motif médical et les interruptions volontaires de grossesse.

Compte tenu de la vulnérabilité particulière des enfants et des adolescents, tous les soins et traitements délivrés à l'hôpital aux mineurs résidant en France, qui ne sont pas effectivement bénéficiaires de l'aide médicale de l'État, sont également réputés répondre à la condition d'urgence vitale précitée.

Il convient enfin de préciser que la loi de finances rectificative pour 2002, du 30 décembre 2002, a introduit le principe d'une participation du bénéficiaire de l'AME au financement des soins, selon une logique de « ticket modérateur » . Cependant, les décrets d'application nécessaires à la mise en oeuvre de cette mesure, difficiles à élaborer techniquement dans un dispositif caractérisé par le mécanisme du tiers payant, ne sont toujours pas parus, de sorte que les personnes éligibles à l'AME continuent, à ce jour, de bénéficier d'une entière gratuité des soins. Le projet de décret n'envisage, en tout état de cause, qu'une participation très modique, qui ne serait pas de nature à remettre en cause l'accès des étrangers aux soins, et qui ne serait pas due en cas d'affection de longue durée.

c) L'accès aux prestations de l'aide sociale à l'enfance (ASE)

L'accès aux prestations de l'ASE n'est subordonné ni à une condition de régularité du séjour, ni à une durée minimale de résidence en France (articles L. 111-1 et L. 111-2 du code de l'action sociale et des familles). La condition essentielle pour en bénéficier est l'état de besoin . Les prestations sont servies dans l'intérêt de l'enfant et comprennent :

- des aides financières à domicile, destinées à aider une personne ayant à sa charge un enfant à assurer son entretien, sa sécurité et sa conduite, lorsque ses ressources sont insuffisantes ;

- l'intervention à domicile d'un éducateur ;

- l'hébergement, qui peut concerner des mères isolées avec enfant de moins de trois ans, en vue de leur réinsertion sociale et professionnelle, ou des mineurs.

L'ASE demeure régie par un principe déclaratif : le demandeur qui ne peut produire les justificatifs requis peut prouver son identité, le montant de ses ressources ou son adresse par une déclaration sur l'honneur.

L'ASE est gérée par les départements et le bénéfice des prestations est accordé sur décision du président du conseil général.

En matière d'immigration clandestine, l'un des défis majeurs que doivent relever les conseils généraux est la prise en charge des mineurs étrangers isolés , répartis dans environ vingt-cinq départements, et dont le nombre est évalué à 3.000, auxquels s'ajoutent 1.200 jeunes majeurs.

Il ressort de l'audition de MM. Philippe Leroy, président du conseil général de la Moselle, et Eric Delzant, directeur général des services du conseil général du Pas-de-Calais, que les départements, attendent un plus grand soutien de l'Etat pour la prise en charge de ce public particulièrement difficile.

Depuis 2003, le conseil général du Pas-de-Calais, considérant que l'accueil des mineurs étrangers isolés relève plus de l'accueil des étrangers que de la protection des mineurs au sens de l'ASE, demande même que leur prise en charge soit désormais entièrement confiée à l'Etat. Le coût de leur prise en charge équivaut à 1 % des recettes fiscales du département. Exclusivement présents dans le Calaisis, ces jeunes cherchent à gagner l'Angleterre et, n'ayant pas le projet de s'insérer durablement dans notre pays, demeurent généralement très peu de temps dans les structures d'accueil du département.

La première difficulté rencontrée tient aux conditions d'accueil des mineurs étrangers isolés . Les départements sont confrontés à de graves problèmes d'interprétariat et apprécieraient que les services de l'Etat effectuent un premier diagnostic sur la situation du jeune, et reconstituent son parcours personnel, avant de le confier au département.

La commission d'enquête note que l'Etat finance plusieurs dispositifs d'accueil des mineurs isolés, tous situés en Ile-de-France, et suggère qu'ils soient éventuellement étendus, après évaluation, aux autres départements concernés :

- à l'intention des mineurs isolés demandeurs d'asile, l'Etat a créé en 1999 un centre d'accueil des mineurs isolés demandeurs d'asile (CAOMIDA) ; situé à Boissy-Saint-Léger, ce centre ne compte cependant que 33 places ;

- à l'intention des mineurs en provenance de l'aéroport de Roissy, la préfecture du Val d'Oise a ouvert un lieu d'accueil et d'orientation (LAO), implanté à Taverny ; le LAO effectue un bilan de la situation des mineurs et recherche des solutions adaptées (recherche de liens familiaux en France ou à l'étranger, placement...) ; le centre dispose d'une capacité d'accueil de 30 places ;

- créé en octobre 2002, le dispositif parisien d'accueil des mineurs étrangers isolés intervient en amont de la prise en charge par l'ASE ; il repère les mineurs présents sur la voie publique, prend contact avec eux et les oriente vers les dispositifs adaptés.

Dans un rapport de janvier 2005 121 ( * ) , l'IGAS recommande de créer, au niveau départemental ou régional, des « plates formes », ou des « réseaux coordonnés », rassemblant les services compétents, afin d'évaluer, en quelques semaines ou en quelques mois, la situation du jeune et de l'orienter. L'IGAS considère que « cette phase d'évaluation-orientation ressortirait de la compétence de l'Etat ».

L'Etat pourrait donc apporter une aide précieuse aux services de l'ASE, en assumant cette première fonction d'évaluation et d'orientation, et peut s'inspirer, pour cela, de l'expérience du LAO de Taverny.

Recommandation n° 36 : Confier à l'Etat la fonction d'évaluation de la situation des mineurs étrangers isolés et leur orientation, en s'inspirant des expériences menées en Ile-de-France.

Sur le plan financier , le rapport de l'IGAS estime le coût de la prise en charge des mineurs isolés par les départements entre 74 et 121 millions d'euros, selon les hypothèses retenues.

Sans retirer aux départements la responsabilité de l'accueil des mineurs, qui bénéficient ainsi de la grande expérience des conseils généraux en la matière, il serait envisageable que les départements reçoivent un financement particulier de l'Etat pour assumer cette fonction.

L'article L. 228-5 du code de l'action sociale et des familles prévoit déjà que, lorsque des mineurs sont accueillis sur le territoire national à la suite d'une décision gouvernementale prise pour tenir compte de situations exceptionnelles (comme l'a été la crise du Kosovo par exemple), les dépenses en résultant pour l'ASE sont intégralement prises en charge par l'Etat, selon des modalités définies par convention.

Dans la mesure où l'Etat est seul compétent pour définir la politique d'accueil des étrangers, il ne serait pas illogique qu'il assume la charge financière de l'accueil des mineurs étrangers isolés. La commission d'enquête note que cette piste avait déjà été évoquée, en 2004, par la commission des Affaires culturelles, familiales et sociales de l'Assemblée nationale 122 ( * ) .

Recommandation n° 37 : Prévoir une participation plus importante de l'Etat au financement de la prise en charge des mineurs étrangers isolés.

Les conseils généraux sont confrontés, ensuite, à des incertitudes juridiques et à un certain flou quant aux compétences des services concernés, auxquels il faudrait remédier.

Il est en particulier difficile de déterminer si les décisions concernant l'enfant doivent être prises par le juge des tutelles ou par le juge des enfants. En vertu de l'article 375 du code civil, le juge des enfants est compétent pour prendre des mesures éducatives au profit des mineurs en danger. Le juge des tutelles intervient, pour sa part, lorsque l'autorité parentale est vacante et peut confier la tutelle de l'enfant au département 123 ( * ) . Si le département est désigné tuteur légal, il est alors pleinement responsable des mesures éducatives concernant l'enfant. Si le juge des enfants est saisi, le département doit mettre en oeuvre les mesures éducatives prescrites et agit alors sous le contrôle du magistrat.

Cette difficulté pourrait être résolue en s'inspirant de la convention conclue, à Paris, entre l'ASE et le Parquet ; le recours au juge des tutelles est privilégié et la saisine du juge des enfants est réservée aux cas de dangers avérés encourus par l'enfant, mis en évidence par une enquête.

Déjà abordée dans ce rapport, la question de la compétence reconnue, ou non, au juge des enfants pour prendre des mesures d'assistance éducative en faveur des mineurs placés en zone d'attente est également posée.

Recommandation n° 38 : Clarifier les compétences du juge des tutelles et du juge des enfants en matière de prise en charge des mineurs étrangers isolés.

Une autre question difficile est celle du devenir des jeunes ayant atteint l'âge de dix-huit ans qui, devenus majeurs, sont alors susceptibles d'être reconduits à la frontière. Ces procédures d'éloignement sont souvent mal vécues par les personnels des conseils généraux qui se sont investis dans le suivi des adolescents, lesquels sont parfois engagés dans un parcours réussi d'intégration. Les conseils généraux accordent, le plus souvent, aux jeunes majeurs qui le souhaitent, le bénéfice du « contrat jeune majeur », qui permet la prise en charge par le département des dépenses rendues nécessaires pour l'achèvement de leur parcours d'étude ou d'apprentissage. Comme l'a souligné M. Philippe Leroy, « il est un fait [...] que la sortie après dix-huit ans est un problème préoccupant parce que nos personnels qui ont suivi les jeunes pendant quelques années n'y sont pas indifférents et que la vie est complexe ».

Jusqu'à l'adoption de la loi du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l'immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité, l'article 21-12 du code civil prévoyait un accès de droit à la nationalité française pour les mineurs confiés à l'ASE, sans condition de durée. Cette disposition était exploitée par des filières qui faisaient entrer en France des jeunes proches de la majorité, afin qu'ils obtiennent rapidement la nationalité française. Depuis la réforme, une durée minimale de prise en charge par l'ASE, fixée à trois ans, est prévue ; comme la grande majorité des mineurs isolés parviennent sur le territoire après l'âge de quinze ans, fort peu peuvent prétendre à la nationalité française à leur majorité.

En mai 2005, une circulaire du ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales, M. Dominique de Villepin, a invité les préfets à admettre au séjour les jeunes majeurs ayant bénéficié d'une mesure judiciaire de placement, notamment lorsque leurs perspectives de retour dans leur pays d'origine sont très faibles, si leur situation personnelle le justifie . Les préfets doivent s'assurer que le comportement du jeune ne représente pas une menace pour l'ordre public, vérifier l'absence de liens avec le pays d'origine et apprécier son degré d'insertion dans la société française. Selon les cas, le jeune majeur pourra obtenir une carte de séjour temporaire portant la mention « étudiant » ou « salarié ».

L'article 28 de la loi de programmation pour la cohésion sociale du 18 janvier 2005 a par ailleurs assoupli les critères d'attribution de l'autorisation provisoire de travail requise pour que les jeunes placés à l'ASE puissent suivre une formation professionnelle. La circulaire invite les préfets à accorder aux jeunes soumis à ce régime une carte de séjour temporaire portant la mention « salarié » ou « travailleur temporaire », en fonction de la durée de leur contrat.

Si la commission d'enquête se félicite de ces avancées, elle observe cependant que les décisions des préfets restent discrétionnaires et que l'incertitude qui y est attachée ne favorise pas l'intégration des jeunes pris en charge par l'ASE. Ceci a amené la commission des Affaires culturelles, familiales et sociales de l'Assemblée nationale et l'IGAS à suggérer, dans les deux rapports précités, la création par la loi d'un titre de séjour spécifique à destination de ce public. Il serait accordé aux jeunes pris en charge par l'ASE, engagés dans un parcours d'insertion et qui témoigneraient de leur volonté de rester en France. L'IGAS propose même la création d'un contrat d'accueil du mineur étranger isolé, proche du contrat d'accueil et d'intégration, qui attesterait de leur volonté de demeurer dans notre pays.

Le projet de loi sur l'immigration et l'intégration retient une solution plus simple, mais qui poursuit le même objectif : il prévoit d'étendre le bénéfice de la carte de séjour portant la mention « vie privée et familiale » aux jeunes majeurs confiés, depuis l'âge de seize ans, au service de l'aide sociale à l'enfance, s'ils suivent une formation, n'ont plus de liens avec leur famille dans leur pays d'origine et en tenant compte de l'avis exprimé par l'organisme qui les a accueillis.

Recommandation n° 39 : Admettre au séjour les jeunes majeurs étrangers pris en charge par l'aide sociale à l'enfance, sous réserve d'une condition d'insertion réussie dans la société française et d'absence de liens maintenus avec le pays d'origine.

d) La scolarisation des enfants d'étrangers en situation irrégulière

Tous les enfants mineurs présents sur le territoire ont le droit d'être scolarisés, sans considération de la régularité du séjour de leurs parents ni de leurs propres conditions d'entrée. Ce droit découle du principe de l'instruction obligatoire, qui s'applique à tous les mineurs entre six et seize ans.

Pour inscrire leurs enfants à l'école, les parents doivent simplement apporter la preuve de l'identité de l'enfant (livret de famille ou extrait d'acte de naissance), de leur propre identité (passeport, carte d'identité consulaire, permis de conduire...), de leur domicile (bail, quittance de loyer, attestation d'hébergement...) et du respect des obligations de vaccination de l'enfant. Une circulaire du ministère de l'éducation nationale du 20 mars 2002 est venue préciser qu'il n'appartenait pas à l'éducation nationale de contrôler la régularité du séjour des enfants ou de leurs parents .

L'absence d'obligation scolaire avant six ans a pu faire douter du droit des enfants en situation irrégulière à être accueillis à l'école maternelle. L'article L. 113-1 du code de l'éducation exprime pourtant en termes très généraux le droit pour « tout enfant » d'être accueilli à l'école maternelle à partir de l'âge de trois ans et une circulaire du ministère, en date du 6 mars 1991, est venue rappeler que les enfants étrangers ne devaient souffrir d'aucune discrimination.

Pour les élèves de plus de seize ans, la circulaire du 20 mars 2002 précitée indique que « pour les mineurs étrangers de seize à dix-huit ans, même s'ils ne sont pas soumis à l'obligation scolaire, il y a lieu de veiller à ce que leur scolarisation puisse être assurée, en prenant en compte naturellement leur degré de maîtrise de la langue française et leur niveau scolaire ». Pour les jeunes majeurs, les fondements juridiques d'un droit à la scolarisation sont moins fermes mais l'incompétence des services de l'éducation nationale en matière de contrôle du séjour interdit, en pratique, de refuser l'inscription d'un élève pour ce motif.

Les principales difficultés, sur le plan juridique, apparaissent lorsqu'un adolescent entend s'engager dans une filière d'apprentissage : l'entrée en apprentissage suppose en effet de bénéficier d'une autorisation de travail, elle-même subordonnée à un séjour régulier. Il est possible, dans ce cas, de solliciter la délivrance d'une autorisation provisoire de travail, valable pendant la durée de la formation envisagée 124 ( * ) .

La scolarisation des enfants ne fait pas obstacle à l'éloignement des familles en situation irrégulière . Auditionnés par la commission d'enquête, Mme Armelle Gardien et M. Pierre Cordelier, représentants du Réseau éducation sans frontières (RESF), ont insisté sur la solidarité qui se manifeste fréquemment, de la part des élèves et de leurs parents, ainsi que des enseignants, à l'égard des élèves invités à quitter le territoire. Le départ de ces élèves, que rien ne distinguait jusqu'alors de leurs camarades de classe, est généralement douloureusement ressenti.

Interrogé sur ce point par Mme Catherine Tasca, M. le ministre d'Etat, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire, Nicolas Sarkozy, a indiqué que « pour les familles qui n'ont pas de titre de séjour, mais dont les enfants sont scolarisés, il n'y aurait plus d'expulsion de ces enfants, et donc de leurs parents, pendant l'année scolaire ». Les opérations de reconduite à la frontière seront en revanche organisées pendant l'été.

e) Une exclusion de principe du bénéfice des prestations de sécurité sociale, à l'exception de celles versées au titre de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles

Introduit par la loi du 24 août 1993 sur l'entrée et le séjour des étrangers, l'article L. 115-6 du code de la sécurité sociale dispose que « les personnes de nationalité étrangère ne peuvent être affiliées à un régime obligatoire de sécurité sociale que si elles sont en situation régulière au regard de la législation sur le séjour et le travail des étrangers en France ou si elles sont titulaires d'un récépissé de demande de renouvellement de titre de séjour ». Les étrangers en situation irrégulière ne peuvent donc percevoir ni prestations d'assurance maladie (ce qui justifie que l'AME ait été maintenue à leur intention), ni pension de retraite, ni allocations familiales.

L'application de cette règle en matière de prestations familiales a cependant été récemment contestée par la jurisprudence, avant d'être réaffirmée par le législateur.

Depuis un décret de 1987, le bénéfice des prestations familiales est subordonné à une double condition de régularité du séjour : les parents comme les enfants doivent être en situation régulière. Mais la Cour de cassation a condamné, dans un arrêt d'assemblée plénière du 16 avril 2004, une caisse d'allocations familiales qui avait refusé de verser des prestations à une famille qui n'était pas en mesure de présenter les pièces attestant de la régularité du séjour des enfants, considérant que « les étrangers résidant régulièrement en France avec leurs enfants mineurs bénéficient de plein droit des prestations familiales ».

Dans son rapport annuel pour l'année 2004, la Défenseure des enfants, Mme Claire Brisset, invitait le Gouvernement à modifier la réglementation pour la mettre en conformité avec cette jurisprudence. Elle notait que le Comité des droits de l'enfant des Nations Unies avait attiré l'attention de la France sur cette situation et qu'il la jugeait anormale, au regard des exigences de la Convention internationale des droits de l'enfant.

Estimant qu'une telle interprétation des textes risquerait d'affaiblir nos procédures de regroupement familial, le Gouvernement a, au contraire, demandé au Parlement d'adopter un amendement, dans le cadre du débat sur la loi de financement de la sécurité sociale pour 2006, pour confirmer la règle en vigueur et lui donner, de surcroît, une valeur législative.

Pour M. Philippe Bas, ministre délégué à la sécurité sociale, aux personnes âgées, aux personnes handicapées et à la famille, « cette mesure se justifie par une raison essentielle, qui touche d'ailleurs à l'intérêt même de ces enfants et de ces familles : avant de procéder au regroupement familial, il est vérifié que les parents ont les moyens financiers de faire vivre décemment les enfants venant de leur pays d'origine et de les accueillir dans un logement convenable (...). Si cette règle peut être contournée sans la moindre conséquence, alors, il n'y a plus de raison de penser qu'elle continuera de s'appliquer » 125 ( * ) .

Le Parlement a adopté cet amendement, devenu l'article 89 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2006, codifié à l'article L. 512-2 du code de la sécurité sociale. La liste des titres exigés des allocataires pour attester de la régularité de leur séjour et de celui de leurs enfants figure aux articles D. 512-1 et D. 512-2 du même code.

Il est à noter que les prestations familiales sont versées à la personne qui assume la charge permanente et effective de l'enfant, qui peut ne pas être ses parents. Il semble que cette disposition donne lieu parfois à des fraudes, notamment en Guyane, où la proportion d'étrangers en situation irrégulière est particulièrement importante. La délégation de la commission d'enquête qui s'est rendue sur place a recueilli des témoignages édifiants. Des étrangers en situation irrégulière confient leur enfant, né en France, à une personne en situation régulière qui demande le versement des allocations familiales. La double condition de régularité étant remplie, les caisses n'ont d'autre choix que d'accéder à ces demandes. Les prestations perçues sont ensuite restituées aux parents de l'enfant. La commission d'enquête ne peut, en conséquence, qu'inviter les caisses d'allocations familiales à la plus grande vigilance, pour s'assurer que les demandeurs assument effectivement la charge de l'enfant.

Une exception au principe d'exclusion des étrangers en situation irrégulière du bénéfice des prestations de sécurité sociale existe en matière de réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles .

Etant considéré comme une victime, l'étranger travaillant illégalement a droit à la prise en charge des soins et au versement de la rente ou du capital prévus en cas de survenance d'un accident sur le lieu de travail ou d'apparition d'une maladie professionnelle. En pratique, la mise en oeuvre de ce droit est cependant difficile, dans la mesure où il revient à l'employeur, conformément à la règle de droit commun, de déclarer les accidents du travail à la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM). Il sera naturellement peu enclin à le faire, vu les sanctions auxquelles il s'expose. S'il s'abstient, la victime dispose d'un délai de deux ans pour procéder à la déclaration ; encore faut-il que l'étranger en situation irrégulière ait connaissance de ses droits, qu'il soit à l'abri d'éventuelles pressions de l'employeur et se sente suffisamment en confiance pour informer de sa situation un organisme officiel. Les agents des caisses étant tenus au secret professionnel, il ne s'expose pas, en principe, à un risque de dénonciation auprès d'une autre administration.

* 120 Le plafond est de 587,16 euros par mois pour une personne seule en France métropolitaine, de 1233,05 euros pour un foyer de quatre personnes.

* 121 Mission d'analyse et de proposition sur les conditions d'accueil des mineurs étrangers isolés en France, rapport présenté par Jean Blocquaux, Anne Burstin et Dominique Giorgi, membres de l'Inspection générale des affaires sociales, janvier 2005.

* 122 Avis n° 1864 (Assemblée nationale, douzième législature) de M. Jean-Marie Rolland, au nom de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales de l'Assemblée nationale sur le projet de loi de finances pour 2005.

* 123 Articles L. 373-5 et suivants du code civil.

* 124 Article R. 341-7 du code du travail.

* 125 Journal officiel des débats du Sénat, séance du 18 novembre 2005.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page