Audition de M. Philippe SÉGUIN,
Premier président de la Cour des comptes
(18 janvier 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Monsieur le Premier président, je suis heureux de vous accueillir au nom de mes collègues.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Philippe Séguin prête serment.

M. Georges Othily, président .- Je vous propose de commencer l'audition par un exposé liminaire, avant de répondre aux questions que pourront vous poser notre rapporteur, M. Buffet, et les membres de la commission d'enquête.

M. Philippe Séguin .- Merci, monsieur le président.

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les commissaires, les informations et appréciations que le Premier président de la Cour des comptes peut porter à la connaissance de votre commission sont évidemment l'expression des constats de la Cour sur le sujet, des conclusions qu'elle en a tirées et des remarques sur les suites qui ont été données à ce jour à ses recommandations.

En ce sens, vous le comprendrez, ma parole est serve : je ne puis être que le porte-parole de ma juridiction.

Cela étant dit, la Cour n'a jamais négligé le sujet de l'immigration. Sans remonter trop loin, je pourrais rappeler une importante insertion à son rapport public de 1997 sur divers aspects de la politique d'intégration des populations immigrées et une synthèse, présentée dans le cadre du rapport public pour 2000, d'un ensemble de rapports sur les actions de l'Etat pour l'accueil des demandeurs d'asile et l'intégration des réfugiés. A cette occasion, les contrôles de l'OFPRA et de deux associations partenaires du dispositif avaient conduit à souligner le problème que posait le maintien des déboutés sur le territoire.

Mais la réflexion la plus importante et la plus synthétique de la Cour sur l'immigration est intervenue à l'occasion d'un ensemble de 24 enquêtes conduites de 2002 à 2004 et complétées par le contrôle de la Direction centrale de la police aux frontières (DCPAF) et divers contrôles de postes diplomatiques et consulaires. Ces enquêtes ont abouti en novembre 2004 à un rapport public particulier sur « l'accueil des immigrants et l'intégration des populations issues de l'immigration ».

Ces enquêtes allaient montrer notamment que la question de l'immigration irrégulière était probablement incontournable, d'abord parce que l'entrée et le séjour se révélaient des thèmes absolument récurrents de l'action publique, comme en témoignent les modifications rituelles de l'ordonnance du 2 novembre 1945 ; ensuite parce que les phénomènes d'immigration irrégulière produisaient, sans aucun doute possible, un impact considérable sur la capacité de l'ensemble des populations issues de l'immigration à être intégrées.

La Cour n'a d'ailleurs pas manqué de souligner que les phénomènes liés à l'immigration irrégulière constituaient une hypothèque pesant sur toute initiative publique et que leur résolution était l'une des conditions de succès des politiques d'intégration.

C'est donc en fait à travers une évaluation de l'organisation de la politique d'immigration que la Cour a abordé le sujet traité par votre Commission d'enquête, et ce à un moment où les orientations des politiques publiques en la matière commençaient à évoluer fortement.

Quels ont été les principaux constats de la Cour ?

S'agissant d'abord des statistiques, la Cour a relevé que l'immigration irrégulière, pourtant au coeur du débat public sur les flux migratoires, n'est guère connue dans ses données de base. On en est réduit à des estimations et plusieurs approches paraissent possibles.

Les estimations peuvent être faites d'abord à partir des régularisations. A partir de celle de 1997, une commission d'enquête du Sénat avait estimé « qu'entre 350 000 et 400 000, le nombre de clandestins ne paraissait pas éloigné de la réalité ».

Le nombre d'interpellations peut également donner une indication. Il s'agit, par exemple, du nombre d'arrêtés de reconduite à la frontière ou des statistiques d'interpellations à la frontière et sur le territoire. Cependant, il a paru à la Cour que la progression constatée pouvait traduire tout aussi bien les mouvements de la pression migratoire, que -et peut être surtout- l'augmentation de l'activité des services, d'où la recherche d'autres sources, comme les rejets des demandes d'asile, dans la mesure où la part des déboutés qui restent sur le territoire constitue encore, même si nous noterons ultérieurement une évolution, une des sources majeures de l'immigration irrégulière.

Dans le même ordre d'idée, on pourrait s'appuyer sur les données de l'aide médicale d'Etat (AME), qui bénéficie majoritairement aux étrangers en situation irrégulière. La progression du nombre de bénéficiaires et surtout des crédits nécessaires a d'ailleurs préoccupé les parlementaires, d'autant que les garde-fous prévus par les lois de finances pour 2002 et 2003 ont tardé à être mis en place, la plupart des dispositions concernées n'ayant été prises qu'en juillet 2005.

Devant cette situation, la Cour a recommandé, dans un souci d'une plus grande transparence du sujet et d'une meilleure vision globale, une meilleure connaissance des flux.

A cet égard, le premier rapport annuel au Parlement sur les orientations de la politique gouvernementale en matière d'immigration, prévu par la loi du 26 novembre 2003, commence à répondre à cette préoccupation. Ce premier rapport, qui a été déposé en mars 2005, comporte des éléments concrets même si la plupart concernent l'année 2003, alors que l'on disposait déjà des données 2004.

Désormais, c'est le Comité interministériel de contrôle de l'immigration, dont nous aurons à reparler, qui adoptera ce rapport préparé par son secrétaire général.

Cela étant dit, l'immigration irrégulière a deux origines : l'entrée irrégulière et l'entrée régulière qui conduit ensuite à une situation irrégulière. La seconde hypothèse recouvre la très grande majorité des cas. Il s'agit en effet le plus souvent d'un maintien sur le territoire à l'expiration de la validité d'un titre autorisant le séjour mais à validité provisoire : visa, récépissé de demandes d'asile, titre de séjour, comme par exemple pour un étudiant.

La place des filières est également avérée, certaines assurant un « service complet », de l'établissement de faux papiers jusqu'à la prise en charge de l'accueil à l'arrivée à Roissy, qui concentre largement l'arrivée des irréguliers.

Pour autant, on peut avancer qu'à la différence de l'Espagne et de l'Italie, peu d'immigrants arrivent en France clandestinement sans aucun papier ou en déjouant les contrôles, sauf ceux qui tentent de franchir la Manche ou la mer du Nord et pour qui la France ne constitue qu'une étape.

Il reste que les frontières extérieures Schengen de la France auraient, sur certains points, besoin d'être renforcées. Il est établi également que la fraude documentaire pose un véritable problème, certaines communautés mettant à profit la multiplicité des formulaires et des documents de voyage, de même que l'ampleur des flux à gérer dans les grands aéroports. A cet égard, les prévisions de trafic à Roissy doivent être prises en compte dès à présent dans les dispositifs à mettre en place.

Dès lors, toute la question, pour la Cour, est de hiérarchiser les points prioritaires d'une politique de contrôle.

La politique des visas est évidemment concernée, et ce n'est pas parce que la politique générale des visas n'est plus de la compétence nationale qu'il n'y a pas lieu, au-delà des critères d'opportunité, de s'assurer de la régularité des demandes et du respect des conditions imposées pour le séjour en France.

Les constatations réalisées par la Cour révélaient d'ailleurs diverses difficultés en la matière, allant des conditions de travail difficiles des agents consulaires, qui s'expliquent notamment par des problèmes d'effectifs et le recours à des collaborateurs locaux, jusqu'à la difficulté de s'assurer de l'authenticité de certaines pièces justificatives et à l'existence de fortes pressions locales. Ces errements regrettables appellent sans aucun doute des actions correctrices.

Il faut également évoquer l'utilisation abusive des titres de séjour avec des fraudes à l'état-civil et la mise en oeuvre de détournements de procédures par les mariages blancs et l'utilisation d'attestations douteuses ou de complaisance, avec, en cette matière de comportements délictueux, peu d'armes pénales en regard.

Cependant, je le répète, c'est aussi la prolongation irrégulière du séjour qui transforme le visiteur ou le touriste en irrégulier. Or, peu de procédures permettent de l'éviter : c'est sur le principe de « présentation au retour » que se fondent les quelques tentatives qui, pour des raisons pratiques, échouent le plus souvent, sauf dans quelques pays où les entreprises, par exemple, se sont portées garantes des déplacements de leurs employés.

Enfin, pour des taux d'octroi du statut de réfugié voisins des autres pays, le nombre de déboutés qui se maintiennent en France est plus fort. Les longs délais d'instruction à l'OFPRA puis de recours devant la CRR rendaient encore plus difficile le départ des déboutés, si bien qu'il y avait là, jusqu'à ces derniers temps, une catégorie importante d'irréguliers en puissance.

Bien que, par nature, les effets de l'existence de cette population irrégulière ne donnent guère lieu à études et analyses, il a paru possible d'en retenir trois conséquences.

La première est la précarité de la situation des intéressés eux-mêmes, qui vont se retrouver souvent dans les effectifs des populations relevant de l'exclusion, voire de la grande exclusion.

Paradoxalement, pour faire face de façon très insuffisante à cette situation, il s'est progressivement institué une sorte de statut de l'irrégulier, qui bénéficie de certaines dispositions du code du travail -accès aux prud'hommes, prise en compte des maladies professionnelles- les sanctions étant dirigées vers les employeurs. En matière de scolarisation, la régularité du séjour n'est pas examinée et, comme je l'ai indiqué tout à l'heure, le dispositif de l'AME concerne les irréguliers. Ceux-ci sont également accueillis sans contrôle, s'agissant d'action sociale, dans les dispositifs de veille et d'urgence.

Il n'en demeure pas moins que la clandestinité conduit, pour assurer la survie, à des démarches désespérées qui sont elles-mêmes irrégulières et procèdent souvent de la pure et simple délinquance.

La deuxième conséquence, c'est que l'immigration irrégulière est aussi une source de main-d'oeuvre bon marché en France et, à ce sujet, tant les risques d'exploitation des clandestins que ceux de désorganisation du marché du travail sont réels. On connaît les conséquences de ces phénomènes comme freins à l'évolution de professions devenues peu attractives, ou comme facteurs de développement de l'économie souterraine.

Enfin, la troisième conséquence, c'est que l'importance de l'immigration irrégulière et la part que les pouvoirs publics doivent consacrer à son traitement ont un effet négatif réel en termes d'image sur les immigrants en situation régulière, d'autant qu'ils sont eux-mêmes une clientèle et une cible de choix pour les clandestins. La Cour a constaté que les préfets consacraient jusqu'à présent plus de temps aux sans-papiers et aux irréguliers qu'à leurs missions en matière d'accueil et d'intégration des primo-immigrants et de leurs familles.

Je citerai enfin les réactions de l'opinion et les problèmes d'amalgame pour souligner combien le sujet que vous traitez est à l'origine de bien des difficultés et se retourne contre les immigrants eux-mêmes.

La Cour s'est enfin intéressée aux deux voies de traitement de l'immigration irrégulière : l'éloignement et la régularisation.

Au-delà des statistiques, ce sont les difficultés de ces éloignements qui ont été relevées. Trois raisons principales expliquent la dégradation de la situation que nous observions jusqu'à un récent début de redressement.

Premièrement, la mise en oeuvre des décisions à interpellation se heurte au problème de l'existence des documents d'origine, aux difficultés dans la délivrance des laissez-passer consulaires et à la coopération avec les pays de retour qui est pour le moins inégale.

Deuxièmement, les intéressés et leurs soutiens, associations ou avocats, utilisent toutes les voies de recours, ce qui complique la gestion de la rétention.

Troisièmement, l'intervention du juge administratif et celle du juge judiciaire se superposent dans certains cas.

Apparaissent aussi des problèmes concrets d'éloignement tenant par exemple au manque de liaisons avec certains pays ainsi qu'aux capacités et à l'implantation des centres et locaux de rétention, sans même évoquer l'aspect qualitatif de la reconduite avec ou sans accompagnement policier, la gestion des quotas de places dans les compagnies aériennes et les refus éventuels d'embarquement.

C'est d'autant plus complexe qu'il faut concilier ces opérations parfois délicates et le respect de la dignité des personnes, d'où la nécessité d'une bonne préparation de ces opérations et d'une formation adéquate des personnels y participant.

En matière de régularisations, la Cour a relevé la constance des opérations de régularisations collectives depuis plus de cinquante ans, notamment au moment de la forte croissance des années 50 et 60, puis en 1981-1982 et en 1997-1998. Elle a constaté que cette pratique existait dans nombre de pays européens, comme l'Italie et l'Espagne, et même aux Etats-Unis.

Parallèlement à ces opérations épisodiques et spectaculaires, il existe aussi un flux de régularisation quasi permanent par la voie du traitement des dossiers individuels dont certains aboutissent par usure ou médiatisation. Ces régularisations individuelles sont d'ailleurs devenues plus fréquentes avec la pratique de la régularisation humanitaire qui permet désormais à tout moment de demander cette mesure, les circulaires successives prévoyant, même dans les périodes de resserrement, que ces cas soient traités « avec bon sens, humanité et réalisme ». Il y a bien là un mode d'entrée sur le territoire qui est à prendre en compte dans une politique d'immigration.

Enfin, ces régularisations, notamment les régularisations collectives, ont évidemment un impact dans les pays voisins. Les exemples de ces dernières années montrent l'extrême capacité de réaction des migrants et l'ampleur de mouvements de population qu'engendrent de telles décisions.

Face à ces constats, quelles ont été les recommandations de la Cour il y a à peine plus d'un an ?

La Cour n'avait pas traité spécifiquement la question de l'immigration irrégulière. Je veux dire par là qu'elle n'avait pas, dans ses préconisations, isolé la question de l'immigration irrégulière. Elle demandait cependant d'étudier et de tirer des conséquences, en termes d'immigration, des perspectives démographiques européennes. La Cour avait néanmoins noté et regretté que notre pays paraissait s'accommoder de l'existence d'une population non négligeable d'irréguliers, sans doute largement en raison de l'impact politique présumé des mesures à prendre pour sortir de cette situation, quelle que soit celle des deux voies, les reconduites ou les régularisations, qui serait privilégiée. Il lui avait semblé en outre qu'il était vain de légiférer à nouveau si les dispositions existantes n'étaient pas fermement appliquées.

Les premières recommandations concernaient, logiquement, la prévention de l'immigration irrégulière : la Cour demandait à cet égard une gestion plus rigoureuse des visas et le renforcement des contrôles.

Réguler l'immigration par la délivrance des visas est un choix que les pouvoirs publics n'ont jamais clairement affiché. Si tel devait désormais être le cas, il faudrait ensuite que les objectifs de cette politique soient clairement définis -délivrance de visas avec ou sans quotas, qu'ils soient numériques ou par pays, volonté ou non de privilégier certains types de demandeurs tels que les étudiants, les ingénieurs, les médecins ou les hommes d'affaires- et que ces objectifs soient admis par l'opinion. Le Parlement pourrait ainsi consacrer un débat annuel au nombre de visas et de titres de séjour accordés. Il faut ensuite que ces objectifs soient atteints, ce qui impose que les moyens nécessaires à leur réalisation soient disponibles et que leur remise en cause soit sanctionnée.

Il faut enfin prévoir, pour le moins, des compensations pour les pays d'origine, dès lors que l'on met en oeuvre des politiques sélectives qui peuvent être très légitimement interprétées comme une manière de prélever les forces vives des pays en question au profit des pays développés.

La Cour recommandait que fût créé un comité mixte ministère de l'intérieur/ministère des affaires étrangères chargé de définir une politique des visas, pays par pays. Elle suggérait d'examiner le remodelage de notre réseau consulaire et de chercher une interconnexion des fichiers des administrations concernées. La question récurrente du passage du service des visas sous le contrôle du ministère de l'intérieur lui paraissait devoir être traitée à la lumière de l'objectif d'une plus grande cohérence dans la lutte contre l'immigration irrégulière.

Plus immédiatement, la Cour recommandait de réexaminer les procédures de délivrance des visas de courte durée, en accord avec les traités, de façon à connaître rapidement les étrangers restant sur le territoire à l'issue de la validité du visa, et la mise en place de procédures d'alerte, de sanctions et d'interdictions du territoire pour les contrevenants de mauvaise foi. Les expérimentations engagées avec certaines ambassades pour contrôler les retours sur place pourraient, de même, après examen, être généralisées et mises en réseau.

S'agissant du contrôle et de l'action aux frontières, les travaux de la commission « d'évaluation Schengen » ont mis en évidence tant les insuffisances des dispositifs de contrôle aux frontières en France que le déficit de contrôles, lié notamment à « une insuffisance de ressources humaines et techniques ».

La Cour suggérait donc que des recommandations de la commission d'évaluation non suivies d'effets fussent rapidement étudiées. Il s'agissait notamment de la mise en oeuvre des contrôles, des équipements, de la formation, du recueil des statistiques et de l'amélioration du taux de recouvrement des amendes infligées aux compagnies qui transportent des clandestins.

La Cour estimait de même, au sujet des accès aéroportuaires, qu'il y avait lieu de réexaminer la procédure d'« asile à la frontière » qui permet d'entrer sur le territoire national sans passeport ni visa. L'examen des requêtes sur le fond avant l'arrivée sur le territoire est également susceptible de prévenir le séjour de personnes qui ont statistiquement très peu de chances de bénéficier rapidement d'un droit reconnu au séjour.

Pour ce qui concerne la coopération entre les services, la Cour a constaté la faiblesse de la coopération entre les différentes administrations, ainsi que la médiocre circulation de l'information entre les ministères des affaires étrangères et de l'intérieur, tout comme, d'ailleurs, entre les préfectures et les consulats. Les postes consulaires utilisent par exemple, par souci d'économie, les services de la valise diplomatique : les transmissions sont ainsi anormalement lentes, parfois plus d'une semaine dans des zones où les risques migratoires sont élevés. Certains postes déplorent à l'inverse de n'être pas informés par les préfectures de la délivrance des titres de séjour après qu'ils ont répondu à leurs enquêtes. Les instructions communiquées par les administrations centrales sont même parfois divergentes.

Enfin, la coopération avec la police aux frontières n'est pas systématique et les postes ne sont pas toujours avisés des arrestations d'immigrants illégaux.

Outre ces mesures de prévention, la Cour suggérait également d'accroître l'efficacité des procédures d'éloignement, dans plusieurs directions.

Ainsi, la collaboration qui semblerait aller de soi entre la direction centrale de la police aux frontières (DCPAF) et la direction centrale de la sécurité publique (DCSP) dans le domaine de la lutte contre l'immigration irrégulière a dû être formalisée dans un protocole cadre du 18 octobre 1999. Celui-ci a organisé une plus grande complémentarité entre les services en reconnaissant de larges responsabilités à la DCPAF dans la police des étrangers afin que les services de sécurité publique se recentrent sur les questions de délinquance. Mais l'évolution lancée a tardé à se traduire dans les faits.

Ainsi, il n'est pas rare qu'après une opération de police se traduisant par l'interpellation de personnes en situation irrégulière, les services préfectoraux éprouvent des difficultés à accomplir leurs missions liées aux reconduites à la frontière : la prise d'arrêtés, le placement en centre de rétention administrative. L'expérimentation de pôles de compétence « éloignement » pourrait conduire à définir de meilleurs moyens d'échanger les informations entre ces services et d'associer plus étroitement les services judiciaires, ce qui conduirait notamment les parquets à engager plus fréquemment des procédures sanctionnant les infractions au séjour et améliorant la motivation juridique des actes pris par les autorités préfectorales.

S'agissant de l'exécution de la mesure d'éloignement, le cas de l'incarcération de l'intéressé peut être source de difficultés en raison du refus de certains Etats d'admettre sur leur territoire des nationaux pourtant détenteurs de documents d'identité. Une demande de laissez-passer consulaire doit alors être effectuée auprès du consulat concerné, ce qui nécessite la coordination des services préfectoraux et des établissements pénitentiaires. Pour autant, en dépit d'une circulaire de 1994, la mise en oeuvre de ce type d'éloignement n'est toujours pas aisée.

S'agissant, enfin, des éloignements sous escorte, les services de la DCPAF en réalisent la moitié grâce à l'Unité nationale d'escorte, de soutien et d'intervention (UNESI), créée en 1999, qui ne compte toutefois que 110 agents, ce qui est une contrainte forte pour l'organisation des reconduites. Accroître cet effectif paraît un préalable à la mise en oeuvre des objectifs affichés par les pouvoirs publics en matière d'éloignement. La Cour recommande donc d'assurer une réelle complémentarité entre la DCPAF et la DCSP.

Pour ce qui concerne les centres de rétention administrative, l'implantation actuelle de ces centres, dans lesquels sont hébergés les étrangers faisant l'objet d'une reconduite à la frontière, d'une expulsion ou d'une réadmission, souffre d'un grave déséquilibre au regard des grands bassins de population. Ils sont par ailleurs souvent éloignés tant des aéroports internationaux que des sièges des juridictions d'appel, ce qui rend difficile le respect des délais impartis en matière de rétention administrative et contraint fortement les moyens de la DCPAF.

La Cour recommandait que les projets immobiliers de moyen terme intègrent ces données.

La Cour avait relevé que le traitement contentieux de l'éloignement souffrait de défauts graves : le refus du juge judiciaire de reconduire le placement en zone d'attente est souvent motivé par une irrégularité dans la procédure administrative ; le traitement administratif, judiciaire et social des mineurs étrangers isolés fait l'objet de réponses divergentes faute de cohérence des parquets des diverses juridictions ; les juridictions administratives éprouvent un sentiment d'inefficacité quand elles rapprochent le nombre d'arrêtés de reconduite à la frontière dont elles admettent la légalité et celui de leur mise à exécution effective ; enfin, les délais actuellement constatés lorsque le contentieux relève à la fois du juge administratif et du juge judiciaire sont trop longs.

La Cour estimait que deux solutions pouvaient être opportunément étudiées.

La plus simple serait d'enserrer ce contentieux et les éventuelles questions préjudicielles qu'il soulève dans des délais courts, dont le respect devrait être strict.

La seconde solution marquerait un changement beaucoup plus profond car il s'agirait d'unifier le contentieux de l'entrée et du séjour des étrangers dans les tribunaux judiciaires garants de l'état des personnes, ce qui permettrait une harmonisation de la jurisprudence et une plus grande rapidité du jugement.

Enfin, le constat de la constante évolution d'un droit des étrangers complexe et de la communautarisation de la législation européenne dans le domaine de l'immigration conduit à suggérer qu'une structure ministérielle ou, mieux, interministérielle (intérieur, justice, affaires étrangères) analyse et anticipe l'évolution du contentieux des étrangers et permette ainsi de définir une politique de l'immigration respectueuse des libertés individuelles, mais réaliste et aisée à comprendre pour les candidats à l'immigration en France et dans les Etats de l'espace Schengen.

Des instruments de communication pourraient être mis en place à cet effet auprès des pays concernés.

Il reste que la coopération avec les pays d'origine des migrants est une nécessité : l'application des mesures d'éloignement prises à l'encontre des personnes séjournant de manière irrégulière en France ne peut trouver de pleine efficacité sans une coopération renouvelée avec les pays d'origine.

Au-delà de l'indispensable collaboration pour les laissez-passer consulaires, la Cour était d'avis qu'une coopération globale pourrait utilement être proposée aux Etats concernés, qui lierait une participation active de ceux-ci aux mesures d'éloignement à des engagements de la France en matière d'attribution de visas. Ce type de partenariat pourrait également intégrer une part de l'aide publique au développement et des initiatives de co-développement, dont la relance paraît opportune.

Il reste à évoquer l'alternative entre les régularisations et les reconduites à la frontière.

On aura compris que, longtemps récurrent, le problème des immigrants en situation irrégulière est devenu permanent. Les contraintes sont connues : les régularisations peuvent paraître constituer un signal d'encouragement aux candidats au séjour irrégulier ; à l'inverse, la politique du renvoi dans le pays d'origine trouve rapidement ses limites et son renforcement ne sera jamais quantitativement à la mesure de l'enjeu.

La Cour a estimé que l'objectif doit être, par le jeu combiné des départs du territoire national et des régularisations, de tendre vers une situation que l'on pourra caractériser par le concept de « zéro étranger en situation irrégulière ».

Il y a nécessité, en tout état de cause, d'une politique active, organisée et soutenue qui évite d'avoir à intervenir par à-coups en traitant le problème au moment des crises.

Certes, il ne faut pas ignorer la dimension européenne du problème puisque tous nos voisins y sont confrontés. Deux illustrations des méthodes possibles se sont révélées ces derniers mois avec les importantes régularisations effectuées en Italie et les expulsions décidées aux Pays-Bas. Une action coordonnée entre Etats constitue une obligation minimale afin d'éviter les transferts de population. Compte tenu du principe de libre circulation qui prévaut dans l'Union et, plus largement, de la communautarisation des politiques d'immigration, il serait logique et opportun d'aller au-delà. C'est peut-être l'équilibre même entre expulsions et régularisations qui devrait être défini à l'échelle européenne.

J'ai évoqué les constats et les préconisations qui remontent à 2004. Il me reste à évoquer leurs suites.

Le rapport de suivi des recommandations de la Cour sur le sujet sera publié dans quelques semaines, en février, soit seize mois après le rapport initial. C'est une « première » dans les pratiques de la juridiction.

L'annonce et la mise en oeuvre par le gouvernement d'un plan d'action contre l'immigration irrégulière et le séjour irrégulier seront prises en compte dans ce rapport. Les trois priorités définies par le conseil des ministres du 12 mai 2005 en matière de lutte contre l'immigration clandestine rejoignent en partie les préoccupations que la Cour avait exprimées.

La première est de mieux contrôler l'entrée sur le territoire français. Les décisions prises ces derniers mois se situent pour la plupart dans le sens des recommandations de la Cour, qu'il s'agisse de mieux définir la politique de délivrance des visas de court séjour, de renforcer le contrôle des demandes de transcription d'actes de mariage célébrés à l'étranger, de mieux organiser l'hébergement des demandeurs d'asile en imposant d'accomplir les démarches administratives dans le département de résidence et, enfin, d'appliquer en priorité l'aide au retour volontaire aux demandeurs d'asile déboutés.

Une liste de pays d'origine sûrs a été adoptée par le conseil d'administration de l'OFPRA afin de traiter plus rapidement les demandes de leurs ressortissants.

Enfin, pour faciliter les reconduites à la frontière, il a été décidé de s'attacher à améliorer le taux de délivrance des laissez-passer consulaires, notamment par des contacts bilatéraux, et, au besoin, par des mesures restrictives en matière de délivrance de visas. Il est trop tôt pour connaître les résultats de ces dispositions.

La deuxième priorité définie est de renforcer la coordination des politiques relatives à l'immigration, une coordination désormais assurée par le Comité interministériel de contrôle de l'immigration (CICI) qui a été créé par le décret du 26 mai 2005 et qui fixe les orientations de la politique gouvernementale en matière de contrôle des flux migratoires.

Dix consulats expérimentent un système de guichet unique leur permettant de délivrer des documents valant à la fois visa de long séjour et carte de séjour en liaison avec les préfectures. Une procédure de « déclaration de retour » pour les personnes ayant bénéficié d'un visa de court séjour est également organisée dans dix consulats.

Le démarrage de la biométrie s'est fait dans huit postes consulaires et des lecteurs ont été installés aux entrées sensibles. Une liste de consulats supplémentaires à équiper a été arrêtée, l'objectif étant la généralisation en 2008, mais le coût de ces procédés techniques peut limiter le rythme de leur déploiement.

Si une plus grande rigueur dans la gestion des visas ainsi qu'une coordination renforcée entre les ministères de l'intérieur et des affaires étrangères, recommandée par la Cour, peut être constatée, il n'en est pas de même, en revanche, pour le remodelage du réseau consulaire, qui reste peu adapté à la pression des flux migratoires.

Une appréciation générale de l'efficacité de ces dispositifs serait prématurée, mais on peut noter que se mettent en place des éléments qui pourraient permettre, si le gouvernement le décidait, la réalisation d'un réseau unique de fonctionnaires de l'Etat chargés de l'immigration, ce qui existe dans la plupart des pays voisins.

La troisième intention affichée est de mettre en place une véritable « police de l'immigration » qui couvre l'ensemble du territoire : la DCPAF réorganisée animera la lutte contre l'immigration irrégulière et le travail illégal et en informera le comité interministériel. Au sein de la direction, une unité de coordination opérationnelle sera pilotée par le directeur central. Il reste à savoir si la modernisation de la DCPAF se fera au bon rythme.

L'objectif d'éloignement a été porté à 23 000 reconduites à la frontière en 2005, comme vous le savez, soit une augmentation de plus de 50 % par rapport à 2004, et à 26 000 en 2006. Pour atteindre ce résultat, le nombre de places dans les centres de rétention administrative devait doubler en deux ans. Parallèlement, un plan triennal organisera la fermeture des centres les plus vétustes.

Il reste que les éloignements continuent à se faire au cas par cas sans qu'aient été dégagées des priorités dans les catégories de personnes en situation irrégulière à éloigner. On pourrait sans doute progresser sur ce point, étant rappelé qu'un mécanisme d'aide au retour a été institué pour les demandeurs d'asile déboutés. Le ministère pourrait s'interroger sur le rôle des pôles d'éloignement auprès des préfets en la matière.

En outre, malgré ces efforts, on doit constater plusieurs blocages :

- les situations des personnes « ni régularisables ni expulsables », dont la reconduite est extrêmement difficile, voire impossible en pratique ;

- les quotas et les règles des compagnies aériennes qui limitent les capacités de transport, ce qui conduit les autorités responsables à envisager un recours plus fréquent à des vols spécialement affrétés ou à des opérations conjointes permettant à plusieurs pays européens d'exécuter les éloignements.

Je citerai aussi deux secteurs qui présentent des difficultés spécifiques :

- l'outre-mer, où le nombre de clandestins est considérable, notamment en Guyane, à la Guadeloupe, à la Réunion et, surtout, à Mayotte ; le CICI, dans sa deuxième réunion, le 27 juillet, a décidé le principe d'une adaptation du droit et des moyens opérationnels à cette situation ;

- les étudiants étrangers.

Par ailleurs, le dispositif de lutte contre le travail illégal a été relancé. La Cour avait considéré que les initiatives prises jusqu'ici ne suffisaient pas et que les efforts devaient être plus ambitieux. Moins d'un an après le plan de relance de la lutte contre le travail illégal, le 18 juin 2004, la commission interministérielle s'est à nouveau réunie le 8 mars 2005, ce qui marque une rupture avec la situation antérieure.

Le décret du 12 mai 2005 a créé un Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI), office spécialisé à vocation interministérielle rattaché à la sous-direction de la police judiciaire de la Direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN). Il doit coopérer avec l'Office central pour la répression de l'immigration irrégulière et l'emploi d'étrangers sans titre (OCRIEST) et les groupes d'intervention régionaux (GIR), en concertation avec la délégation interministérielle à la lutte contre le travail illégal (DILTI).

Cette délégation paraît d'ailleurs avoir repris de l'activité après avoir été en sommeil. Elle s'intéresse notamment à l'intervention en France des entreprises étrangères prestataires de services. L'emploi détaché, qui prend de plus en plus la forme d'un emploi ouvrier intérimaire, reste, selon ses termes, un « nid à fraudes ». Elle préconise la transposition complète de la directive européenne du 16 décembre 1996 sur le détachement des salariés et un renforcement de la coopération administrative avec les services de contrôle des autres Etats membres de l'Union européenne, notamment ceux des nouveaux Etats membres.

Le premier bilan du plan de lutte contre le travail illégal dressé en mars 2005 traduit un niveau élevé de mobilisation, mais pour des résultats encore limités. Avec le recentrage de la police aux frontières vers les personnes en situation irrégulière, la DILTI va pouvoir s'appuyer sur un service de contrôle encore plus présent qu'auparavant et nous pouvons donc nous attendre à de meilleurs résultats.

Si la proportion de fraudes impliquant des étrangers est notable, il n'existe pourtant pas d'actions spécifiques à leur égard. De plus, il reste à assurer l'articulation effective entre l'OCLTI et l'OCRIEST, ce dernier devant surtout se préoccuper des filières organisées.

Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, des progrès ont incontestablement été enregistrés dans la prise en compte de l'immigration irrégulière depuis les investigations lourdes qui avaient été menées par la Cour en 2003. Aussi, un bilan plutôt positif semble-t-il pouvoir être globalement présenté, même si certaines actions exigent du temps pour produire des résultats.

Pour autant, ce traitement de l'immigration irrégulière ne doit pas cacher des insuffisances et des risques. En effet, privilégier la lutte contre ce phénomène, c'est focaliser une nouvelle fois l'action publique sur les entrées et les sorties et les questions de flux et cela revient également à continuer de mettre en avant les questions de sans-papiers, de reconduites à la frontière et de refoulement, et, de ce fait, à prendre le risque d'occulter les autres questions relatives à l'accueil et à l'intégration.

En matière d'accueil, la nouvelle Agence nationale de l'accueil des étrangers et des migrations (ANAEM), organisée par la loi du 18 janvier 2005 portant programmation pour la cohésion sociale, a été très lente à se mettre en place ; sa fusion partielle avec le SSAE n'a guère changé sa physionomie et le maillage du réseau territorial n'est pas encore très rationnel. La généralisation en 2006 du contrat d'accueil et d'intégration (CAI) a été son seul objectif, au point de la faire renoncer à d'autres voies d'action, du moins dans l'immédiat.

La Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE), pour répondre à une obligation européenne, est orientée vers la lutte contre toutes les discriminations et non pas seulement celles qui touchent les populations issues de l'immigration. Malgré une mise en place rapide facilitée par des moyens substantiels, son bilan est resté modeste jusqu'aux événements de novembre.

La Cour s'interrogeait dans son rapport sur la justification du maintien du Fonds d'action et de soutien pour l'intégration et la lutte contre les discriminations (FASILD), placé entre l'ANAEM et la nouvelle HALDE. Pourtant, la loi de cohésion sociale paraît l'avoir conforté.

L'interministérialité reste délicate à organiser. Le Comité interministériel de lutte contre l'immigration, qui est doté d'un secrétariat général permanent, s'est déjà réuni trois fois en six mois, mais subsiste le Comité interministériel à l'intégration (CII) qui, après dix ans de sommeil, avait été relancé en 2003 et avait alors décidé près de 55 mesures. Pour sa part, la direction de la population et des migrations (DPM) est restée discrète en 2005 alors qu'elle devait porter plusieurs programmes de la loi de cohésion sociale.

Aujourd'hui, c'est une nouvelle organisation qui apparaît dans le projet de loi sur l'égalité des chances, avec notamment la création d'une autre agence nationale. La Cour ne peut que constater que moins d'un an après la loi du 18 janvier 2005, l'organisation administrative est à nouveau redessinée. Or les débats sur les structures ont l'inconvénient de retarder la réponse aux questions au fond.

La promotion de l'égalité des chances vise tous les publics en difficulté, notamment les personnes handicapées ou illettrées, certains cumulant ces handicaps. Convient-il de retenir des mesures de droit commun ou des mesures spécifiques pour certaines catégories de ces populations ? Telle était la question que posait la Cour et qui a d'ailleurs été beaucoup reprise.

L'objectif de l'égalité des chances n'aborde pas les trois éléments fondamentaux de l'intégration des immigrants que sont la scolarisation et l'école, le logement et l'emploi, mais les pouvoirs publics ne semblent pas anticiper sur les mesures spécifiques à prendre en la matière, d'autant que rien n'est fait pour mettre fin au lancinant problème de la concentration de ces populations sur certains territoires. J'avais pourtant cru comprendre que, sur nombre de points, il y avait un accord sur le contenu de notre rapport. Tout se tient : il faudra probablement régler l'immigration irrégulière et cesser de considérer que c'est une « donnée incontournable ».

Vos travaux contribueront à faire prendre conscience du danger de se contenter de peu en la matière, mais nous devons savoir qu'il reste, au-delà, à reprendre le dossier essentiel de l'accueil des immigrants et de l'intégration des populations issues de l'immigration.

Voilà, monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, les quelques considérations qu'au nom de la Cour, je voulais exprimer devant vous.

M. Georges Othily, président .- Je vous remercie, monsieur le Premier président.

M. Louis Mermaz .- Monsieur le Premier président, nous vous avons écouté avec une grande attention. Dès le début, vous nous avez dit que votre parole était serve. Je ne vais donc pas abuser de la situation, sachant que si c'était Philippe Séguin lui-même qui s'était exprimé, je suis sûr que le débat aurait pu prendre une autre ampleur.

A une certaine époque, nous avons voulu -ce n'était pas forcément une mauvaise idée- faire la France des Flandres au Congo. Le président Boumediene, qui fut un temps président en Algérie, recevant M. Giscard d'Estaing en voyage officiel, avait tenu le propos suivant, qui fera peut-être frémir certains : « Vous avez voulu faire la France de Dunkerque à Tamanrasset ; donc comprenez que mes compatriotes veuillent circuler librement ».

Si je cite cette anecdote, ce n'est pas pour faire frémir qui que soit, mais pour dire que, vis-à-vis du monde de la francophonie, nous avons des droits et des devoirs historiques particuliers, et je suis certain que vous y êtes sensible, même si ce n'est pas tout à fait l'objet de notre débat d'aujourd'hui.

Cela dit, je voudrais vous poser une question et vous faire une suggestion. Les magistrats de la Cour qui ont fait le rapport se sont-ils rendus dans les zones d'attente, y compris dans la zone de correspondance de Roissy, ce qui est autre chose que la zone d'attente de Roissy 3 où je suis allé plusieurs fois et où les gens sont traités très différemment, et dans les centres de rétention ? Sont-ils descendus notamment dans les sous-sols du commissariat de police de Choisy-le-Roi, de Bobigny ou de Versailles ainsi que dans d'autres lieux que je pourrais citer ? Je me permets de vous le signaler parce que ce qui se passe là nous fait un tort considérable sur le plan international et que nous devons tous, par delà nos préférences politiques, faire quelque chose pour que cela cesse.

M. Philippe Séguin .- Je crois ne pas sortir du devoir de réserve qui s'impose à moi en répondant à M. Mermaz. J'ai cru comprendre qu'un débat se développait actuellement sur le thème des conséquences, aspects positifs et aspects négatifs, de la colonisation. Je ne sais pas si l'aspect que je vais évoquer à mon tour est à ranger dans les aspects positifs ou dans les aspects négatifs, mais il est certain que cent années, et parfois davantage, de présence et de coexistence, même si c'était dans les conditions que nous connaissons, ne peuvent pas se dérouler impunément et laissent forcément des traces. Dans ces traces, il y a effectivement la réaction spontanée -je peux le dire parce que nous en avons parlé à la Cour- d'un certain nombre de Congolais, Sénégalais ou autres qui considèrent que la France est aussi leur pays.

Quant à votre deuxième question, je répondrai que nous sommes allés effectivement dans les zones d'attente et que nous sommes intervenus en ce qui concerne certains des locaux de rétention, dont chacun vous rejoindra volontiers pour reconnaître que leur situation est indigne.

Je dois d'ailleurs observer que la première des conséquences que j'ai citée au nom de la Cour en ce qui concerne l'immigration irrégulière était relative à la situation des personnes concernées elles-mêmes.

M. Alain Gournac .- Monsieur le Premier président, je tenais à vous remercier de votre présentation et à vous dire que j'ai noté avec intérêt que pour la Cour des comptes, il ne sert à rien de faire de nouvelles lois si on n'applique pas celles qui existent.

Sur la politique des visas, il ne faut pas oublier que, lorsque vous allez aux Etats-Unis aujourd'hui, vous êtes en grande difficulté si vous n'avez pas le passeport correspondant au modèle qu'ils exigent. Je crois que la France a aussi le droit de faire respecter ses frontières et d'être libre d'accepter ou de ne pas accepter qui elle souhaite.

Je tiens à vous dire aussi qu'en allant à Roissy, nous avons été très étonnés de constater qu'on y a réalisé une très belle salle d'audience qui a dû coûter fort cher et qui ne sert à rien parce que les magistrats ne veulent pas y siéger, parce qu'ils considèrent qu'elle n'est pas aménagée comme il le faudrait. Et pour qu'elle le soit, il faudra faire de nouvelles dépenses. Je dois vous dire que je trouve cela choquant et je voudrais savoir ce que la Cour des comptes pense de cette façon d'engager des dépenses sans avoir étudié à l'avance les problèmes à régler, et de réaliser des équipements publics qui ne sont pas utilisés. Il me semble pourtant que l'utilisation de cette salle d'audience serait dans l'intérêt bien compris de tout le monde, y compris d'ailleurs des étrangers retenus en zone d'attente.

Je voulais aussi revenir sur le cas de Mayotte que vous avez évoqué et où je me suis récemment rendu dans le cadre d'une mission d'information de la commission des affaires sociales. L'immigration clandestine est en effet en train d'asphyxier cette île et son développement. Nous avons aussi constaté que le contrôle des mariages pouvait y être un problème car ils ne sont pas toujours célébrés en présence d'un officier de l'état civil, ce qui ne paraît pas normal, surtout que cela n'empêcherait pas de respecter les coutumes locales, auxquelles je comprends très bien que les Mahorais soient attachés.

M. Philippe Séguin .- Pour ce qui concerne la salle d'audience de Roissy, je crois que M. le garde des sceaux a déjà répondu sur ce point et qu'il appartient donc aux parlementaires d'apprécier si la faute avouée est à moitié pardonnée ou non. En tout cas, j'ai vu que le garde des sceaux a estimé, lui aussi, qu'une reconfiguration était souhaitable. Pour le moins, le principe du maintien d'une salle d'audience à Roissy est acquis. Le problème, ce sont ses aménagements qui, visiblement, n'avaient pas été « concertés » préalablement, comme on dit.

Sur le deuxième point, tant Mayotte que la Guyane posent des problèmes d'une extrême complexité. Il est toujours très facile de faire des succès dans les dîners en ville en demandant quel est le pays qui a la plus longue frontière commune avec la France, et en révélant que c'est le Brésil, qui a une frontière de 1000 km avec la Guyane. Cela dit, ce chiffre résume à lui seul l'ampleur de la question, sans parler de l'accès par la voie maritime, dans des conditions extraordinairement dangereuses d'ailleurs, et sans compter que, du côté des autres Guyanes, notamment le Surinam, il y a encore des entrées. C'est donc extrêmement complexe.

Quant à Mayotte, c'est la quadrature du cercle. En effet, l'accès depuis Anjouan, comme nous avons pu le constater sur place, se fait en l'espace de quelques heures. De plus, il y a souvent des liens familiaux entre anjouanais et mahorais et la nationalité est liée plutôt aux hasards de l'histoire qu'à un choix délibéré et personnel. Une fois à Mayotte, dès lors que l'on a quelques moyens, on va à la Réunion qui, comme on me le disait récemment, est aujourd'hui la plus grande maternité de France car beaucoup de dames y viennent d'Anjouan pour accoucher en territoire français.

Je m'en voudrais de ne pas citer aussi la Guadeloupe, en pensant en particulier aux îles du nord et, plus particulièrement encore à Saint-Martin, avec la présence haïtienne que l'évolution de la situation dans ce pays ne va pas limiter à brève échéance. S'agissant de Saint-Martin, on peut vraiment se demander comment régler le problème dans la mesure où il y a deux pays et une frontière qui n'est pas surveillée, par définition et par traité.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Monsieur le Premier président, nous avons constaté la semaine dernière, lors de notre déplacement en Guyane et en Guadeloupe, que les communes de Saint-Laurent-du-Maroni ou de Saint-Martin devaient construire chaque année un nombre considérable de classes pour accueillir les enfants des immigrés en situation irrégulière puis assumer le coût de leur fonctionnement, alors que leurs dotations sont calculées en fonction d'un nombre d'habitants « officiel » qui n'a rien à voir avec leur population réelle. Nous nous sommes aussi demandés s'il était possible de parvenir à une mesure précise du coût de l'immigration clandestine, soit pour l'Etat, soit pour les départements, à travers les prestations sociales concernant l'accueil des jeunes mineurs étrangers isolés, soit pour les communes, à travers les groupes scolaires qu'elles sont obligées de construire et toutes les autres prestations qu'elles doivent apporter, sans parler d'une estimation de possibles fraudes aux prestations sociales.

A cet égard, la Cour elle-même a-t-elle pu avoir quelques éléments chiffrés et pourrions-nous, dans ce cas, les obtenir ?

M. Philippe Séguin .- L'éventualité d'une dérogation aux lois de décentralisation et aux répartitions de compétences et de responsabilités financières du fait d'événements provoqués directement ou indirectement par des décisions de l'Etat est une question ancienne que l'on pouvait déjà se poser s'agissant du chômage.

Je me souviens que, dans des zones d'industrie textile, des élus avaient fait valoir que les dépenses sociales explosaient, alors que les collectivités subissaient un manque à gagner du point de vue de la fiscalité locale et de la taxe professionnelle du fait de la politique laxiste aux frontières, nationales ou européennes selon les époques.

A ma connaissance, il n'y a jamais été dérogé. Selon les époques, des aides exceptionnelles ont pu être attribuées par le ministère de l'intérieur ou le ministère des DOM-TOM, mais il est très difficile d'envisager d'identifier les personnes relevant de l'immigration, en particulier de l'immigration irrégulière -sachant que le seul fait de les identifier, notamment à l'école, posera un problème de principe grave- pour en tirer des conséquences financières.

Cela étant, il est vrai que cette situation est grave parce qu'elle a des conséquences pour l'équilibre général des territoires mais aussi pour les finances des collectivités territoriales concernées.

M. Georges Othily, président .- Monsieur le Premier président, lors de nos différentes auditions, nous avons constaté outre-mer, et en particulier en Guyane, il y avait des sorties de fonds très importantes. La Cour s'est-elle penchée sur les sommes qui sont parties vers Haïti, les Etats-Unis, le Canada, la Jamaïque ou ailleurs, notamment par le biais d'un organisme qui s'appelle Western Union ? Nous avons été vraiment effarés par les sommes qu'on nous a indiquées. Nous avons demandé des précisions sur les chiffres exacts, mais, ne serait-ce que pour la Guadeloupe, en 2005, nous en serions déjà à plus de 21 millions d'euros uniquement pour les transferts de fonds passant par la Western Union. Je pense qu'en France métropolitaine, les sommes correspondantes doivent être extravagantes.

M. Philippe Séguin .- La Cour n'est pas en mesure de chiffrer ces mouvements de fonds, mais elle peut en apprécier les raisons et les perspectives. Il y a deux sortes de transferts.

Les premiers sont assimilables, si j'ose dire, à ceux de la métropole, c'est-à-dire que l'on va chercher des pays plus intéressants pour placer ses économies, parce qu'il peut arriver, même à des gens issus de l'immigration, de payer l'ISF et de vouloir s'en protéger.

Les deuxièmes, de loin les plus importants, sont les flux traditionnels vers le pays d'origine, flux qui sont aussi anciens que l'immigration de travail. Pour s'en tenir à l'après-guerre, si on considère que c'est avec les Nord Africains, et en particulier les Algériens, que l'immigration de travail a commencé, on se souvient que, dans un premier temps, l'immigration algérienne était une immigration célibataire et masculine : une personne se retrouvait toute seule dans un foyer et renvoyait l'essentiel de sa rémunération en Algérie, ce qui était d'ailleurs à la fois extrêmement méritant de la part de l'intéressé et extrêmement fragilisant pour lui dans le contexte dans lequel il se trouvait, parce qu'il n'avait quasiment rien pour vivre ou pour ses loisirs.

Il faut savoir ensuite que la modernisation du Portugal et, encore plus, le décollage économique de l'Espagne sont venus de ces mouvements financiers qui, d'ailleurs, étaient parfois le fait de bons républicains espagnols qui pouvaient être critiqués en investissant à la fin des années 50 ou au début des années 60 sur la Costa Brava mais qui, de facto , ont travaillé pour la fin du franquisme en engageant le pays sur la voie du développement économique.

Par conséquent, ces transferts existeront toujours, et heureusement, sans quoi nous pourrions nous demander, en tant que pays coopérants, devant quels partenaires nous nous retrouverions si un certain nombre de micro régions ou de villes n'étaient pas vivifiées en partie par la manne arrivant de la métropole.

Cela rejoint ce que nous disions avec le président Mermaz.

M. Louis Mermaz .- Cela devient passionnant, monsieur le Premier président.

M. Philippe Séguin .- Il faut se faire à l'idée tout d'abord qu'il y aura une explosion des chiffres de l'immigration sur l'Europe dans les décennies qui viennent puisque nous sommes, en France, les derniers à avoir, sur le plan démographique, un comportement susceptible d'assurer un peu mieux le renouvellement des générations. D'autres pays perdront, dans les vingt ou trente ans qui viennent, des millions d'habitants et donc, par définition, des millions de bras. Nous aurons donc besoin de faire venir des gens.

Or nous ne pouvons les faire venir sans déposséder les pays d'origine, selon les choix que nous seront amenés à faire, de travailleurs dans telle ou telle spécialité.

La seule façon d'éviter que les pays concernés considèrent cela comme un nouveau pillage, c'est qu'il y ait une relation non seulement financière, mais également d'échange de savoirs et autres entre la communauté installée en France et le pays d'origine. Par conséquent, non seulement nous ne devons pas craindre ces échanges mais nous devons les encourager.

L'un des constats de la Cour qui a le plus étonné cette dernière, c'est le développement exponentiel des doubles nationalités au cours de ces dernières années. Ce développement de la double nationalité dit bien ce qu'il veut dire : le Sénégalais s'estime également français et, aujourd'hui, quand vous demandez à une personnalité portugaise de Paris si elle est portugaise ou française, elle vous dira qu'elle est les deux.

Cette situation est appelée à se développer et c'est probablement la perspective, à vingt, trente ou quarante ans, d'évolution du dossier de l'immigration.

M. Georges Othily, président .- Nous vous remercions beaucoup de vos propos et de vos réponses, monsieur le Premier président.

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