Audition de MM. Joël THORAVAL, président,
et Jean-Yves MONFORT,
membre de la Commission nationale consultative des droits de l'Homme (CNCDH)
(24 janvier 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Je vous remercie, messieurs, d'avoir répondu à notre invitation.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, MM. Joël Thoraval et Jean-Yves Monfort prêtent serment.

M. Georges Othily, président .- Vous avez la parole.

M. Joël Thoraval .- Nous vous remercions vivement, monsieur le président, ainsi que les membres de la commission d'enquête, de bien vouloir nous entendre. Je suis moi-même président de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) et M. Monfort, qui est actuellement président du tribunal de grande instance de Versailles, était, dans la mandature antérieure de la Commission, qui vient d'être renouvelée, président de la sous-commission C, dite sous-commission des questions nationales. Il est donc à ce titre compétent, notamment, sur les problèmes de droit d'asile, d'immigration et de flux migratoires.

Je souhaite, à titre liminaire, préciser devant votre commission d'enquête que la Commission nationale des droits de l'homme ne s'est pas penchée directement sur l'immigration en tant que telle. Mais elle a beaucoup travaillé sur les conséquences de la gestion des flux migratoires et de la politique de l'asile sur les droits de l'homme.

Lors de la mandature qui avait débuté en 2001, la Commission a notamment rendu un avis circonstancié, en juillet 2001 sur le droit d'asile ; de 2002 à 2005, sous la présidence de M. Monfort, la sous-commission des questions nationales a poursuivi ses travaux à la fois sur le droit d'asile et sur les flux migratoires ; enfin, nous avons en cours une nouvelle étude sur le droit d'asile, qui a été lancée par le président Monfort, et qui sera terminée vers le mois d'avril ou de mai de cette année : le droit d'asile est en effet une préoccupation constante de la Commission.

Si vous le permettez, monsieur le président, je vais passer la parole au président Monfort et lui laisser le soin de faire état des travaux qu'il a dirigés à la sous-commission C.

M. Jean-Yves Monfort .- Comme vient de le dire le président Thoraval, la sous-commission C, que j'ai présidée pendant trois ans, n'a pas durant cette période directement travaillé sur la question de l'immigration clandestine, en ce sens qu'elle n'a pas émis d'avis sur ce sujet, selon les procédures et dans les formes qui s'appliquent aux travaux de la CNCDH. Mais nous avons travaillé sur des sujets voisins, la question des flux migratoires et le droit d'asile, ce qui nous a amenés à envisager le statut des migrants, quelle que soit leur situation réglementaire, c'est-à-dire aussi bien des migrants en situation régulière que des migrants en situation irrégulière.

Une constante de nos débats, et le principe qui a toujours guidé nos travaux, a été le souci de la garantie aux migrants d'un certain nombre de droits fondamentaux, quel que soit leur statut au regard de notre réglementation, qui s'inscrit dans le cadre de plus en plus contraignant défini par l'Union européenne.

En ce qui concerne d'abord la gestion des flux migratoires, nous nous sommes à nouveau intéressés à cette question dans la dernière période, à partir du mois de janvier 2005, lorsque M. Sarkozy a relancé le débat sur la gestion des flux migratoires à travers ce qu'on a appelé la question des quotas. Cette question des quotas a en effet « interpellé » les membres de la sous-commission.

Le débat tel qu'il était présenté apparaissant complexe et aucune réponse simple ne pouvant s'imposer, nous avons procédé à un certain nombre d'auditions d'experts et de spécialistes, ceux-là même d'ailleurs que vous entendez dans le cadre des travaux de votre commission d'enquête. Nous n'avons à ce stade pris aucune position -j'insiste sur ce point- mais l'impression que nous avons retiré de ces auditions est que la question des quotas est effectivement un sujet compliqué. Elle peut comporter des aspects positifs, je pense par exemple à la reconnaissance de la réalité du phénomène de l'immigration, mais aussi des aspects négatifs et un certain nombre de risques pour le respect des droits de l'homme, par exemple le risque de discriminations, surtout si les critères qui devaient prévaloir en matière de quotas étaient fondés sur la nationalité ou l'origine raciale ou ethnique.

Nous n'avons pas émis de projet d'avis à ce moment-là, parce qu'il nous a semblé au fil des semaines que le Gouvernement n'allait pas immédiatement proposer un texte sur le sujet. Nous avons donc décidé d'attendre le dépôt d'un éventuel projet de réforme législative sur ce point.

A la lecture de la presse de ces derniers temps, il est apparu que le ministre de l'intérieur semblait effectivement vouloir proposer, dans les semaines qui viennent, un texte portant sur le contrôle des flux migratoires et la question se pose donc désormais de savoir si la Commission nationale consultative des droits de l'homme sera saisie pour avis de ce texte ou si elle devra s'autosaisir, au cas où le Gouvernement ne solliciterait pas son avis.

Sur la gestion des flux migratoires, s'il n'y a pas eu de travaux ni d'avis récents, je peux citer deux avis qui avaient été rendus, l'un le 23 mai 1996 sur un rapport parlementaire sur l'immigration clandestine et le séjour irrégulier d'étrangers en France -l'avis est donc ancien puisqu'il remonte à près de dix ans- l'autre sur le trafic des migrants par mer, avis un peu plus récent puisqu'il a été adopté le 17 novembre 1999.

Quand on se rapporte à ces deux avis, on comprend que la philosophie de la Commission, telle qu'elle se dégageait des débats que nous avons eus sur ce point, était demeurée la même.

Je lis par exemple ceci dans l'avis de 1996 : « Les droits de l'homme, universels et indivisibles, sont applicables à tout être humain, quelle que soit sa situation, dans le respect de la dignité humain e ». C'est certainement là le principe fondamental qui anime nos débats à la CNCDH.

Je lis aussi une autre phrase significative : « La France se doit de rester fidèle à sa tradition d'accueil et de protection des personnes persécutées lui demandant asile, qui découle de ses principes constitutionnels », ce qui illustre déjà le fait que la question de l'asile est évidemment liée à cette question de la réflexion sur l'immigration clandestine.

Enfin, dans un autre point de ce « vieil » avis de 1996, la CNCDH disait : « Tout amalgame entre demandeurs d'asile et immigrés clandestins, entre immigrés et terroristes, entre étrangers en situation régulière et étrangers qui ne le sont pas, doit être proscrit. Ce type de confusion engendre des suspicions et des défiances à l'égard des étrangers et alimente les préjugés racistes et xénophobes à leur encontre ». Un peu plus loin, il était aussi dit ceci : « L'immigration clandestine est un phénomène qu'il est nécessaire de maîtriser, particulièrement en ce qui concerne l'exploitation du travail clandestin par des commanditaires qui jouissent la plupart du temps de l'impunité ».

On voit ici apparaître cette idée que le migrant en situation irrégulière est tout autant, sinon plus, la victime de trafics d'êtres humains que l'auteur d'une infraction quelconque, même s'il l'est formellement au regard de ce qu'on appelle les infractions administratives sur le séjour. Nous verrons que cette idée revient dans le deuxième avis que j'ai évoqué à l'instant.

Pour ces motifs, la CNCDH avait estimé « inopportunes et dangereuses les analyses et les propositions contenues dans le rapport parlementaire intitulé Immigration clandestine et séjour irrégulier d'étrangers en France », considérant ces propositions comme contraires aux principes rappelés dans son avis. Entre parenthèses, je précise que je souhaite que ce rapport parlementaire n'émane pas du Sénat, car ce serait alors une faute de goût de ma part que d'insister sur ces critiques !

Dans le deuxième avis que j'ai évoqué, celui sur le trafic des migrants par mer, on voyait très nettement apparaître cette idée que l'étranger qui arrive en France illégalement, par voie clandestine, est une victime et que ce qui intéresse la CNCDH, c'est évidemment la répression des trafiquants qui s'enrichissent au détriment de ces migrants et qui appartiennent généralement à des filières. La Commission disait notamment ceci : « Le contexte, les conditions et les conséquences de ces activités illicites, qui constituent une nouvelle forme de traite des êtres humains, mettent en cause les droits de l'homme définis dans la Déclaration universelle et garantis par les instruments internationaux pertinents, notamment le Pacte relatif aux droits civils et politiques. »

Nous énumérions alors comme droits de l'homme pertinents qui doivent bénéficier à tout être humain, y compris à ces migrants en situation irrégulière, ceux définis à l'article 3 du Pacte : « Tout individu a le droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne » ; à son article 5 : « nul ne sera soumis à la torture, à des traitements inhumains ou dégradants » ; à son article 13-2 : « toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ; à son article 14 : « devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l'asile dans d'autres pays ».

C'est autour de ces notions que la CNCDH a dégagé un certain nombre de droits fondamentaux du migrant, quel que soit son statut.

L'avis concernant les migrations par voie de mer soulignait ainsi que « les victimes du trafic doivent dans tous les cas être autorisées à débarquer et, dans l'attente de leur admission sur le territoire ou de leur rapatriement, elles doivent être traitées avec dignité et mises en mesure d'être entendues et de faire valoir leurs droits ». Par ailleurs, la Commission recommandait de lutter contre les organisateurs de ces trafics et d'éviter que leurs victimes et leurs auteurs soient confondus dans un seul et même projet répressif.

Plus récemment, toujours sur ce sujet, dans un avis qui a été rendu le 15 mai 2003 par la Commission sur le projet de loi qui devait aboutir à la loi du 26 novembre 2003 réformant l'ordonnance de 1945, on trouve l'idée que la Commission n'entend pas -c'est sa doctrine- s'immiscer dans la définition de la politique d'immigration « qui appartient au législateur dans les limites reconnues par les compétences de l'Union européenne », mais, plus loin, la Commission observait qu'on ne saurait « borner la politique d'immigration à sa seule dimension policière, tant il est vrai que le développement des flux migratoires est dans la nature d'un monde de plus en plus globalisé ».

Et elle ajoutait : « La Commission s'interroge sur la pertinence d'une approche qui tiendrait pour acquise la liberté des échanges commerciaux, financiers et de l'information, tout en astreignant les hommes à résidence dans leur propre pays ». De même, si elle donnait acte au Gouvernement de ses préoccupations, qu'elle partageait, de lutter contre les trafics de population et de réguler les mouvements migratoires, elle souhaitait rappeler qu'en ce domaine, « ce n'est pas l'offre criminelle qui provoque la demande mais bien l'inverse ».

Voilà donc les quelques extraits que je souhaitais vous citer de ces avis, l'un de 2003 et les deux autres plus anciens, qui fondent la philosophie de la Commission dans ce domaine.

J'aborderai à présent la question du droit d'asile qui est une préoccupation cardinale de la CNCDH, qui a rendu de très nombreux avis à ce sujet pendant pratiquement toute sa période d'existence.

La ligne directrice qui ressort des derniers avis auxquels notre président a fait référence, c'est qu'il ne faut pas confondre les questions d'asile et celles d'immigration. En effet, en matière d'asile, il n'y a pas de gestion des flux. On sait que l'asile peut dissimuler également des formes d'immigration clandestine, mais la ligne de la Commission est qu'il ne faut pas confondre les questions d'asile et d'immigration car il ne peut pas y avoir de « politique de l'asile ». L'asile est un droit fondamental et c'est à chaque fois un cas particulier qu'il convient de résoudre. On ne peut pas fixer de quotas ni faire de prévisions en matière d'asile, la règle d'or étant que le demandeur d'asile doit pouvoir accéder au territoire quel que soit son mode d'arrivée.

Cela a entraîné au sein de la Commission des critiques sur les notions restrictives les plus récemment introduites dans la loi, comme l'asile interne, ou les pays d'origine sûrs, notions qui, même si elles ne font pas obstacle à l'accès au territoire du demandeur d'asile, correspondent à des procédures rapides. En ce qui concerne les pays d'origine sûrs, c'est la notion elle-même qui a fait l'objet de critiques de la CNCDH.

En ce qui concerne les débats récents en matière de droit d'asile, notre président a évoqué l'avis de 2001, mais il y a aussi les avis des 24 avril et 15 mai 2003, qui préludaient à la réforme de la loi du 25 juillet 1952, qui est essentielle dans ce domaine. Je ne reprendrai évidement pas tous ces textes qui sont à la disposition de la commission d'enquête en tant que de besoin.

On y retrouve cette idée que l'asile est un droit fondamental, qui est au coeur de notre débat et qui impose au législateur, comme l'a dit la Commission dans son avis du 24 avril 2003, « de ne pas adopter de dispositions qui affectent les garanties essentielles de ce droit en application de la jurisprudence dite de l'effet cliquet », jurisprudence du Conseil constitutionnel qui impose qu'on ne puisse dans ce domaine que progresser dans le bon sens, pour dire les choses familièrement, mais qu'on ne puisse pas remettre ce droit en cause, d'autant moins que l'article 55 de la Constitution et la jurisprudence constitutionnelle précisent que le droit d'asile ne peut être mis en oeuvre par la loi que dans le respect des engagements internationaux de la France, c'est-à-dire, en l'occurrence, de la Convention de Genève, qui impose un certain nombre d'obligations très précises.

Dans ces avis de 2003, qui ont donné lieu à des réponses très argumentées du Gouvernement, l'idée que développait la Commission, dans un esprit assez critique, c'était que le projet n'allait pas dans le sens du maintien de ce droit d'asile comme un droit fondamental et cardinal, mais tendait au contraire à le restreindre.

De l'ensemble de ces travaux de la Commission, aussi bien sur la gestion des flux que sur le droit d'asile, on peut ainsi dégager une série de droits des migrants : j'y reviendrai si vous le souhaitez, monsieur le président, au travers des éventuelles questions que vous pourriez être amené à poser.

Mais je voudrais aussi faire référence à la Convention internationale sur la protection de tous les travailleurs migrants, qui a été adoptée dans le cadre des Nations Unies et qui est entrée en vigueur le 1 er juillet 2003 après une trentaine de ratifications. Le 23 juin 2005, la Commission a pris un avis visant à encourager le Gouvernement à ratifier le texte de cette convention, ce qui n'a pas encore été fait à ce jour. Cette convention nous semble intéressante parce qu'elle vise à « établir des normes minimales pour tous les travailleurs migrants, quelle que soit leur situation et notamment le respect des droits fondamentaux inhérents à la dignité humaine, pour les migrants en situation irrégulière et les membres de leur famille, qui sont particulièrement vulnérables face à la violation de leurs droits fondamentaux ».

Nous avons donc souhaité, dans cet avis récent, que la France soit, en Europe, la première à montrer la bonne direction en ratifiant cette convention qui réaffirme un certain nombre de droits de l'homme garantis par d'autres instruments internationaux en les appliquant aux travailleurs migrants et en mettant en place un dispositif international de contrôle avec un système de comités conventionnels.

Voilà, très rapidement brossées, les idées directrices des travaux de la sous-commission C dans la dernière période, par référence à ce qui s'est dit dans le cadre plus général de la CNCDH lors des mandatures antérieures.

Je terminerai par un point qui est la question particulière des mineurs étrangers isolés. Nous avons rendu un avis sur cette question le 21 septembre 2000 et plus récemment un autre avis sur la question de l'administrateur ad hoc. La Commission s'est montrée très préoccupée par le cas de ces mineurs étrangers isolés et nous avons souhaité une véritable prise en charge de ces mineurs par les administrations de l'Etat, quel que soit leur statut -qui est le plus souvent irrégulier évidemment- afin que soient d'abord sauvegardés les droits fondamentaux de la personne humaine, la dignité et le droit à la vie.

Ainsi, s'il n'y a pas eu d'avis en tant que tel de la CNCDH sur la question de l'immigration clandestine, on peut penser qu'une sorte de corps de doctrine s'est dégagée autour de cette question, au travers des avis que j'ai cités.

Mme Catherine Tasca .- Je souhaiterais avoir une précision. Comment la Commission intervient-elle dans l'élaboration des projets de loi et à quel moment du processus d'élaboration des textes se situe cette intervention ?

M. Joël Thoraval .- Deux cas de figure se présentent : le cas de la saisine et le cas de l'autosaisine. La CNCDH peut d'abord être saisie par le Premier ministre ou par un ministre, l'expérience montrant que nous pouvons être saisis à des stades très variés selon la volonté Gouvernementale. Cela peut être très en amont, le Gouvernement nous indiquant alors que, sur tel sujet, il souhaite une étude de fond ; cela peut être avant le « bleuissement » à Matignon ; avant la saisine du Conseil d'Etat ; avant l'examen en Conseil des ministres -ce qui est évidemment un peu tardif. Si la commission n'est pas saisie par le Gouvernement, elle a la possibilité de s'autosaisir.Pendant toute la mandature précédente -et nous allons poursuivre dans cette voie- la doctrine et la pratique de la Commission ont été de s'autosaisir systématiquement de tous les textes concernant fondamentalement les droits de l'homme.

M. Alain Gournac .- J'ai quelques questions à vous poser pour mieux comprendre comment le CNCDH fonctionne.

Tout d'abord, par qui ses membres sont-ils désignés ?

Ensuite, si je comprends bien, vous donnez un avis à la suite de la demande du Gouvernement ou bien vous vous autosaisissez, mais avez-vous la liberté de vous saisir sans qu'il y ait obligatoirement un texte ?

M. Joël Thoraval .- Généralement, nous partons d'un texte, mais il peut aussi arriver que nous constations l'existence d'une préoccupation fondamentale au niveau de la société, sur le plan médiatique ou, éventuellement, sur le plan politique. Dans ce cas, nous considérons que, par le canal d'une étude ou d'une réflexion, puisque nous avons la capacité de conduire à notre initiative des études de fond, nous pouvons nous saisir de ce problème même s'il n'y a pas de texte.

M. Alain Gournac .- Dans ce cas, rendez-vous aussi un avis ? Et à qui ?

M. Joël Thoraval .- Il y a plusieurs cas de figure. Nous pouvons conduire une étude directement ou la confier à un rédacteur extérieur, un chercheur ou un professeur de droit public, auquel cas elle n'engage que la responsabilité de son auteur. Mais cette étude peut aussi donner lieu à un avis de la Commission, qui est alors un document beaucoup plus court et qui ne comporte que ses propres préconisations et ce qu'elle veut reprendre de cette étude.

Il nous est arrivé, à la suite d'études très importantes sur le sujet, par exemple, des prisons, ou au sein d'études que nous avons conduites directement, d'isoler dans des encadrements les préconisations que nous formulions. La pratique de la Commission est désormais d'adopter comme avis ses propres préconisations et non pas l'ensemble du texte de l'étude qui les fonde, comme nous venons de le faire pour un avis sur les questions de santé en milieu carcéral.

M. Alain Gournac .- Mais à qui remettez-vous cet avis si personne ne vous l'a demandé ?

M. Joël Thoraval .- Nous l'envoyons systématiquement au Premier ministre et, éventuellement, au ministre concerné. Dans le cadre d'une autosaisine sur un projet de loi, puisque, par définition, nous n'avons pas été saisis par un membre du Gouvernement et que nous intervenons donc un peu tard dans le cheminement du texte au niveau national, nous transmettons l'avis de la Commission à l'autorité qui est en charge du texte au moment où nous rendons notre avis. Par conséquent, il nous arrive d'envoyer notre avis au président de l'Assemblée nationale ou au président du Sénat.

M. Alain Gournac .- Pouvez-vous être saisis aussi par des particuliers, des syndicats, des partis politiques ou d'autres organisations ?

M. Joël Thoraval .- Non. C'est nous qui estimons, compte tenu de l'ampleur du débat qui existe au niveau national, ou éventuellement en fonction des remarques qui nous sont faites par des membres de ces organisations qui siègent à la Commission, s'il y a lieu de s'engager dans une étude, mais nous considérons que nous ne pouvons pas être saisis par des personnes extérieures.

M. Alain Gournac .- J'en reviens à ma première question qui concerne les nominations.

M. Joël Thoraval .- Le mandat des membres de la Commission est de trois ans et c'est le Premier ministre qui les nomme, ainsi que les membres de son Bureau, qui est composé d'un président, de deux vice-présidents et du secrétaire général.

Le pouvoir de nomination du Premier ministre est cependant encadré par un décret de 1984 qui prévoit que les membres de la commission doivent être choisis dans certaines catégories : elle comporte des représentants d'environ 35 ONG, des représentants des cultes et de la libre-pensée, un représentant du Sénat, un représentant de l'Assemblée nationale, le médiateur de la République et des experts internationaux à l'ONU -ils sont sept et ils sont toujours d'une très grande qualité- ainsi que toute une série de personnalités qualifiées extrêmement variées, essentiellement magistrats, avocats, professeurs de droit public, journalistes...

Aujourd'hui, la Commission comprend 106 membres.

M. Alain Gournac .- Quels moyens avez-vous pour travailler ?

M. Joël Thoraval .- J'ajoute que participent à nos travaux les représentants des ministères, y compris du Premier ministre, mais uniquement avec voix consultative.

Nos moyens viennent essentiellement de la disponibilité et de la compétence des membres de la Commission qui sont tous bénévoles. Ce sont eux qui font les rapports. C'est une chose qui est insuffisamment soulignée parce qu'il s'agit d'un travail considérable, comme M. le président Monfort est bien placé pour le savoir. Ce sont donc les membres bénévoles de la Commission qui s'investissent personnellement.

Quant aux permanents, nous avons un secrétaire général, une chargée de mission, une documentaliste et deux secrétaires.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'aurai deux questions à vous poser, monsieur le président. Premièrement, à moins que je vous aie mal entendu, il ne me semble pas que vous ayez déjà été saisi du futur projet de loi sur l'immigration. Si vous ne deviez pas en être saisis, pensez-vous vous autosaisir ?

M. Joël Thoraval .- Certainement. (Rires.)

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Je m'attendais un peu à cette réponse !

Deuxièmement, vous avez rendu récemment un avis sur la préservation de la santé au Premier ministre. Avez-vous évoqué dans cet avis le cas particulier des personnes en situation irrégulière ou pas du tout ?

M. Joël Thoraval .- Non, pas du tout.

M. Philippe Dallier .- J'aimerais savoir comment vous envisagez l'évolution de l'immigration dans les dix ou vingt prochaines années, comment vous percevez l'état de l'opinion publique sur la question de l'immigration irrégulière, et si vous avez aussi une estimation de l'importance de cette immigration irrégulière.

M. Joël Thoraval .- Pour la Commission, et pour moi personnellement, sachant que je partage entièrement le point de vue de la Commission, nous sommes dans une perspective de mondialisation et il faut tendre nécessairement vers l'extension au niveau mondial du respect des principes fondamentaux de la dignité de la personne. Toutes les grandes assemblées internationales, l'ONU, le Conseil de l'Europe et l'Union européenne vont d'ailleurs dans ce sens. Au moment où la pression est considérable sur le plan de l'immigration économique, nous considérons que c'est un problème qu'il faut traiter dans le cadre des grands problèmes de développement Nord-Sud et que c'est beaucoup plus au niveau d'accords internationaux ou bilatéraux qu'il faudra essayer de réguler les flux migratoires, sur des bases équilibrées, en tenant compte des contraintes qui pèsent sur les pays du Sud pour essayer de trouver des solutions équitables.

Pour ce qui nous concerne, nous avons en France une tradition républicaine fondamentale qui nous honore et qui a contribué à notre rayonnement et il serait vraiment tristement fâcheux que nous perdions cette image dans ce contexte de mondialisation.

A l'appui de cette tradition historique incontestable, nous avons ces grands textes internationaux et notre Constitution avec son préambule qui est tout à fait explicite sur le droit d'asile.

Ensuite, comme l'a très bien démontré M. Monfort, l'étranger est souvent une victime. J'ai été très frappé, de même que vous peut-être, par un très court reportage diffusé sur une chaîne de télévision dans lequel on voyait un jeune Malien qui est une sorte de paria en France mais qui, dans son pays, le Mali, est considéré comme un héros parce que, avec les quelques sous qu'il envoie chez lui, il fait vivre tout un village. Il ne s'agit pas du tout de faire du sentimentalisme, mais nous percevons ainsi les divergences de perspectives qui existent entre les pays d'origine et les pays d'accueil.

Enfin, il faut incontestablement faire preuve d'une grande rigueur à l'égard des trafiquants qui traitent ces étrangers comme des esclaves, qui les escroquent et qui font ensuite que ces étrangers se retrouvent dans notre pays ou en Europe, car il est clair que la dimension européenne de ce problème est de plus en plus évidente.

Mais M. Monfort va sûrement pouvoir compléter ces quelques réflexions.

M. Jean-Yves Monfort .- J'ajouterai simplement un mot. Vous nous demandez notre perception de l'évolution des choses, monsieur le sénateur, et il y a beaucoup de choses dans votre question. En ce qui concerne l'évolution du phénomène de l'immigration clandestine, il est certain que les mouvements migratoires et les migrations en tant que telles tendent évidemment à augmenter puisque nous sommes dans une période où la facilité des transports et la porosité des frontières, voire leur suppression, permettent ces mouvements considérables d'hommes et de femmes. Pour les mouvements migratoires, nous connaissons donc tous la tendance, même sans chiffres.

Quant à l'immigration clandestine, c'est surtout la loi qui fait qu'elle est clandestine. Les magistrats pénalistes, dont je suis, appellent ces infractions sur le séjour des infractions administratives. Je veux dire par là qu'elles ne relèvent pas d'une sorte de criminalité naturelle, comme on pourrait le dire du meurtre ou de je ne sais quelle infraction qui porte atteinte à des valeurs fondamentales de notre société. Un jour on est un immigré irrégulier et, un autre jour, on ne l'est pas : tout dépend de l'évolution des textes qui définissent les conditions du séjour régulier.

C'est cette relativité même de la notion de clandestinité qui est à prendre en considération par rapport aux droits fondamentaux que nous évoquions tout à l'heure. Les opérations de régularisation des clandestins contribuent aussi à l'illustrer et montrent bien que les choses sont extrêmement évolutives dans ce domaine. Je pense donc qu'il faut insister sur cette relativité.

Vous évoquiez également dans votre question la perception que l'opinion publique peut avoir de l'immigration. Vous comprendrez qu'étant magistrat, quand on me parle de l'opinion publique, je suis actuellement extrêmement prudent, parce que je me rends compte que l'état de l'opinion peut varier très rapidement selon les sujets et les questions. On sait que pour l'opinion publique, la roche Tarpéienne est proche du Capitole. L'état de l'opinion me semble donc trop évolutif pour qu'on se risque à le définir.

Enfin, nous n'avons aucun moyen d'apprécier l'importance de l'immigration irrégulière. Notre perception est assez intuitive et nous pouvons simplement penser que les populations considérées sont importantes. Nous gardons cependant toujours présent à l'esprit le fait qu'elles sont importantes aujourd'hui, mais qu'un changement de la loi dans un sens libéral peut demain diminuer leur importance, alors qu'une évolution restrictive pourra mettre hors la loi plusieurs centaines de milliers de personnes supplémentaires. C'est cela qu'il faut avoir en tête lorsqu'on réfléchit sur ces questions.

M. Georges Othily, président .- Nous vous remercions très vivement l'un et l'autre de vos réponses et des informations que vous nous avez apportées.

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