Audition de M. Jean-Michel COLOMBANI,
commissaire principal, chef de l'Office central
pour la répression de la traite des êtres humains (OCRETH)
(25 janvier 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président.- Monsieur le commissaire, nous vous remercions d'avoir accepté notre invitation.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Jean-Michel Colombani prête serment.

Je vous propose de nous faire un exposé liminaire, après quoi le rapporteur et nos collègues vous poseront des questions ou vous demanderont d'apporter quelques précisions.

M. Jean-Michel Colombani.- Merci beaucoup de m'avoir convoqué, monsieur le président. Je suis responsable de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains. Cet Office a été créé en 1958, en prévision de la ratification par la France, en 1960, d'une convention internationale des Nations Unies sur la répression et la traite des êtres humains et l'exploitation de la prostitution d'autrui. Ce service est placé sous l'autorité du directeur central de la police judiciaire et il a un certain nombre de missions.

La première est de centraliser tous les renseignements qui peuvent faciliter la recherche du trafic des êtres humains pour l'exploitation de la prostitution et de coordonner toutes les opérations qui tendent à la répression de ce trafic. A ce titre, ce service est en contact étroit avec tous les services de police et de gendarmerie appelés à constater les infractions de proxénétisme et ces services sont tenus d'informer l'Office central des enquêtes effectuées sur l'ensemble du territoire national et, plus généralement, de toute activité suspecte en matière de proxénétisme.

La deuxième mission qui est impartie à l'Office central est d'assurer le traitement des renseignements opérationnels en provenance ou à destination de l'étranger et, à la demande des autorités, de participer à des réunions internationales dans les domaines de sa compétence. Il est donc en relations très étroites avec tous les ministères, les organismes internationaux comme Interpol ou Europol, les organisations non gouvernementales et toutes les associations nationales de prévention et de réinsertion des personnes prostituées.

Nous appartenons à la police judiciaire et nous sommes bien évidemment le relais de tous les services régionaux de police judiciaire. Nous transmettons à nos services toutes les informations qui peuvent être exploitables dans le domaine de la lutte contre la traite des êtres humains et nous sommes également un service d'enquête, puisque nous traitons des affaires de proxénétisme à caractère national et international.

Le personnel que je dirige a une compétence judiciaire nationale, c'est-à-dire que nous pouvons intervenir en tous lieux du territoire, que ce soit en métropole ou dans les territoires d'outre-mer, et, chaque année, nous établissons un bilan de nos activités. Nous répertorions les affaires marquantes qui ont été traitées au cours de l'année écoulée et nous définissons les tendances nationales de la prostitution et du proxénétisme en vue de mettre en place un certain nombre de stratégies. De plus, nous apportons bien sûr tout ce que nous pouvons, en termes de coopération et de formation, aux services étrangers qui en font la demande.

Le domaine sur lequel je suis chargé de travailler est en perpétuelle évolution et, depuis 1999, on constate une forte évolution de ce domaine de criminalité, puisque la physionomie de la prostitution a radicalement changé depuis cette date. Les grandes étapes sont les suivantes.

De 1992 à 1995, la prostitution d'origine étrangère, puisque c'est bien notre sujet, hommes et femmes, en France, était d'environ 30 % à Paris et de 15 % sur le reste du territoire. Très vite de 1996 à 1998, on a remarqué une progression de ce type de prostitution, tout d'abord en province, où elle a atteint 30 %, alors qu'elle restait stable à Paris. Mais c'est surtout à partir de 1999 que l'on a constaté en France une inversion des tendances, puisque la proportion des prostituées étrangères à Paris avoisinait les 55 % pour dépasser les 62 % en 2000 et les 70 % en 2001.

Actuellement, la prostitution étrangère à Paris se situe aux alentours de 73 ou 74 %. Je parle ici des chiffres de 2004 parce que les chiffres de 2005 ne sont pas encore consolidés, mais nous sommes dans la même fourchette.

Pendant ce temps, la province ne restait pas en retard, puisque la population prostitutionnelle étrangère a augmenté : 37 en 1999, 44 % en 2000 et 48 % en 2001 pour se situer désormais dans une fourchette qui varie entre 50 et 55 %. On estime que la population des prostituées étrangères sur l'ensemble du territoire national se situe dans un rapport de deux tiers d'étrangères pour un tiers de Françaises.

Pour nous, ces changements sont très importants puisque cela a des répercussions très graves en ce qui concerne la lutte contre le proxénétisme. Nous constatons en effet que cette prostitution est organisée de plus en plus par des réseaux violents et nombreux.

Nous constatons aussi une grande mobilité des prostituées étrangères. Je peux vous donner deux exemples : à Nice, en 2004, on a constaté que les deux tiers de la population prostitutionnelle étrangère se renouvelaient dans l'année ; à Strasbourg, toujours en 2004, sur 260 prostituées contrôlées sur la voie publique, plus de la moitié ne l'avaient jamais été. Cela vous permet de toucher du doigt cette grande mobilité. On s'aperçoit donc qu'il s'agit là d'un turnover très important, rapide et organisé.

Quelles ont été les tendances de la lutte contre la traite des êtres humains en 2004 ?

Selon les informations qui ont été portées à notre connaissance, on a arrêté 717 personnes pour des faits de proxénétisme, soit une progression d'une année à l'autre puisqu'on en avait arrêté à peine 700 en 2003, 643 en 2002 et 466 en 2001. Ces arrestations concernent aussi bien des femmes que des hommes, puisqu'il faut savoir que, dans le milieu des réseaux de proxénétisme, 70 % des mis en cause sont des hommes, le reste concernant des femmes, qui constituent une part importante du proxénétisme.

L'activité des filières de prostitution en provenance de l'Europe de l'Est et des Balkans ne s'est pas réduite. Elle se traduit toujours par un nombre élevé de personnes incriminées et de victimes recensées dans nos procédures de police. La proportion des étrangers mis en cause a été de 54,7 % en 2004 alors qu'elle était de 58 % en 2003 et en 2002 et de 48 % en 2000 et 2001. Nous sommes donc dans un domaine qui attire toujours les étrangers.

Par rapport au total des mises en cause, 31 % étaient originaires des pays de l'Est et des Balkans : en priorité des Roumains, mais aussi des Bulgares et des Albanais.

M. Georges Othily, président.- Avez-vous l'âge des prostituées ? Sont-elles jeunes ?

M. Jean-Michel Colombani.- Les prostituées ont entre 20 et 25 ans.

M. Georges Othily, président.- On dit qu'il y a des plus jeunes.

M. Jean-Michel Colombani.- C'est plutôt rare, parce que la minorité est une cause d'aggravation du proxénétisme. Les associations agitent toujours le chiffon rouge de la minorité des victimes, mais on en trouve en réalité assez peu. Quand on travaille sur les chiffres qui sont donnés par les procédures de racolage, on constate que, sur 3.000 prostituées, il n'y a peut-être qu'une cinquantaine de mineures, qui sont françaises pour moitié. Cela peut être des jeunes filles qui sont désoeuvrées, en déshérence ou en rupture avec le milieu familial, c'est-à-dire des mineures presque majeures qui ont entre 16 ans et demi et 18 ans, et les autres mineures que nous avons pu connaître étaient souvent d'origine roumaine.

M. Philippe Dallier.- Sur les étrangers mis en cause dans les procédures de proxénétisme, quelle est la proportion entre réguliers et irréguliers ?

M. Jean-Michel Colombani.- On s'aperçoit que les victimes peuvent être en situation irrégulière, mais surtout parce qu'elles ont dépassé la date de séjour autorisé sur le territoire français. C'est le cas des Bulgares et des Roumaines. C'est un peu différent avec les Africaines car elles ont toutes des récépissés de demande d'asile.

M. Georges Othily, président.- De quels pays proviennent les Africaines ?

M. Jean-Michel Colombani.- Du Nigeria, du Cameroun et du Sierra Leone. Ce sont donc souvent les victimes qui sont en situation irrégulière alors que les auteurs d'infractions ont généralement des titres de séjour en bonne et due forme.

Les mis en cause sont donc principalement, pour les hommes, des personnes originaires des pays de l'Est et des Balkans.

Nous travaillons également sur le nombre de victimes. En 2004, nous avons identifié près de 1.000 victimes dans nos procédures de police. Ce sont des personnes que nous avons pu entendre ou pour lesquelles nous avons une identité. Bien sûr, les réseaux utilisent six ou même peut-être dix fois le nombre dont je vous parle, c'est-à-dire qu'il peut passer dans les mains des réseaux environ 6.000 à 10.000 victimes.

La plupart des victimes sont des femmes, dont 75 % sont étrangères. Les jeunes femmes qui sont originaires des pays d'Europe de l'Est et des Balkans représentent 45 % des femmes qui sont victimes, et les femmes originaires d'Afrique représentent près de 19 % des femmes victimes des réseaux.

Le troisième élément sur lequel nous travaillons est la prostitution de voie publique. Jusqu'au début de l'année 2003, cette forme de prostitution nous posait beaucoup de problèmes parce que nous manquions d'un outil fidèle et fiable pour dénombrer le nombre de prostituées qui pouvaient exercer leur activité. Nous avions des contrôles de voie publique réalisés par les services de police et les gardiens de la paix, mais ils étaient aléatoires et ne pouvaient offrir qu'un reflet imparfait de la réalité.

La loi sur la sécurité intérieure du 18 mars 2003 nous a offert un délit qui est défini par l'article 225-10-1 du code pénal sur le racolage et fait de celui-ci un délit qui nous a facilité les choses puisqu'il nous a permis de contrôler plus efficacement la prostitution et, surtout, de tenir un fichier de ces prostituées qui ont intégré notre système de traitement de l'information criminelle (STIC). A partir de là, nous avons eu une meilleure approche du phénomène.

En 2003, première année d'application de cette loi, la police et la gendarmerie ont établi plus de 3.000 procédures de racolage qui correspondaient à 2.425 individus et, en 2004, plus de 5.150 procédures pour racolage ont été établies, ce qui correspond à presque 3.300 mis en cause. On s'aperçoit également que les femmes sont celles que l'on trouve principalement sur la voie publique, à près de 88 %, parmi lesquelles près de 82 % sont des étrangères.

Ces étrangères se répartissent principalement en deux grands groupes originaires de deux continents différents : d'une part, le continent européen, avec les jeunes femmes originaires des pays de l'Est et des Balkans, qui représentent 29 % des jeunes femmes que l'on trouve sur la voie publique ; d'autre part, les Africaines, qui représentent 27 % des prostituées présentes sur la voie publique. Pour les pays de l'Est, nous avons, dans l'ordre, la Bulgarie, la Roumanie et l'Albanie, et, pour l'Afrique, nous avons le Nigeria, le Cameroun et la Sierra Leone, avec des difficultés pour les Sierra-leonaises, puisqu'il nous arrive fréquemment dans nos enquêtes de découvrir des formulaires de naissance en blanc et tout ce qu'il faut pour faire des faux papiers. On ne sait jamais si elles sont originaires de ce pays ou nigérianes.

En 2004, nous avons travaillé sur les réseaux, parce que c'est notre métier premier, et nous avons réussi à en démanteler 47 contre 39 en 2003. Sur ces 47 réseaux, 32 trouvaient leurs sources en Europe de l'Est et des Balkans (dont 12 bulgares, 12 roumains et 4 albanais), 6 filières étaient en provenance d'Afrique (dont 3 nigérianes, plus des réseaux mixtes entre Nigeria, Sierra Leone et Cameroun). Enfin, nous avons mis fin aux activités de réseaux en provenance d'Amérique du Sud qui utilisent principalement la prostitution de travestis et qui sont plutôt originaires d'Equateur et de Colombie.

Il est évident que le lien entre l'immigration clandestine et la criminalité organisée est, pour nous, difficile à établir avec précision, tout d'abord parce que l'immigration clandestine est un phénomène qu'il est malaisé de connaître et ensuite parce que le contour de la criminalité est difficile à cerner. Dans notre droit positif, il n'y a pas de définition de la criminalité organisée et il faut aller chercher des petits bouts d'articles dans nos codes.

Il est évident que les infractions à la législation sur les étrangers sont souvent connexes aux faits de proxénétisme aggravé que nous connaissons et qui sont le fait d'organisations internationales criminelles. Nous constatons que si certains étrangers peuvent arriver directement en France par l'intermédiaire d'une organisation d'immigration clandestine avec fourniture de faux documents d'identité (cela peut être le cas de filières asiatiques, comme nous le verrons peut-être tout à l'heure), le gros des troupes correspond à des personnes qui deviennent en situation irrégulière par maintien sur le territoire national au-delà du délai qui leur était accordé, soit parce qu'ils avaient un visa de court séjour, soit parce qu'ils ont été « victimes » d'un rejet de leur demande de statut de réfugié.

Comme je l'ai dit tout à l'heure, les infractions concernent plus souvent les victimes que les auteurs de la traite. Nous constatons également qu'il n'y a pas de logique dans ce type de flux migratoires parce que les étrangers arrivent dans l'espace Schengen par le pays qui leur offre le plus de facilité, soit par des accords bilatéraux, soit parce que des compatriotes sont déjà implantés, soit parce que c'est le moyen de transport le moins onéreux pour rejoindre le pays ciblé. Nous observons aussi qu'à l'expiration du délai de séjour, ils vont souvent se déplacer ou être déplacés vers un autre pays où la demande en prostituées est beaucoup plus forte et où les contrôles policiers peuvent être plus souples, ce qui crée, dans notre pays, une sorte de nomadisme sexuel difficile à appréhender.

Voilà ce que je voulais vous dire rapidement dans mon propos liminaire pour vous présenter ce qu'était la traite des êtres humains en France et les grandes tendances que nous avons pu relever.

M. François-Noël Buffet, rapporteur.- Monsieur le commissaire, vous avez évoqué essentiellement les problèmes liés à la prostitution. Le ministre en charge de la cohésion sociale, sur son site Internet, dit que l'esclavage (au sens des employés domestiques, notamment) est aussi un phénomène extrêmement important qui touche principalement les personnes en situation irrégulière. Avez-vous fait des constats sur ce point ou avez-vous des statistiques à ce sujet ?

M. Jean-Michel Colombani.- Nous n'avons pas de statistiques. La chance que nous avons en matière de traite des êtres humains aux fins d'exploitation sexuelle, c'est qu'il existe depuis de nombreuses années un service central qui est chargé de centraliser l'information, ce qui n'existe pas pour d'autres formes de traite des êtres humains, que ce soit aux fins d'exploitation domestique ou aux fins de travail illégal. C'est pourquoi j'ai pu vous donner des statistiques fiables.

Au hasard des travaux auxquels je participe et de toutes les remontées d'information, je constate que la traite des êtres humains aux fins d'exploitation sexuelle est quand même la plus importante puisque je l'évalue à 80 % de la traite des êtres humains en général. C'est une chose qui rapporte énormément d'argent aux inventeurs des réseaux internationaux et c'est un phénomène qui évolue : alors que nous avions affaire à de la prostitution de voie publique, nous constatons une nouvelle forme de prostitution, notamment avec les réseaux de télécommunication par Internet, et quand nous travaillons sur des enquêtes judiciaires, nous remarquons que les flux d'argent sont très importants vers les pays d'origine.

M. Jean-Claude Peyronnet.- Pouvez-vous nous dire ce que vous pensez des résultats des lois répressives contre le racolage sur la voie publique ? Cela a-t-il eu un effet positif ou seulement un effet de déplacement ?

M. Jean-Michel Colombani.- Cela a eu des effets positifs et d'autres effets un peu plus négatifs selon que l'on est policier ou membre d'une association. Comme je l'ai dit tout à l'heure, cela nous permet d'avoir une vision plus précise du phénomène prostitutionnel.

M. Jean-Claude Peyronnet.- Donc c'est seulement un élément statistique ?

M. Jean-Michel Colombani.- Non, pas seulement, puisque cela nous a permis d'élaborer des stratégies avec des pays qui nous posaient problème. Comme vous le savez, les deux protocoles d'accord qui ont été signés en matière de crime organisé avec la Bulgarie et la Roumanie sous l'influence du ministre de l'intérieur ont apporté beaucoup de choses positives.

Comme c'est un délit, cela nous permet d'inscrire ces personnes dans un fichier et de les suivre pas à pas et cela permettra aussi à nos services juridiques, à la direction des libertés publiques et des affaires juridiques, de prendre la bonne décision sur une reconduite aux frontières. Quand nous aurons affaire à une personne qui a fait l'objet d'une dizaine de procédures de racolage, on va peut-être organiser son retour vers son pays selon une certaine sécurité, puisque, là encore, nous avons pris des accords avec des associations à l'étranger -je pense notamment à la Bulgarie et à l'association Nadia- pour nous assurer que la personne que nous allons renvoyer dans son pays sera accueillie de la manière la plus efficace possible.

Dans un premier temps, nous avons pu constater que les jeunes femmes désertaient la voie publique. Cela a été le premier effet de la loi sur le racolage.

Deuxièmement, nous avons observé assez rapidement que les sanctions qui étaient infligées aux personnes qui avaient commis un délit étaient très faibles puisque, la plupart du temps, on leur opposait un rappel à la loi. Quand une prostituée étrangère est sous l'autorité d'un proxénète qui l'oblige à ramener régulièrement 400 ou 500 € par nuit, le rappel à la loi lui fait peut-être peur une première fois, mais il ne lui fait plus rien la deuxième ou la troisième fois. Elle aura donc tendance à retourner sur le lieu de son activité, mais elle va modifier sa méthode de travail. Cela veut dire que la géographie de la prostitution va changer, que l'on va trouver moins de prostituées dans les centres-villes, où la répression policière est plus importante, mais plutôt dans des bois sub-urbains, sur des routes nationales. Elles vont s'écarter des centres où elles sont très visibles, elles ne seront plus agglutinées entre elles, elles vont changer d'aspect vestimentaire, modifier leurs horaires de travail, ne plus chasser le client de la même manière, travailler au téléphone, etc.

Par conséquent, le mode opératoire évolue, mais nous constatons quand même, notamment à Paris, que la présence des prostituées sur la voie publique a fortement diminué.

A mon avis, elle ne va pas disparaître, mais elle s'organise différemment et nous le voyons lorsque nous travaillons sur les réseaux qui agissent sur Internet : nous constatons de plus en plus la présence de réseaux d'escort girls sur Internet, c'est-à-dire que ce ne sont pas seulement des jeunes femmes qui font le commerce de leur chambre mais qui sont exploitées par des proxénètes peut-être moins violents que ceux que nous avons connus sur la voie publique avec des Bulgares, des Roumains et des Albanais mais qui récupèrent quand même 50 % des gains de l'activité prostitutionnelle et qui, la plupart du temps, parce qu'ils commencent à comprendre comment fonctionnent nos institutions, la police et nos lois, mettent quelques frontières entre la prostituée et eux-mêmes afin d'éviter les poursuites. Il est vrai que nous avons senti un vrai changement à cet égard.

Il y a un autre aspect positif à cette loi sur le racolage : elle permet aux services qui procèdent aux constats d'avoir une relation privilégiée avec la prostituée, que l'on sort de la voie publique, qui, pendant 24 heures, n'est plus sous l'autorité de son proxénète qui regarde ce qui se passe et qui empêche autant qu'il le peut l'action de la police et, surtout, l'action des associations. J'ajoute que la personne étant en garde à vue, elle va être fouillée et que l'on peut trouver dans son sac à main un répertoire téléphonique et démarrer une enquête. Ce sont les aspects positifs.

Les aspects négatifs sont surtout développés par les associations, qui nous disent que les jeunes femmes se cachent, que cette situation est plus dangereuse pour elles et qu'elles ne peuvent pas faire leur travail de prévention et de réinsertion.

Pour la police, je trouve que c'est une bonne loi.

M. Jean-Claude Peyronnet.- Vous nous avez parlé des accords qui ont été passés. Ceux qui ont été signés pourraient-ils être améliorés à votre avis ?

M. Jean-Michel Colombani.- Nous avons énormément travaillé avec la Bulgarie depuis 2003, date de la signature de l'accord. Nous avons également fait des échanges de policiers entre nous. Cela nous a permis dernièrement de démanteler un réseau qui trafiquait les bébés, un réseau de proxénétisme qui avait une double activité, dont l'une consistait à vendre des bébés à des ressortissants français.

Un accord est une chose très formelle, mais à partir du moment où on lui laisse le temps d'exister et où les policiers commencent à se connaître et à échanger des méthodes de travail entre eux, cela devient très efficace. Cela dit, je ne sais pas si on peut ajouter des codicilles à ces accords pour qu'ils soient plus efficaces. Je pense que c'est une question d'hommes et de moyens permettant d'échanger des informations et de se rencontrer.

Pour revenir sur le trafic de bébés dont j'ai parlé, il faut savoir que toutes les prostituées qui étaient renvoyées ou qui retournaient en Bulgarie étaient systématiquement débriefées par la police aux frontières bulgares.

M. Jean-Claude Peyronnet.- Ce trafic avait-il pour but l'adoption ?

M. Jean-Michel Colombani.- De l'adoption déguisée : on achetait un enfant entre 1 000 et 2 000 €, par exemple. Nous avons donc développé des actions.

Cela a permis aussi l'installation d'attachés de police en France, en Bulgarie et en Roumanie : je rencontre régulièrement l'attaché de police bulgare ou l'attaché de police roumain en poste à Paris. Il y a des demandes et des échanges d'information. Comme nous sommes aussi une plate-forme de centralisation, nous voyons assez vite les demandes qui sont faites, ce qui rentre et ce qui sort, ce qui nous permet de nous focaliser sur certaines activités criminelles qui nous paraissent intéressantes.

M. François-Noël Buffet, rapporteur.- L'article 76 de la loi du 18 mars 2003 prévoit qu'une personne peut obtenir une autorisation provisoire de séjour sur notre territoire dans la mesure où elle porte plainte contre son proxénète ou celui qui l'exploite. Avez-vous quelques éléments de bilan sur ce point ?

M. Jean-Michel Colombani.- J'ai quelques éléments à vous donner, en effet. Cela fonctionne assez bien, même si quelques-unes essaient de détourner le texte de loi en nous faisant croire certaines choses qui ne sont pas la vérité.

Entre mars 2003, date d'entrée en vigueur de la loi, et la fin 2004, 352 admissions au séjour avaient été prononcées, hors renouvellement, à l'égard de victimes qui avaient accepté de coopérer, soit 172 pour 2003 et 180 pour l'année 2004.

Dans ces statistiques, figurent aussi certaines personnes qui ont fait l'objet de mesures de reconduite aux frontières, comme la loi le prévoit également, et ce sont des chiffres qui m'ont été fournis par la direction des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l'intérieur. En 2003, il y avait eu 417 décisions prononcées de reconduite à la frontière et 188 exécutées et, en 2004, il y en avait eu 542 prononcées et 238 exécutées.

Quant aux admissions au séjour prononcées, elles étaient au nombre de 172 au premier titre et de 197 au renouvellement en 2003, et elles étaient au nombre de 180 au premier titre et de 212 au renouvellement en 2004. En ce qui concerne 2004, je n'ai pu obtenir que les chiffres de la préfecture de Paris, parce que c'est un peu plus compliqué sur le reste du territoire national.

En 2005, en ce qui concerne les titres de séjour délivrés, autorisations provisoires de séjour et cartes de séjour temporaire compris, nous en avons eu 306 dont 191 en renouvellement, et nous avons eu par ailleurs 174 APRF, 123 placements en rétention et 47 APRF exécutés.

Voilà la situation dans laquelle nous sommes.

M. François-Noël Buffet, rapporteur.- J'ai une question complémentaire. Qu'est-ce que demandent ces jeunes femmes lorsqu'elles arrivent à sortir du système ? Souhaitent-elles retourner dans leur pays ou rester sur le territoire national et donc régulariser leur situation si elle ne l'est pas ? Quelle est leur demande première ?

M. Jean-Michel Colombani.- Leur demande première est de rester sur notre territoire, d'être pris en charge par une association, d'apprendre le français et d'accéder à de la formation professionnelle pour avoir une activité professionnelle. En effet, ces personnes sont complètement déstructurées psychologiquement et elles on besoin d'une reconstruction.

Le retour dans le pays est assez difficile. Nous avons mis en place un certain nombre de procédures pour le retour, mais nous n'en avons pas le suivi. Si je prends l'exemple de la Bulgarie, nous les confions à une association, mais ne savons pas ce qui se passe derrière. Cela fera partir d'une autre étape.

En Bulgarie, la prostitution se fait de façon clanique et familiale. Les filles appartiennent au même quartier que les proxénètes, à la même ville, voire à la même famille et il leur est donc difficile de retourner dans le pays sachant que les proxénètes ont été dénoncés et arrêtés. C'est donc assez compliqué.

Pour notre part, nous constatons que beaucoup de ces jeunes femmes veulent rester sur le territoire national, que quelques-unes essaient d'amasser rapidement un trésor de guerre, de rentrer chez elles et de changer de vie, et que quelques autres encore trouvent un mari français, obtiennent la nationalité française et s'intègrent dans la vie civile. J'en ai encore vu dernièrement. On arrive d'ailleurs à intégrer ces jeunes femmes dans la lutte contre le proxénétisme et elles nous servent souvent d'interprètes.

M. François-Noël Buffet, rapporteur.- Je suppose que les éléments que vous nous avez donnés concernent tout le territoire national, ultramarin compris. Avez-vous observé outre-mer des lieux particuliers ou des filières particulières ?

M. Jean-Michel Colombani.- Pour ce qui est de l'outre-mer, je me suis rapproché de notre direction régionale qui est implantée aux Antilles-Guyane pour savoir ce qui se passait dans ces secteurs. Effectivement, on a plutôt une implantation brésilienne et dominicaine en termes de prostitution, principalement en Guyane, à la fois de voie publique et liée à l'orpaillage, mais cela n'a pas encore la dimension que nous connaissons en France car c'est une chose très limitée en termes de nationalités. C'est plutôt la proximité de certains pays (Surinam et Brésil), la facilité du passage aux frontières et la demande d'ouvriers forestiers ou autres qui sont à l'origine de la prostitution. La situation est différente de ce que nous connaissons en métropole.

M. Georges Othily, président.- On nous a parlé d'une filière qui passait par la Guyane et qui allait à Fort-de-France. Le maire de Fort-de-France s'était élevé contre cette affaire et il était même venu en Guyane rencontrer les autorités et le préfet. Cela s'est-il arrêté ?

M. Jean-Michel Colombani.- J'ai recueilli quelques chiffres sur ce qui se passe en Guyane, mais l'activité n'est pas très importante.

M. Georges Othily, président.- J'avais quand même été effaré par ces informations. Pendant mon enfance dans la ville de Cayenne, je n'ai pas connu de péripatéticiennes et, me promenant il y a environ trois mois avec l'un de mes petits-enfants, j'ai été surpris de voir en plein centre-ville énormément de femmes qui me disaient être d'origine de la République dominicaine. Je voudrais donc savoir si vos chiffres le confirment.

M. Jean-Michel Colombani.- Le mot « énormément » m'étonne un peu, mais je vais vous donner des chiffres qui datent d'hier.

En ce qui concerne la prostitution en Guyane, trois nationalités émergent : les Brésiliennes, qui sont les plus nombreuses et qui vont exercer dans les lieux ouverts au public, notamment dans les boîtes de nuit, auxquelles il faut ajouter des travestis, bien sûr, puisque c'est un sport national ; les Dominicaines qui, me dit-on, représentent la forme la plus ancienne, qui exercent dans le quartier de la crique à Cayenne et qui travaillent dans des bars ouverts l'après-midi et le milieu de la nuit ; les Guyaniennes, qui travaillent dans la rue et qui sont de plus en plus visibles le soir et dans le centre de Cayenne.

Il a été constaté 7 affaires de proxénétisme en 2005 et 6 en 2004. Enfin, pour toute la Guyane, 7 faits ont été élucidés et il y a eu 6 mis en cause et un écroué.

M. Georges Othily, président.- Je suppose que vous avez entendu parler d'une histoire de cartes avec la préfecture.

M. Jean-Michel Colombani.- Je ne suis pas au courant. Je sais également que des réseaux concernent des Dominicaines qui sont acheminées sur le département via le Surinam et qui se maintiennent avec des autorisations de séjour, des mariages blancs et des reconnaissances d'enfants par la nationalité. Quant aux Brésiliennes, elles se fondent dans la répression de l'immigration illégale liée à l'orpaillage clandestin.

On observe la même chose pour Kourou et Saint-Laurent du Maroni.

Nous avons peu de procès-verbaux pour racolage qui sont établis.

La dernière affaire qui a été signalée date de quelques jours : il s'agissait d'un réseau de prostitution brésilien qui mettait en exergue une filière Brésil-Guyane-Surinam. Nous avons peu de renseignements à ce sujet.

M. Georges Othily, président.- Mes collègues et moi-même n'avons plus de questions à vous poser. Je vous remercie beaucoup, monsieur le commissaire, de ces renseignements précieux.

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