3. L'introduction d'une procédure dont la pertinence est questionnée de longue date

a) Un débat déjà ancien et régulièrement relancé

L'interrogation sur l'opportunité d'introduire la notion d'action de groupe en droit français apparaît dès le début des années 1980 dans les débats politiques comme dans les réflexions des experts du droit de la consommation, par exemple par le dépôt en 1984-1985 d'une proposition de loi à l'Assemblée nationale par M. Bernard Stasi, très rapidement retirée, puis lors des travaux sur la refonte du droit de la consommation, présidées par M. le professeur Jean Calais-Auloy, ou encore en avril 1987 par la présentation au conseil européen des ministres de la consommation d'une réflexion sur la création à l'échelon européen d'une action de groupe, pour éviter toute distorsion de concurrence entre entreprises européennes, à l'initiative de notre collègue Jean Arthuis, alors secrétaire d'État chargé de la consommation et de la concurrence.

En 1990, le rapport de la commission pour la codification du droit de la consommation, également présidée par le professeur Calais-Auloy, chargée par le Premier ministre d'étudier la création d'un code de la consommation, préconisait l'introduction en droit français de l'action de groupe, accompagnée de la création d'un fonds d'aide aux consommateurs chargé d'en assurer le financement.

Plus proche de nous, en 2003, M. Luc Chatel, alors député, s'était vu confier par le Premier ministre une mission parlementaire sur l'information, la représentation et la protection des consommateurs. Son rapport remis en juillet 2003, intitulé De la conso méfiance à la conso confiance , recommandait la mise en place d'une « recours collectif soigneusement encadré », se référant notamment au système en vigueur au Québec. Le rapport estimait, d'une part, que « l'institution du recours collectif apparaît désormais comme la seule façon de garantir l'effectivité des droits des consommateurs dans certains types de litiges » et, d'autre part, qu'il était « illusoire de croire que la France pourra demeurer longtemps à l'écart d'un mouvement général qui touche de proche en proche l'ensemble de nos voisins. (...) il vaut mieux mettre en place dans la sérénité et en l'encadrant un mode d'action qui répond à des besoins réels plutôt que de prendre le risque de devoir le faire dans l'avenir sous la pression des faits, avec tous les débordements éventuels que cela pourrait entraîner. »

Par la suite, en janvier 2005, à l'occasion de ses voeux aux forces vives de la Nation, M. Jacques Chirac, Président de la République, a relancé le débat de façon significative en demandant au Gouvernement de « proposer une modification de la législation pour permettre à des groupes de consommateurs et à leurs associations d'intenter des actions collectives contre des pratiques abusives rencontrées sur certains marchés ».

Cette demande présidentielle a donné lieu à la mise en place, par le garde des sceaux, le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie et le ministre des petites et moyennes entreprises, du commerce, de l'artisanat, des professions libérales et de la consommation, d'un groupe de travail, en avril 2005, présidé par MM. Guillaume Cerutti, alors directeur général de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, et Marc Guillaume, alors directeur des affaires civiles et du sceau.

Composé de représentants des consommateurs, des entreprises et des praticiens du droit, ce groupe de travail ne semble pas être parvenu à émettre une position partagée sur la question qui lui était soumise, se bornant dès lors à présenter dans son rapport, remis en décembre 2005, les différentes pistes possibles d'évolution des modes de règlement des litiges de consommation, allant de l'amélioration de l'action en représentation conjointe à l'introduction de l'action de groupe. Concernant plus spécifiquement l'action de groupe, le groupe fait état de deux options possibles, tout en soulignant leurs limites et les difficultés qu'elles susciteraient : d'une part, la mise en place d'une action inspirée de la « class action » américaine et du recours collectif québécois, et d'autre part, la création d'une action en « déclaration de responsabilité pour préjudice de masse ».

La remise du rapport du groupe de travail présidé par MM. Cerutti et Guillaume a été l'occasion, pour la commission des lois du Sénat, d'organiser le 1 er février 2006 une journée d'auditions publiques sur les « class actions », afin d'informer sur les enjeux juridiques et pratiques de l'introduction d'un tel mécanisme dans notre droit, tant au regard des intérêts des consommateurs que de ceux des entreprises 18 ( * ) . Aucune position unanime ou consensuelle n'a pu se dessiner au cours de ces auditions, la ligne de partage se situant clairement entre représentants des consommateurs et des avocats, favorables à la création d'une action de groupe, et représentants des entreprises, hostiles quelle que soit la forme d'action envisagée. En outre, parmi les partisans de l'action de groupe, il n'existait pas de convergence complète sur les modalités à adopter, par exemple sur le champ d'application ou sur la qualité à agir pour introduire l'action, certains suggérant par ailleurs une mise en oeuvre expérimentale suivie d'un bilan. Le seul élément de relatif consensus était dans la préférence pour un système d'« opt in », davantage compatible avec le modèle processuel français.

Vos rapporteurs ont constaté tout au long de leurs auditions que ces nombreuses divergences demeuraient, sans réelle évolution depuis 2006.

En septembre 2006, le Conseil de la concurrence intervenait à son tour publiquement dans le débat 19 ( * ) , par un avis favorable « à ce que soient permises en France les actions de groupe des consommateurs en matière de concurrence, afin de faire de ces derniers de véritables acteurs de la politique de concurrence elle-même recentrée sur la protection de leur bien-être », en complément de ses propres missions de contrôle et de répression en tant qu'autorité de régulation, avec un encadrement approprié de l'action de groupe passant notamment par les associations de consommateurs agréées.

Dans le rapport qu'elle a remis en janvier 2008 au Président de la République, la commission pour la libération de la croissance française, sous la présidence de M. Jacques Attali, a préconisé à son tour, parmi ses 316 propositions, l'instauration des actions de groupe en matière de consommation et de concurrence, considérant qu'elles offraient une protection accrue des consommateurs en facilitant l'accès au droit par une réduction des coûts de procédure. Ce rapport écartait l'idée de dommages et intérêts punitifs destinés à sanctionner les entreprises au-delà de l'indemnisation des préjudices, se limitant à la réparation des préjudices subis. L'introduction de l'action, auprès de juridictions compétentes limitativement désignées, était réservée à des associations de consommateurs agréées à cet effet. En cas de procédures abusives et de façon à les dissuader, il était prévu le remboursement par les demandeurs des dommages subis par le défendeur du fait de l'action. Le choix était fait de l'« opt in », c'est-à-dire que seuls les consommateurs ayant adhéré à l'action de groupe peuvent y participer et être, le cas échéant, indemnisés. Toute transaction intervenant au cours de l'action devait être homologuée par la juridiction compétente.

Néanmoins, la remise de ce rapport n'a pas eu pour conséquence la préparation par le Gouvernement d'un projet de loi relatif à l'action de groupe.

Peu après, dans le rapport sur la dépénalisation de la vie des affaires, établi par le groupe de travail présidé par M. Jean-Marie Coulon, premier président honoraire de la Cour d'appel de Paris, remis au garde des sceaux en janvier 2008, l'action de groupe est recommandée comme « ayant vocation à permettre une nouvelle voie d'accès à la justice à la place de certaines plaintes avec constitution de partie civile » et contribuant ainsi à dépénaliser le droit de la consommation. Il ajoute que l'action de groupe est « une des conditions de l'attractivité et de l'effectivité de la voie civile comme mode de substitution à la voie pénale en droit de la consommation ». Pour des raisons notamment de frais de procédure, la voie pénale est aujourd'hui privilégiée.

Dans la période récente, on peut ainsi constater une nette convergence en faveur de la mise en place de l'action de groupe, même s'il n'existe pas de modèle unique recommandé.

Enfin, lors des premières assises de la consommation, organisées le 26 octobre 2009, la question de l'introduction de l'action de groupe a été explicitement abordée. En clôture de ces assises, M. Hervé Novelli, secrétaire d'État chargé du commerce, de l'artisanat, des petites et moyennes entreprises, du tourisme, des services et de la consommation, a indiqué qu'il était favorable à la création d'une action de groupe à la française, dans des cas extrêmes et avec un strict encadrement.

b) Des initiatives engagées qui n'ont toujours pas abouti

Relayant les réflexions d'experts ou de rapports officiels, plusieurs initiatives législatives ont présenté l'ambition d'introduire l'action de groupe en droit français ces dernières années.

Plusieurs propositions de loi ont été déposées, et parfois discutées, tant à l'Assemblée nationale qu'au Sénat. Parmi les plus récentes, on peut citer la proposition de loi déposée au Sénat, en avril 2006, par Mme Nicole Bricq et plusieurs de ses collègues du groupe socialiste 20 ( * ) , la proposition de loi déposée à l'Assemblée nationale, en avril 2006 également, par M. Luc Chatel, alors député 21 ( * ) , la proposition de loi déposée à l'Assemblée nationale, en février 2007, par M. Arnaud Montebourg et plusieurs de ses collègues du groupe socialiste 22 ( * ) , la proposition de loi déposée à l'Assemblée nationale, en mars 2007, par M. Jacques Desallangre et plusieurs de ses collègues du groupe communiste 23 ( * ) , la proposition de loi déposée au Sénat, en décembre 2007, par Mme Odette Terrade et les membres du groupe communiste, républicain et citoyen 24 ( * ) , ou encore la proposition de loi déposée à l'Assemblée nationale, en septembre 2009, par M. Jean-Marc Ayrault, président du groupe socialiste, radical et citoyen 25 ( * ) . Cette dernière a été inscrite à l'ordre du jour du 15 octobre 2009 et rejetée par l'Assemblée nationale. La discussion de cette proposition avait néanmoins été l'occasion pour le Gouvernement, représenté par M. Hervé Novelli, secrétaire d'État chargé du commerce, de l'artisanat, des petites et moyennes entreprises, du tourisme, des services et de la consommation, d'affirmer son approbation du principe de l'action de groupe, sous un certain nombre de réserves et de préalables. Des amendements en faveur de l'action de groupe ont également été présentés au cours de la même période dans un certain nombre de textes à caractère économique et commercial, notamment lors de l'examen du projet de loi pour le développement de la concurrence au service des consommateurs fin 2007.

La question de l'action de groupe apparaît donc comme un sujet récurrent de l'initiative parlementaire et donc une préoccupation majeure des parlementaires. Les initiatives dans ce domaine n'ont cependant pas été que parlementaires.

En effet, en novembre 2006, le Gouvernement a déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale un projet de loi en faveur des consommateurs 26 ( * ) , dont l'article 12 instituait une action de groupe. Cette disposition, perçue comme la principale du texte, a immédiatement suscité la controverse, alors même qu'elle apparaissait modeste aux yeux des promoteurs de l'action de groupe. Faisant suite aux travaux du groupe de travail présidé par MM. Cerutti et Guillaume, ce projet de loi constituait l'aboutissement de l'appel du Président de la République de janvier 2005 à la mise en place d'une action de groupe en droit français. Initialement inscrit à l'ordre du jour en février 2007 avant finalement d'en être retiré, ce projet de loi n'a pas pu être examiné par l'Assemblée nationale avant la fin de la législature, entraînant sa caducité du fait du changement de législature en 2007.

Selon son exposé des motifs, ce projet de loi correspondait à un triple objectif de la part du Gouvernement : permettre à des groupes de consommateurs d'intenter des actions collectives pour obtenir réparation en cas de préjudice matériel de faible montant résultant du manquement d'un professionnel à ses obligations contractuelles, écarter tout risque de procédures abusives affectant la vie des entreprises et respecter les principes de notre droit et de notre organisation judiciaire. C'est ce même triple objectif qui a animé vos rapporteurs tout au long de leurs auditions, considérant que la protection supplémentaire des consommateurs qui peut résulter de l'introduction de l'action de groupe ne saurait avoir pour effet ni d'altérer la compétitivité des entreprises françaises ni d'acclimater des formes procédurales étrangères à notre système juridique.

La procédure retenue par ce projet de loi constituait une solution de compromis, reposant sur une action en déclaration de responsabilité pour préjudice de masse. Seules les associations de consommateurs agréées étaient en mesure d'introduire l'action, qui ne devait concerner que les préjudices matériels subis du fait d'un manquement d'un professionnel à ses obligations contractuelles. Le montant des préjudices en cause devait être inférieur à un montant fixé par décret, dont le Gouvernement avait indiqué qu'il pourrait être de 2 000 euros. La procédure prévue s'ordonnait en deux temps, un jugement déclaratoire de responsabilité, fixant également des mesures de publicité de nature à permettre aux consommateurs concernés de se joindre à l'action, c'est-à-dire un système d'« opt in », avant une phase de détermination des indemnités, d'abord dans le cadre d'un sursis à statuer ouvrant un dialogue individuel entre les consommateurs et le professionnel, puis s'il y a lieu par décision du juge en cas de proposition d'indemnisation jugée insuffisante ou de refus d'indemnisation. Le texte prévoyait la spécialisation dans l'action de groupe de certains tribunaux de grande instance.

Plus récemment, depuis le changement de législature en 2007, un débat s'est déroulé le 11 juin 2008, en séance publique, sur l'opportunité de l'introduction de l'action de groupe dans le cadre de l'examen du projet de loi de modernisation de l'économie. Notre regretté collègue Jean-Paul Charié, rapporteur de ce texte au nom de la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale, avait en effet déposé un amendement en ce sens, parmi d'autres issus de tous les groupes 27 ( * ) , marquant ainsi un certain consensus sur la nécessité et la maturité d'une telle réforme.

Lors de cette discussion, le rapporteur exposa de façon précise les arguments plaidant en faveur de l'action de groupe, notamment l'effectivité de l'accès à la justice pour les victimes, concluant ainsi : « Monsieur le secrétaire d'État, retenez la volonté très claire du groupe UMP de faire pression sur ceux qui, depuis trop longtemps, préfèrent la sécurité juridique à l'efficacité économique. Aujourd'hui, l'efficacité économique, c'est de permettre aux associations de consommateurs agréées de faire des actions de groupe. On ne doit plus tergiverser encore des années sur une opération qui devient indispensable à l'effectivité de la loi. » M. Luc Chatel, alors secrétaire d'État chargé de l'industrie et de la consommation, indiqua que le Gouvernement acceptait le principe de l'action de groupe, tout en évoquant les questions qui devaient encore être résolues pour en définir le contenu. Pour cette raison, il s'opposa à l'adoption de tous les amendements, qui ont été rejetés, sous le bénéfice de la constitution d'un groupe de travail réunissant des parlementaires, dont il semble qu'il ne se soit réuni qu'une seule fois, en juillet 2008.

Des amendements analogues furent par la suite présentés au Sénat dans le cadre de l'examen du même projet de loi, en juillet 2008. L'incertitude du contenu et de la procédure à retenir firent obstacle à l'adoption de toute disposition en la matière malgré l'acceptation de principe du Gouvernement. M. Luc Chatel rappela ses propos tenus à l'Assemblée nationale, insistant sur le fait que « le principe de l'introduction de l'action de groupe dans le droit français est acté », mais observant que les solutions proposées par les quatre amendements sénatoriaux 28 ( * ) différaient sensiblement de celles figurant dans les amendements de l'Assemblée nationale, soulignant dès lors la nécessité de poursuivre la réflexion sur le contenu de l'action de groupe à la française.

* 18 Rapport d'information sur les « class actions », n° 249, 2005-2006, consultable sur le site du Sénat : http://www.senat.fr/noticerap/2005/r05-249-notice.html

* 19 Avis du Conseil de la concurrence du 21 septembre 2006 relatif à l'introduction de l'action de groupe en matière de pratiques anticoncurrentielles.

* 20 Proposition de loi sur le recours collectif n° 322, 2005-2006. Ce recours collectif se substitue à l'action en représentation conjointe, tout en conservant le principe du mandat donné par au moins deux consommateurs à l'association. Il distingue une phase de déclaration de la responsabilité du professionnel par le juge, une phase de publicité pour constituer le groupe et une phase d'évaluation individuelle des dommages et intérêts par le juge. Devenue caduque, cette proposition a été redéposée, dans une version quelque peu complétée, n° 277, 2009-2010.

* 21 Proposition de loi visant à instaurer les recours collectifs de consommateurs n° 3055, 26 avril 2006. Ce recours collectif se substitue à l'action en représentation conjointe et écarte de façon explicite le principe du mandat. Il distingue une phase préalable d'examen de la recevabilité de l'action engagée par l'association de consommateurs agréée, une phase de publicité pour constituer le groupe, avec un mécanisme d'« opt out » pour les plus petits litiges, et une phase d'indemnisation. Il est créé un fonds d'aide faisant l'avance des frais de justice.

* 22 Proposition de loi relative à l'introduction de l'action de groupe en France n° 3729, 15 février 2007. Son contenu s'apparente à celui de la proposition de loi déposée par M. Luc Chatel en avril 2006, avec un périmètre beaucoup plus large (consommation, santé, environnement...), un « opt out » et une capacité à agir ouverte à toute association créée depuis plus de cinq ans. Cette proposition a été redéposée après le changement de législature, n° 324, 24 octobre 2007.

* 23 Proposition de loi tendant à créer une action de groupe n° 3775, 13 mars 2007. Ce texte distingue une phase d'examen de la recevabilité avec définition du périmètre du groupe, selon un système d'« opt out », une phase de publicité et une phase de détermination des dommages et intérêts. Un fonds de gestion des actions de groupe est créé.

* 24 Proposition de loi tendant à créer une action de groupe n° 118, 2007-2008. Cette proposition est identique à la précédente.

* 25 Proposition de loi relative à la suppression du crédit revolving, à l'encadrement des crédits à la consommation et à la protection des consommateurs par l'action de groupe n° 1897, 2 septembre 2009. Son contenu s'apparente à celui de la proposition n° 324, 24 octobre 2007.

* 26 Projet de loi en faveur des consommateurs, n° 3430, 8 novembre 2006.

* 27 Un amendement du groupe socialiste, radical et citoyen, un amendement du groupe de la gauche démocrate et républicaine, un amendement du groupe Nouveau Centre, ainsi qu'un amendement de M. Frédéric Lefebvre (UMP) soutenu par d'autres membres de son groupe.

* 28 Un amendement du groupe socialiste, deux amendements du groupe communiste, républicain et citoyen et un amendement du groupe RDSE.

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