Audition de Philippe ASKENAZY, chercheur au CNRS,
professeur associé à l'Ecole d'Economie de Paris
(mercredi 24 mars 2010)

La mission d'information a ensuite entendu Philippe Askenazy, chercheur au CNRS, professeur associé à l'Ecole d'Economie de Paris .

A titre introductif, Philippe Askenazy a indiqué que son ouvrage, publié en 2004, « Les désordres du travail », avait pour objectif d'alerter sur l'état des conditions de travail en France. Depuis sa parution, des études ont été réalisées sur le terrain, en collaboration avec différents experts, notamment des médecins et des ergonomes, afin de mieux appréhender le phénomène de la souffrance au travail. Des travaux ont également permis de comparer la situation française avec celle d'autres pays (Etats-Unis, Union européenne).

La récente vague de suicides au travail ne traduit pas une dégradation soudaine et spectaculaire des conditions de travail en France. Elle est plutôt révélatrice d'une prise de conscience collective, comme ce fut le cas pour l'amiante. La santé au travail n'est pas une problématique nouvelle ; elle existait déjà dans les années quatre-vingt-dix. En revanche, elle n'était pas encore un sujet de débat public, comme elle le devient actuellement. A l'inverse de la France, certains pays étrangers se sont emparés beaucoup plus tôt de la question des conditions de travail : les Etats-Unis, dès le début des années quatre-vingt-dix ; les pays scandinaves, quelques années plus tard ; l'Allemagne et la Grande-Bretagne dans les années 2000. La prise de conscience plus tardive de la France explique pourquoi la dégradation de la santé et de la sécurité au travail y est plus forte que dans ces pays. On observe ainsi une augmentation continue de la prévalence des troubles musculo-squelettiques (TMS). De même, les courbes montrant l'évolution du nombre de pathologies professionnelles et d'accidents du travail progressent, alors qu'elles connaissent plutôt une phase descendante aux Etats-Unis ou dans certains pays européens. Cette situation n'est pas seulement dramatique du point de vue humain, elle emporte aussi de lourdes conséquences économiques : l'état de santé de nombreux travailleurs seniors est dégradé - ce qui contribue à les évincer du marché du travail -, les dépenses de la branche accidents du travail et maladies professionnelles s'élèvent à plus de 10 milliards d'euros. La prise en compte tardive de la problématique de la santé au travail a des répercussions sur l'ensemble du système de protection sociale.

En outre, elle nourrit un malaise généralisé sur la question des rémunérations. Historiquement, les syndicats français ont tendance à se mobiliser davantage pour la défense des salaires plutôt que pour l'amélioration des conditions de travail. La majorité des salariés estime que l'organisation du travail est un état de fait sur lequel il est difficile d'agir. En revanche, ils souhaitent que des contreparties leur soient accordées au niveau de leurs salaires au titre des conditions de travail pénibles. Cette volonté de compensation via la rémunération ne s'observe pas à l'étranger. Aujourd'hui, on assiste néanmoins à un changement de logique : les revendications se concentrent davantage sur les conditions de travail que par le passé. Deux facteurs expliquent cette évolution : d'une part, les salariés ont conscience que la situation économique actuelle n'est pas propice à une revalorisation salariale ; d'autre part, la réflexion sur les changements organisationnels au sein des entreprises (utilisation des nouvelles technologies de l'information et de la communication, adaptabilité, flexibilité, etc.) a atteint un certain degré de maturité qui permet d'amorcer un vrai débat public sur ces questions.

La crise chez France Telecom est caractéristique de la faillite des méthodes de management à l'oeuvre depuis plusieurs décennies. Un management qui ne prend pas en compte les aspects humains produit des effets délétères. A l'inverse, des méthodes de gestion des ressources humaines axées sur l'individu favorisent l'émergence de bonnes conditions de travail. Certes, il n'existe pas de solution miracle en matière de santé au travail, mais des progrès ont été réalisés dans différents pays. Dans les années quatre-vingt-dix, les Etats-Unis ont instauré un dispositif de cotisations qui responsabilise les entreprises, en avantageant celles qui font des efforts en faveur de la santé et de la sécurité au travail. Face à la pénurie de main-d'oeuvre qui les guette, les entreprises allemandes ont, au cours des années 2000, mis en oeuvre des stratégies de fidélisation de leurs salariés. Ces mesures ont toutes pour objectif de rendre le travail soutenable, d'améliorer les conditions de travail et, in fine, de prolonger la vie professionnelle. Elles produisent des résultats notables comme le prouve l'inversion des courbes relatives au nombre de pathologies et d'accidents du travail en Allemagne. En revanche, d'autres pays, comme l'Espagne, font face à une situation plus grave que celle que connaît la France.

Des instruments existent pour lutter contre la détérioration des conditions de travail. Il faut tout d'abord une prise de conscience de l'ensemble des acteurs. La démarche de « benchmarking » peut ensuite permettre d'identifier les leviers d'action publique mobilisables. La France a déjà mis en place un certain nombre d'outils, comme les plans Santé au travail. Il est indispensable de poursuivre sur cette voie et d'envisager d'autres formes d'intervention publique. S'agissant des inspecteurs du travail par exemple, on constate une certaine méfiance de la part des entreprises vis-à-vis de ces professionnels chargés de sanctionner les pratiques abusives. Mais les inspecteurs du travail ont aussi une mission de conseil auprès des employeurs qu'il convient de valoriser pour rétablir la confiance. Pourquoi ne pas envisager de scinder le corps des inspecteurs en deux entités, l'une chargée de conseiller, l'autre de sanctionner ? Les inspecteurs du travail pourraient également être davantage spécialisés, comme en Grande-Bretagne, où trois mille inspecteurs du travail sont chargés des questions d'hygiène et de sécurité.

Le fonctionnement de la branche accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP) n'est pas satisfaisant du fait notamment de son caractère peu incitatif à la prévention. Certes, les grandes entreprises paient des cotisations indexées sur le coût réel des sinistres qu'elles occasionnent mais, en réaction, elles sous-traitent à des petites et moyennes entreprises leurs activités les plus dangereuses. Or, le coût des accidents du travail et des maladies professionnelles est mutualisé en ce qui concerne les petites entreprises.

Les entreprises ont aussi tendance à multiplier les recours contentieux pour éviter de payer. Le dispositif français devrait être rendu plus incitatif, en promouvant par exemple la conclusion de « contrats de prévention » conditionnant la baisse des cotisations à une démarche active de la part des entreprises en matière de santé et de sécurité au travail.

Par ailleurs, la France se caractérise par une certaine défaillance des partenaires sociaux au sujet des conditions de travail. Les syndicats ne disposent pas de capacités d'expertise suffisantes pour s'investir véritablement dans cette problématique et le patronat n'a pas de position unanime. Il faut une situation exceptionnelle, comme celle de France Telecom, pour que les choses bougent et que la souffrance au travail devienne un objet de débat public.

Jean-Pierre Godefroy , président, a demandé si la médecine du travail nécessite d'être réformée.

Philippe Askenazy a estimé qu'avant de poser la question de la médecine du travail, il faut s'interroger sur la médecine de ville. En effet, lorsqu'un salarié souffre au travail, il va plutôt s'adresser à son médecin traitant qu'au médecin du travail. Or, les médecins de ville ne détectent que très rarement le lien entre une pathologie et les conditions de travail. Il faudrait donc les sensibiliser davantage, au cours de la formation initiale et de la formation permanente, aux questions de santé au travail, voire les inciter financièrement à s'investir dans ce sujet. Quant aux médecins du travail, il est vrai que le lien de confiance avec les salariés n'est pas vraiment établi. Certains craignent - en particulier les travailleurs peu qualifiés - que le médecin les déclare inaptes au travail, ce qui peut conduire au licenciement.

Sylvie Desmarescaux a souhaité modérer ce constat. Leur proximité avec le terrain permet aux médecins du travail de jouer un rôle majeur pour détecter les problèmes de souffrance au travail, par exemple les cas de harcèlement moral. N'y-a-t-il pas non plus un problème lié au statut du médecin du travail ? Comme l'a montré la mission d'information sur l'amiante, ceux d'entre eux qui sont salariés de l'entreprise n'ont pas la même marge de manoeuvre que ceux qui ne le sont pas. Par ailleurs, pourquoi la question des suicides et des conditions de travail suscite-t-elle aujourd'hui autant de réactions alors que cette réalité n'est pas nouvelle ? Dans le Nord-Pas-de-Calais, les cas de pénibilité au travail étaient très nombreux à l'époque industrielle.

Philippe Askenazy est convenu que les médecins du travail peuvent être un recours important lorsqu'il s'agit de mettre au jour un problème collectif au sein d'une entreprise. Il est vrai que le statut de médecin du travail salarié est problématique car il maintient un lien de subordination. S'agissant des métiers pénibles, ceux-ci ont toujours existé. Mais l'amélioration des conditions de travail pendant les Trente Glorieuses a entretenu l'espoir qu'ils allaient disparaître. Or, si certains se sont bel et bien éteints, d'autres ont fait leur apparition. Le tri manuel des ordures ménagères est, par exemple, une activité très éprouvante.

Annie Jarraud-Vergnolle a fait remarquer que la prise de conscience collective sur la souffrance au travail est récente, mais que le problème se posait déjà dans les années quatre-vingt, comme le montrent les travaux réalisés à l'époque sur le « burn-out » dans le milieu sanitaire et médico-social. Comment les parlementaires pourraient-ils inciter les entreprises, qui ont tendance à se séparer de leurs salariés usés physiquement ou moralement, à les garder et à leur proposer d'autres postes ? Les Etats-Unis ont apparemment une longueur d'avance dans ce domaine : est-ce dû au fait que leur système est plus responsabilisant pour les entreprises ?

Philippe Askenazy a répondu que l'incitation financière mise en place dans ce pays au profit des employeurs qui jouent le jeu de la santé au travail porte ses fruits. Mais la contrainte financière n'est pas le seul outil mobilisé : les Etats-Unis attachent beaucoup d'importance à la question de la formation des managers. Au cours de leurs études, ils ont la possibilité de se spécialiser en « labor relations », c'est-à-dire de s'investir dans la problématique des relations sociales au sein des entreprises. En France, les élites managériales ne reçoivent pratiquement aucun enseignement sur la santé au travail. L'Etat a assurément un rôle à jouer pour parfaire la formation des managers. En revanche, sanctionner les entreprises qui se séparent de leurs salariés devenus inaptes aurait vraisemblablement un effet pervers : celui de licencier les personnes concernées avant la déclaration d'inaptitude. En tout état de cause, il est indispensable de sensibiliser tous les acteurs à cette question de la santé au travail, de donner les moyens aux partenaires sociaux de s'investir dans ce sujet et de repenser la formation des managers.

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